Avignon, ville-festival

© Charly André Guibaud

 

Chargée de collecter les archives des spectacles du Festival Off pour la BnF, correspondante de presse pour La Provence, agente de billetterie puis assistante administrative au Festival, mais aussi petite main bénévole aidant les ami·es artistes à afficher ou à tracter… C’est peu dire que je me suis approprié ce lieu de spectacles démesuré qu’est Avignon. En juillet 2023, c’est pourtant dans une toute nouvelle posture que j’ai arpenté les lieux : celle d’une jeune chercheuse réalisant son premier travail de terrain. En effet, doctorante en études théâtrales, j’ai choisi le Festival Off d’Avignon comme espace de construction de mon corpus dans le cadre d’une thèse consacrée aux récits d’exil dans le théâtre jeune public.

Ce changement de point de vue m’a amenée à me poser de nouvelles questions sur ce lieu que je pensais connaître par cœur, et notamment celle-ci : qu’est-ce qui fait d’Avignon, et plus particulièrement du Festival Off, un lieu de théâtre ? Peut-on seulement parler de la ville comme d’un lieu de spectacles parmi d’autres, malgré son échelle particulière ? Si un lieu de spectacles se définit d’abord par le type d’événements qui s’y déroule, à savoir du théâtre ou toute autre forme d’art vivant, il me semble que cette première définition doit être complétée par une deuxième : un lieu de spectacles est un lieu où se réunit un public. Un public composé d’individus, qui viennent tous et toutes assister à une même représentation d’un même spectacle, au même moment, et qui partagent ensemble un certain nombre d’activités autour de cette représentation : s’y rendre, par des moyens divers, se restaurer en amont du spectacle sur le lieu, et quand ils et elles ont de la chance, rencontrer les artistes. Qu’en est-il d’Avignon en juillet ? Peut-on considérer que la ville, dont le Festival (In d’abord, mais surtout Off aujourd’hui) est si important qu’on le désigne parfois par le seul nom de celle-ci[1], est un lieu de théâtre comme les autres ? Comment la rencontre s’y fait-elle entre l’art vivant et ses publics ? De quelles manières les échanges, économiques, culturels, mais aussi patrimoniaux, se concrétisent-ils dans le Festival Off ? Dans cet article, je propose de pousser les portes d’Avignon, ville-festival, et de découvrir ce qui fait d’elle un lieu de théâtre unique. Nous passerons par la billetterie pour en interroger l’histoire et le fonctionnement économique, par les espaces d’accueil pour comprendre comment le public s’approprie le lieu, par les salles de spectacles où se multiplient les représentations, par les coulisses pour échanger avec les artistes qui font vivre l’événement, et enfin par les bureaux pour étudier la mémoire du Off.

Je me concentrerai ici sur le Festival Off d’Avignon, mettant volontairement de côté son illustre grand frère. Si le Festival Off constitue le cadre de mon corpus de thèse, il a fait jusqu’à présent l’objet de peu d’études en comparaison avec celui que l’on dit « In »[2]. Pourtant, il me semble ici avoir bien plus à nous raconter sur la manière dont en s’emparant de la ville, il parvient à la transformer en lieu de théâtre. Le Off, en effet, est partout dans Avignon, dans l’espace public des rues et des places, comme dans l’espace privé des cours et jardins, et bien sûr dans un grand nombre de salles plus ou moins transformées en théâtres.

 


Avignon, ville-festival

Rues et affiches

 

 

Hall d’entrée et billetterie :
un premier contact historique et économique

 

Le 6 juillet 2023, à hauteur de la Place des Carmes, j’assiste à la parade d’ouverture de la 57e édition du Festival Off d’Avignon. À côté de moi, je capte dans le bruit de la foule cette remarque d’une femme à son mari : « Tu te rends compte qu’à l’origine, c’est André qui a lancé ça ! » Impossible de savoir si elle a connu personnellement André Benedetto, ou si cette familiarité est symbolique de la relation intime que peuvent nouer les acteur·rices du Off et leurs publics, une relation forte et durable. Mais en effet, c’est bien André Benedetto qui a, d’une certaine manière, « lancé » le Festival Off il y a cinquante-sept ans de cela.

En réalité, en 1966, André Benedetto, qui dirige alors le Théâtre des Carmes sur la place du même nom, théâtre qui ne prend pas part au Festival créé par Jean Vilar depuis près de vingt ans, décide d’ouvrir sa salle en parallèle du Festival, d’y proposer une programmation indépendante. L’année suivante, en 1967, ce sont sept lieux qui programment du théâtre dans la ville pendant la période du Festival, sans être rattachés à celui-ci[3]. Le Off, qui ne porte pas encore ce nom (et n’est même pas encore considéré comme un festival, mais plutôt un mouvement « hors festival » selon l’expression de Jean Vilar[4]), est né d’une volonté de s’affranchir de l’institution, une naissance dans les marges du Festival d’Avignon et un épanouissement nourri par les événements de 1968. Cette année-là, Gérard Gelas, dont la compagnie du Chêne Noir est encore inconnue du public, entend jouer sa création La Paillasse aux seins nus, un texte dans l’air du temps mais pas du goût des autorités, qui en font interdire les représentations. Le Off prend son essor dans la contestation soulevée par cette censure, et devient une figure de l’indépendance politique du théâtre qui passionne les foules et inquiète les Avignonnais·es, moins convaincu·es par ce qui leur semble surtout être un rassemblement de hippies[5].

Cette image d’événement anarchiste et amateur collera longtemps à la peau du Off. On lui reproche de rendre la ville insalubre, en l’envahissant d’affiches et de tracts, et de mal accueillir son public (qui doit supporter la chaleur et l’inconfort de salles improvisées) comme ses artistes (qui font face à de médiocres conditions techniques). Vingt ans après sa création, le Off pâtit encore de cette image déplorable, comme l’attestent les rares études et synthèses menées par ses acteur·rices : l’enquête « Off 1980 », réalisée par Dominique Darzacq, alors directrice du bureau du Off, pour le compte du Festival d’Avignon et du ministère de la Culture en 1980[6], comme l’ouvrage Festival Off Avignon du directeur d’Avignon-Public-Off Alain Léonard et du directeur du Théâtre du Chien qui fume Gérard Vantaggioli en 1989, font état de ces critiques féroces et durables[7]. Mais Dominique Darzacq souligne un élément qui deviendra, au fil des ans, l’essence du Festival Off : la rencontre avec les programmateur·rices et la presse est l’un des motifs principaux de venue à Avignon pour les compagnies. Dans les années 1980, le Off est encore anarchiste, rejetant le modèle institutionnel du In, et pourtant déjà mercantile, et c’est sur ce paradoxe que se fonde son identité[8]. Mais si cette image anarchiste perdure, il doit dans les faits y renoncer dans son modèle. Le manque de clarté de l’organisation fait fuir le public, et l’engouement semble s’essouffler malgré le soutien du Festival et de son directeur Paul Puaux, qui met en place un bureau du Off (controversé, là encore, en raison de la proximité qu’il impose avec le théâtre institutionnel). En 1982, Alain Léonard prend donc l’initiative de créer Avignon-Public-Off, la première association de gestion de l’événement. Enfin, celle-ci sera centralisée, offrant un interlocuteur unique aux compagnies comme aux publics, qui dès 1984 pourront bénéficier d’un programme papier complet pour s’y retrouver.

Quant au nom de l’événement, aucune source ne témoigne avec certitude de son apparition. La légende veut qu’il soit né en hommage au Off de Broadway à New York, suite à la venue de The Mama Company Off Broadway à Avignon en 1972[9]. Mais dans un entretien qu’elle a accordé à Pia Molinard, Melly Puaux, qui était la secrétaire officielle du Festival à cette période, assure que le terme aurait d’abord été employé dans la presse, dès la fin des années 1960[10]. Anne-Marie Green en note également la présence dans une synthèse produite par le Festival en 1971[11]. Son usage semble donc avoir été d’abord oral et informel, avant de se généraliser avec le développement de l’événement. La création d’Avignon-Public-Off en 1982 entérine le nom de manière définitive.

Aujourd’hui, le Off affiche un tout autre visage. Bien loin des ambitions anarchistes de ses parents de théâtre, le Off est une institution pour ses publics, et un véritable marché pour ses artistes. Tout en conservant une apparente indépendance, il a pris sa place dans un système dont il est devenu un élément central.

Depuis une trentaine d’années, petit à petit, dans la mesure où le Festival lui-même a évolué sur le plan financier, on a vu toutes les dérives, l’enrichissement de certains, les lieux d’Avignon gagner de l’argent, d’une manière indécente, en exploitant les troupes qui viennent. Aussi bien le Festival officiel que le Off sont, aujourd’hui, des reflets d’un état de société, à la fois idéologique et économique[12].

Ce constat fait par Melly Puaux il y a plus de dix ans est encore valable aujourd’hui. Mais ce serait être de mauvaise foi que de réduire le Festival Off à ses aspects financiers. Pour les artistes comme pour les publics, il est avant tout une opportunité unique de se rencontrer.

 

Espaces d’accueil : habiter le lieu

 

Le Village du Off, qu’Avignon Festival & Compagnies installe depuis 2010 dans la cour d’une école de l’intra-muros avignonnais, offre aux spectateur·rices, entre autres services, un espace qui rappelle ceux d’un lieu de théâtre « classique », avec sa buvette, ses toilettes, et la possibilité de s’installer à une table ou sur un banc pour se reposer avant (ou après) un spectacle. Mais il serait bien réducteur de considérer le Village du Off comme l’unique espace d’accueil du Festival. Parce qu’Avignon est une ville avant d’être un lieu de théâtre, les spectateur·rices peuvent y jouir de toutes les propositions d’un espace urbain dense et développé.

Restaurants, parcs, boutiques… : l’accueil offert par Avignon est une expérience complète et plurielle. Pour le ou la spectateur·ice qui parcourt ses rues, chaque espace ou presque est susceptible de devenir espace d’accueil, c’est-à-dire un endroit où attendre le prochain spectacle tout en ayant à sa disposition commodités et informations. Aucun théâtre n’accueille jamais autant de monde que la foule qui se presse entre les murs d’Avignon au point de tenter de les repousser. La foule danse le long des immeubles, les discussions sont précipitées, bousculées, bouleversées. Avignon, c’est déjà ça, 300 000 personnes dans moins de 2 km², la foule, la cohue au pas tranquille malgré un programme chargé, la bousculade chaleureuse, et pour donner un dernier chiffre, plus de 40 millions d’euros de retombées économiques pour le territoire, une somme colossale à laquelle participent justement tous les lieux de la ville que le public investit à la manière d’un espace d’accueil[13].

Et parce qu’Avignon est un lieu de théâtre qui, pendant trois semaines, ne ferme jamais, il faut aussi trouver dans ses espaces d’accueil un lieu où se reposer, où dormir. Les tarifs des locations saisonnières, et plus encore ceux des logements mis en location par des particuliers, sont exorbitants : l’association Avignon Festival & Compagnies le souligne chaque année lors de sa conférence de presse, et le déplore. Mais on touche là à l’une des spécificités d’Avignon en tant que lieu de théâtre : le lieu n’a pas de pouvoir sur ses lieux, pas de pouvoir sur la qualité de l’accueil dont le public peut bénéficier. Ce n’est pourtant pas faute de tenter de mettre en place des initiatives, comme le prolongement en soirée de la circulation des transports en commun, qui sera testé en juillet 2024 pour tenter de désengorger le centre-ville et d’inciter publics et compagnies à s’en éloigner pour se reposer[14]. Le fait est que pour beaucoup d’entre eux·elles, être au cœur de la ville fait pleinement partie de l’expérience du lieu et de l’événement. Vivre à Avignon, ou y loger pour la durée du Festival, c’est habiter directement dans le lieu de théâtre, et ne jamais pouvoir le quitter. C’est dormir au théâtre, non pour une nuit exceptionnelle mais pendant plusieurs semaines. C’est manger au théâtre, et on cherche une place parmi les terrasses bondées comme parmi les tables du café trop petit d’un lieu permanent. C’est une expérience du lieu radicalement différente, et par là parfois assez épuisante, mais à laquelle les festivalier·ères semblent particulièrement attaché·es.

 

Salle(s) de spectacle(s) : découvrir et débattre

 

L’une des particularités du lieu avignonnais est évidemment sa déclinaison en une multitude de lieux, plus d’une centaine depuis des dizaines d’années. Dans son mémoire de recherche, Kévin Bernard a pu mettre en avant leur augmentation très rapide[15]. En 2023, 141 lieux au sein d’Avignon ou de son agglomération accueillaient des spectacles. Même les théâtres permanents qui disposent de plusieurs salles ne peuvent approcher ce nombre, qui reste une spécificité d’Avignon dans le paysage festivalier. C’est en effet le fonctionnement économique propre à Avignon qui permet cette multiplication : n’importe quel lieu de la ville peut devenir un théâtre, moyennant l’installation d’une scène et d’un gradin, et l’association Avignon Festival & Compagnies coordonne l’ensemble sans intervenir dans la gestion des salles. Le Off est un équivalent festivalier du fonctionnement des théâtres privés parisiens, à cette différence près que les théâtres sont réunis dans une organisation collective et que chacun d’eux devient en quelque sorte une salle au sein d’un même gigantesque lieu.

Le ou la spectateur·rice agguerri·e et possédant une bonne connaissance des lieux pourra sans mal se diriger vers une salle plutôt qu’une autre, en fonction de ses goûts, certaines se spécialisant en effet dans un art ou un registre : la danse aux Hivernales et au Golovine, l’humour au Paris et au Palace, la création jeune public au Totem… D’autres salles fonctionnent comme les annexes de grands théâtres privés parisiens : la Scala, le 11 (Théâtre de Belleville) ou encore les Béliers sont autant d’espaces d’une décentralisation temporaire de l’activité théâtrale, dont la programmation est similaire à celle de leur tutelle parisienne. Mais le foisonnement des propositions, parfois très hétéroclites au sein d’un même lieu, permet surtout aux spectateur·rices de se laisser porter, de tract en bouche-à-oreille en recommandation, pour découvrir non seulement des spectacles, mais des événements, des concerts, des rencontres, des débats. L’une des grandes particularités d’Avignon en tant que lieu de théâtre est peut-être cet accueil simultané de toutes les activités : représentations, conférences, rencontres, certaines s’adressant prioritairement à un public professionnel, voire universitaire, d’autres, aux amateur·rices d’art vivant. Le lieu n’existe que pendant trois semaines, et doit condenser dans cette parenthèse estivale une programmation plus dense que celle d’un lieu permanent. Il faut apprendre à partager l’espace, faire des compromis, renoncer à certaines habitudes, pour que la cohabitation se déroule au mieux.

À titre d’exemple, j’ai assisté à l’été 2023 à l’Université d’été des théâtres d’Afrique et d’outre-mer en Avignon[16], accueillie par la Chapelle du Verbe incarné. Une université temporaire et délocalisée, qui pose la question du partage des lieux dans cette ville-festival. Les rencontres scientifiques sont habituellement des moments qui se prolongent, qui débordent de leur cadre temporel mais parfois aussi spatial. À Avignon-sur-scène, on nous donne une consigne claire : il faudra avoir vidé la salle, le théâtre, avant midi, pour que les artistes qui se produisent dès la mi-journée puissent réinvestir le lieu. Dans la ville-festival, le partage de l’espace est la condition obligatoire au bon déroulement des événements. Pour le public, c’est une occasion unique d’enrichir son expérience, au-delà d’une représentation : si les bords plateaux ne sont pas les bienvenus, car incompatibles avec le temps toujours pressé du fait de l’enchaînement des spectacles, la multiplicité des lieux permet de les déplacer ailleurs, à un autre moment, et de proposer de longues rencontres plutôt que quelques minutes d’échange. Finalement, la salle de spectacle avignonnaise est susceptible à tout moment de déborder de son espace et de se reconstituer ailleurs dans le lieu, et en particulier dans la rue, espace privilégié des parades promotionnelles mais aussi des rencontres fortuites entre artistes et publics.

 


Avignon, ville-festival

Parade et tractage

 

En coulisses : le lieu vu par les artistes

 

Cette cohabitation inédite entre tous les acteur·rices du spectacle vivant offre à chacun et chacune, et en particulier aux compagnies, des opportunités que l’on ne trouve guère ailleurs. Pour certaines, « faire Avignon » semble presque indispensable.

Pia Molinard : Est-ce que le Off était un passage déterminant, un tremplin pour une troupe ?

Melly Puaux : Ce sont les troupes du Off elles-mêmes qui l’ont considéré comme cela. Et elles n’ont pas eu tort. En effet, certaines troupes ont fait leurs classes à Avignon. […] Cela ne s’est toutefois pas fait d’une manière concertée. À l’époque, c’était vraiment spontané. Mais des gens sont véritablement nés de leur expérience du Off. Avignon, c’était un lieu « oasis » pendant toutes ces années. Tout le monde avait une parole démocratique. Cela a été extraordinaire, un éden qui s’est, quand même, perdu depuis[17].

La vision du Festival Off comme d’un tremplin pour les compagnies est aussi ancienne que durable. Ce n’est pourtant pas le Festival Off qui se présente comme cela, comme le souligne Melly Puaux : ce point de vue est d’abord celui des compagnies, mais également du public, attaché à découvrir à Avignon de nouvelles créations. Et celles-ci représentent en effet une bonne part de la programmation : en 2023, sur les 1491 spectacles présentés, 466 soit près du tiers étaient créés à l’occasion de leur passage à Avignon, et 370 autres y étaient joués pour la première fois, bien souvent après avoir été créés au cours de la saison passée[18]. Pour les compagnies qui les présentent, l’enjeu est de taille : la première raison de leur venue à Avignon est l’espoir de vendre le spectacle pour les saisons à venir, et ainsi permettre de le faire tourner. Mais si c’est un espoir, c’est aussi une pression très forte qui repose sur leurs épaules.

Ma rencontre avec de nombreuses compagnies dans le cadre de mon terrain de recherche au Off en juillet 2023 m’a permis de saisir les nuances et les contradictions dans le regard que les artistes posent sur le lieu avignonnais. La présence de programmateur·rices dans la salle est généralement présentée comme une priorité, souvent considérée comme plus importante que celle du public général, au contraire de représentations à l’année dans des lieux permanents. En effet, pour accéder à ces derniers dans le cadre d’une tournée, les compagnies doivent parvenir à faire venir les programmateur·rices à Avignon, et donc se démarquer parmi les centaines de propositions. Mais le public général n’est pas à négliger non plus, car c’est sa présence en nombre qui permettra à la compagnie de rentrer dans ses frais, ou du moins, comme c’est fréquemment le cas, de ne pas enregistrer de trop grosses pertes financières à l’issue du festival. Elles sont nombreuses à souligner ce paradoxe : le Off est un gouffre dans lequel elles sont obligées de plonger pour espérer en sortir par la suite[19]. Cela est particulièrement vrai pour les plus jeunes compagnies, encore peu reconnues. Le Off est pour elles une vitrine dans laquelle il faut se faire remarquer. Certaines d’entre elles y cherchent non seulement à vendre leur spectacle, mais également à trouver un·e éditeur·rice pour leur texte afin de valoriser et de faire connaître leur travail. Plusieurs des compagnies que j’ai rencontrées portaient cet espoir en plus du reste[20]. Les plus petites, comme la compagnie Mothers In Trouble ou la compagnie Cinetheact[21], ne pouvaient qu’en formuler le souhait, tandis que d’autres, jouissant déjà d’une meilleure reconnaissance, comme la compagnie Fabrik Théâtre, avaient eu la chance de croiser dans leur public les représentant·es d’une maison d’édition. Tout autant que les tournées, c’est un travail au long cours pour les compagnies : si Carnets de galère d’Aïat Fayez est à présent dans le répertoire représenté par L’Arche, Paquita ! de Pierre Delaup et Saudade ici et là-bas d’Isabel Reibero ont pu trouver quelques dates de tournée mais aucun·e éditeur·rice.

On comprend à travers ces quelques exemples l’importance pour les compagnies de se rendre visibles durant le Off. C’est peut-être sur ce point qu’Avignon s’éloigne le plus d’un lieu de théâtre habituel. Ici, ce n’est pas le lieu qui paie une compagnie pour présenter son spectacle à ses publics, mais les compagnies qui paient le lieu pour pouvoir y jouer : la location d’une salle est onéreuse, et il faut payer également pour figurer dans le programme. Dans ce fonctionnement inversé, les compagnies déplorent parfois un manque de clarté ou d’accompagnement. Ainsi, à titre d’exemple, le collectif de l’Autre moitié, dont le spectacle Loin de Garbo est destiné aux enfants à partir de six ans, m’a confié son regret de ne pas avoir choisi le bon label dans le programme[22]. Par crainte de ne pas attirer les programmateur·rices, le choix a été fait de ne pas utiliser le label jeune public proposé par Avignon Festival & Compagnies. La conséquence de ce choix est directement visible dans la salle : très peu d’enfants sont présent·es parmi le public. En marge de nos entretiens, d’autres artistes m’ont fait part d’une fatigue typiquement avignonnaise : malgré le développement d’actions qui leur sont destinées par Avignon Festival & Compagnies, la réussite de leur passage au Off reste un poids sur leurs épaules. Communication, rencontres, montage et démontage du spectacle… : à Avignon, les compagnies sont seules à faire vivre leur spectacle, et le lieu se résume pour elles à un double espace d’accueil, celui de la salle dans laquelle, pour la plupart, elles louent un créneau quotidien, et celui de la ville où elles évoluent au contact direct des publics.

 

Dans les bureaux : conserver la mémoire du Off

 

Dans tout théâtre, il y a des portes que le public ne pousse pas, derrière lesquelles se trouvent les espaces nécessaires à la vie du lieu : administration, programmation, communication, autant de services essentiels qui existent aussi au Festival Off, centralisés par l’association gestionnaire Avignon Festival & Compagnies. Mais l’un de ces services occupe une place privilégiée dans le fonctionnement du Festival : la conservation. Si un théâtre possède ses propres archives, à Avignon, leur collecte est une affaire d’État. Elle est en effet réalisée, depuis de nombreuses années, par une antenne du département Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France installée au deuxième étage de la Maison Jean Vilar, lieu de mémoire du Festival et du Off tenu conjointement par l’Association Jean Vilar et la BnF, avec le soutien de la ville d’Avignon.

Sur son site internet, la Bibliothèque nationale de France précise ainsi les missions de son antenne locale :

Rattachée au département des Arts du spectacle, l’antenne avignonnaise de la BnF a pour mission de collecter, conserver et valoriser la mémoire du Festival d’Avignon, du OFF, des Hivernales et des lieux de spectacles en Avignon : archives, programmes, dossiers de presse, affiches, photographies, vidéos[23].

En ce qui concerne spécifiquement la mémoire du Off, la Bibliothèque conserve des archives qui remontent jusqu’en 1966, année des prémices de l’événement, parmi lesquelles notamment plus de 10 000 affiches de spectacles joués à Avignon. Une impressionnante galerie de souvenirs qui nécessite un travail de collecte assidu. Ainsi, chaque année, le ou la spectateur·rice attentif·ve à sa lecture du programme du Off pourra y repérer, dans l’édition papier, une page annonçant la collecte de la mémoire du Festival par la Bibliothèque. Si elle invite les spectateur·rices à prolonger leur expérience festivalière par la découverte de ces archives, cette information est au moins autant à destination des compagnies que du public : elle leur signale l’existence de ces archives, au sein desquelles elles sont invitées à venir déposer un exemplaire de chacun de leurs documents de communication. Chaque année, pendant toute la durée du Festival et avec l’aide précieuse de ses stagiaires et saisonnier·ères, la Bibliothèque collecte cette documentation. Si certaines compagnies, d’année en année, ont pris le réflexe de s’y rendre directement, c’est bien plus souvent la Bibliothèque qui va à leur rencontre, directement au sein des théâtres. La première étape de la conservation de la mémoire du Off est encore aujourd’hui la sensibilisation des professionnel·les à l’existence de cette mémoire, et l’importance de leur participation. Par la suite, les bibliothécaires œuvrent à intégrer ces dépôts dans les collections de la Bibliothèque, pour les mettre à la disposition de la recherche tout autant que du grand public. Une partie de cette collecte se fait d’ailleurs sous les yeux du public festivalier, invité à consulter chaque jour la revue de presse du Off dans la salle de lecture de la Bibliothèque[24]. À travers les documents déposés, c’est une histoire du Off qui se dessine au fil du temps.

 


Avignon, ville-festival

Recherche et conservation

 

 

***

 

Ce parcours dans la ville-festival, que Joël Rumello qualifie également de « ville-théâtre »[25], nous a permis de constater les points communs qu’Avignon en juillet partage avec les lieux de théâtre tels que nous les connaissons habituellement. Du fait de la démesure qui touche tant le nombre de spectateur·rices qui s’y rendent que celui des spectacles proposés et des lieux qui les accueillent[26], Avignon en tant que ville-théâtre possède toutefois une unicité que traduit la formule fréquemment employée par les compagnies venues y jouer : « faire Avignon »[27].

Par son fonctionnement économique spécifique, le Off constitue autant une prise de risque qu’une vitrine pour les compagnies qui y participent : rentrer dans ses frais est un soulagement pour la plupart d’entre elles et leurs bénéfices seront comptés non en recettes engrangées, mais en promesses d’achat de leur spectacle. Du côté des publics, le lieu de théâtre qu’est Avignon présente également de nombreuses particularités. S’il fournit une occasion exceptionnelle de découvrir un panorama du spectacle vivant contemporain, les festivalier·ères, tout comme les compagnies, doivent trouver à se loger et se restaurer dans un lieu où les offres sont nombreuses mais onéreuses, et parvenir à se déplacer quotidiennement dans la foule et la chaleur. Enfin, les rencontres entre artistes et spectateur·rices doivent se réinventer pour s’adapter à l’effervescence festivalière. Exit les bords plateaux qui donnent du temps au débat et aux échanges d’idées, les rencontres sont ici soit formellement organisées hors des créneaux de représentation, soit fortuites et rapides, mais aussi plus interpersonnelles, à l’occasion du tractage dans les rues de la ville ou du hasard qui fait se retrouver les comédien·nes et leur public à la terrasse d’un café.

Avignon est donc bien un lieu de théâtre, mais un lieu éphémère, qui disparaît à la fin du mois de juillet en même temps que les compagnies et les publics qui l’ont fait vivre. Sa renaissance à l’été suivant dépendra de leur retour. Pour les unes et les autres, en tous cas, Avignon est indissociablement un lieu d’expérience et de mise à l’épreuve, et les relations que chacun·e, artiste, spectateur·rice ou chercheur·se, entretient avec la ville-festival sont souvent d’une force rare.

 

Notes

[1] Aure Lecrès, L’Avignon du festival: catalogue de l’exposition présentée du 6 juillet 2016 au 30 juin 2017 aux Archives municipales d’Avignon, Avignon, Archives municipales, 2016.

[2] À titre d’exemple, le mémoire de recherche réalisé par Pia Molinard à l’université d’Avignon en 2014 constitue la première étude historique du Festival Off d’Avignon dans un cadre académique, bien que quelques ouvrages de référence soient parus au cours des premières décennies du Off. Voir Pia Molinard, La Genèse du Off : rejets et récupérations du Festival d’Avignon dans les années 1970, mémoire de recherche, Avignon, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2014.

[3] Kévin Bernard, De la marge au marché : une histoire des lieux du « Off » d’Avignon (1959 – 2003), mémoire de recherche, Avignon, Avignon Université, 2018. Voir aussi le cahier Théâtre/Archives publié par la Société d’Histoire du Théâtre : André Benedetto, la chute des murs. Archives, théâtre, engagements, Revue dHistoire du Théâtre, Cahier Théâtre/Archives n°2, troisième trimestre 2023.

[4] Aure Lecrès, L’Avignon du Festival, op. cit.

[5] Joël Rumello, Réinventer une utopie, le Off d’Avignon, Boulogne-Billancourt, HD, Ateliers Henry Dougier, coll. Le changement est dans l’R !, 2016.

[6] Dominique Darzacq, « Off 1980 », Paris, Ministère de la Culture, 1981.

[7] Pia Molinard, La Genèse du Off, op. cit.

[8] Alain Léonard et Gérard Vantaggioli, Festival Off Avignon, Paris, Éditions des quatre-vents, coll. Théâtre, 1989.

[9] Emmanuelle Loyer et Antoine De Baecque, Histoire du Festival d’Avignon, Nouvelle éd. revue et augmentée, Paris, Gallimard, 2016.

[10] Pia Molinard, La Genèse du Off, op. cit., p. 210.

[11] Anne-Marie Green, Le Festival d’Avignon off vingt ans après, La Garenne-Colombes, Éditions de l’Espace européen, coll. Méthodes & faits sociaux, 1991, p. 21.

[12] Melly Puaux, entretien avec Pia Molinard le 9 décembre 2013, retranscrit dans Pia Molinard, La Genèse du Off, op. cit., p. 212.

[13] Voir la page « L’histoire du festival » sur le site officiel du Festival Off d’Avignon.

[14] Cette initiative a été officiellement annoncée par les membres du bureau d’Avignon Festival & Compagnies lors de la conférence de presse du 14 mai 2024.

[15] Kévin Bernard, De la marge au marché, op. cit.

[16] Sylvie Chalaye et alii, « Les fantômes de l’éroticolonie sur la scène contemporaine », table-ronde, Université d’été de la Sorbonne Nouvelle, Chapelle du Verbe incarné, 18 juillet 2023.

[17] Melly Puaux, entretien avec Pia Molinard le 9 décembre 2013, retranscrit dans Pia Molinard, La Genèse du Off, op. cit., p. 214.

[18] Ces chiffres sont issus du dossier de presse d’Avignon Festival & Compagnies pour l’édition 2023 du Festival Off.

[19] Entretien avec Marine Llado et Pierre Delaup, respectivement comédienne et metteur en scène du spectacle Paquita ! de la compagnie Mothers In Trouble, présenté à La Factory (Chapelle des Antonins) durant le Festival Off 2023. Entretien réalisé à la Maison Jean Vilar le 19 juillet 2017.

[20] Entretien réalisé avec Christine Letailleur, metteuse en scène du spectacle Carnets de galère, texte d’Aïat Fayez sur commande de la compagnie Fabrik Théâtre, à paraître à L’Arche Éditeur et spectacle présenté au 11•Avignon durant le Festival Off 2023. Entretien réalisé au 11•Avignon le 28 juillet 2023.

[21] La compagnie Cinetheact présentait son spectacle Saudade ici et là-bas, écrit par Isabelle Ribeiro et mis en scène par Alexis Desseaux, au Théâtre des 3 Soleils lors du Festival Off 2023.

[22] Entretien avec les membres du collectif de l’Autre Moitié, comédiens du spectacle Loin de Garbo écrit par Sigrid Baffert et mis en scène par Mélina Prost, présenté à Alya, L’espace durant le Festival Off 2023.

[23] Voir la page « Jean-Vilar » sur le site institutionnel de la BnF.

[24] La revue de presse du Festival Off est ensuite associée à la documentation des compagnies collectée par la Bibliothèque, et consultable sous la côte PFAO au sein de l’antenne de la Maison Jean Vilar.

[25] Joël Rumello, Réinventer une utopie, op. cit., p. 14.

[26] En 2024, malgré une organisation compliquée par les Jeux Olympiques de Paris, ce sont près de 1700 spectacles qui seront joués, un nombre encore en augmentation par rapport à l’année précédente.

[27] Joël Rumello, Réinventer une utopie, op. cit., p. 47.

 

L’autrice

Charly André Guibaud est doctorante au sein du laboratoire ICTT – Identité Culturelle, Textes, Théâtralité d’Avignon Université depuis septembre 2022. Le jeune public ou lectorat et le Festival d’Avignon sont les deux axes autour desquels s’articulent ses travaux. Elle a notamment travaillé, au sein du Centre Norbert Elias, sur la présence du cinéma au Festival d’Avignon. Elle a également réalisé deux mémoires de recherche sur la patrimonialisation de la littérature de jeunesse, à travers son exposition en bibliothèque d’une part et ses adaptations au théâtre d’autre part. Sa thèse en cours lui permet de réunir ces deux axes car elle porte sur les récits d’immigration et d’exil dans le théâtre jeunesse, avec un corpus constitué dans la programmation du Festival Off d’Avignon.

 

Pour citer ce document

Charly André Guibaud, « Avignon, ville-festival », thaêtre [en ligne], mis en ligne le 3 décembre 2024. URL : https://www.thaetre.com/2024/12/03/avignon-ville-festival/ ‎

 

 

À télécharger

Avignon, la ville-festival

 

 

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