Duke Ellington, « In a Sentimental Mood »
Album Piano reflections, 1953
La ballade de Duke Ellington « In a Sentimental Mood », composée en 1935, est devenue assez rapidement l’un des standards de jazz les plus joués au monde. Pourquoi ce succès planétaire ? Peut-être à cause de la conjonction magique de ces deux mots, « sentimental », qui nous prédispose au sentiment, à la sensibilité et même à une forme de nostalgie, auquel répond le mot rêveur de « mood », l’humeur. « In a Sentimental Mood » semble résumer ce que crée en nous un certain pan de la musique de jazz vocal des années 1930 à 1960, inspirée du « jazz cool » : elle nous met d’humeur sentimentale, nous prépare à accueillir une certaine fragilité sensible…
En 1962, dans sa virulente Introduction à la sociologie de la musique, Theodor Adorno qualifiera pourtant le jazz d’« autohypnose de masse », « a get together art for regular fellows » (« un art de la réunion pour gens ordinaires »), selon une formule du critique musical Winhtrop Sargeant[1], et le philosophe placera ce genre musical sur le même plan que l’intégralité de la musique « pop » de son époque, avec la comédie musicale en tête, qui reprend souvent les codes du jazz pour ses titres-phares. Ce jazz sentimental propre à bercer l’auditeur·rice y est vu comme un mensonge dangereux, une façon d’annihiler les individus, de créer des masses faciles à dominer en leur donnant l’illusion d’un moment de communion avec eux-mêmes et avec les autres – les regular fellows – alors qu’il utilise des outils très conscients de programmation du désir, très identifiables et sans aucun rapport avec un sentiment authentique. Adorno compare ce schéma à celui de la publicité ou de la fascination pour les stars de cinéma : « socialement parlant, soit les succès canalisent les sentiments, et par là les reconnaissent, soit ils comblent par procuration le désir d’en avoir. »[2] Dans cette « positivité primitive », la musique agit comme une « langue sans concepts », mais qui possède quand même une efficacité sur les masses – elle « crée ainsi l’illusion d’immédiateté dans un monde complètement médiat, de proximité entre des étrangers », et par là devient « le réconfort anonyme de la communauté solitaire »[3].
Le danger semble alors d’autant plus grand que le moment de la performance est lui-même dilué : la révolution industrielle et l’essor de l’industrie du disque ont amené une nouvelle donnée dans le champ de la réception de la musique. Il est dorénavant possible de se mettre « in a sentimental mood » à peu près partout, tout le temps, dès lors qu’on possède un pick-up pour faire tourner un disque. Art du temps, la musique est alors également soumise à la contrainte de l’espace : elle vient apporter son temps toujours similaire, reproductible à l’infini, son mood inaltérable, dans des espaces qui n’ont plus rien à voir avec l’espace de production de la performance, et des frottements plus ou moins douloureux peuvent se produire. Comme de nombreux dramaturges contemporains, Jim Cartwright se saisit de cet objet omniprésent de la modernité pour explorer nos façons de sentir, d’aimer, de nous exprimer : le standard de radio, la chanson à succès, les « evergreens »[4] fixent nos sentimentalités presque malgré nous. Ce dramaturge, né en 1958 dans le Lancashire, situe toujours son écriture dans un contexte social plutôt défavorisé, dans de petites villes du nord de l’Angleterre où le chômage et la misère bloquent les visions d’avenir.
Dans la plupart de ses textes – Road, The Rise and Fall of Little Voice, I licked a slag’s deodorant[5] (J’ai léché le déodorant d’une pute) – Cartwright joue d’une ironie cruelle en accentuant les décalages entre l’univers de ces tubes de jazz vocal et le cadre qui les accueille : en faisant irruption dans un bar miteux, une maison sans amour, la chambre d’une prostituée ou sur le transistor d’un sans-abri, elle révèle d’autant plus par contraste la violence de la situation. Cartwright tire parti de ces décalages entre temps et espace pour faire sa propre « sociologie de la musique » : comment ces tubes de jazz sentimental dialoguent-ils avec la situation, la parole, le lieu où ils surgissent ? Et surtout, comment Cartwright offre-t-il à ses personnages la possibilité de se ressaisir des promesses de ces standards, de leur monde de bonheur parfait et de douce nostalgie, ouvrant la voie à de nouvelles possibilités d’action ?
Pouvoir du jazz et « rétromania »
Jankélévitch écrit dans La Musique et l’ineffable :
La musique nous prépare à de grandes choses qui sont sur le point d’arriver… hélas ! les grandes choses restent éternellement en instance […]. La musique scande et ponctue le travail, mais elle n’est pas elle-même ce travail ; la musique accompagne les cortèges, mais elle n’est pas elle-même ces cortèges […] ; toujours secondaire et symbolique, elle est l’accompagnatrice sans effectivité[6].
Privée même du contexte de sa performance, la musique ne correspond plus à aucune action concrète, elle est simplement juxtaposée sur une situation et ne peut alors que devenir un symbole de l’écart, un objet clinquant posé au mauvais endroit.
Le cas est frappant dans le texte Road, créé en 1986. L’action se situe dans une petite ville ouvrière du nord de l’Angleterre, frappée par la misère et le chômage des années Thatcher. Guidé par le personnage de Scullery qui tient autant du narrateur épique que du personnage du sans-abri alcoolique, le lecteur circule de maison en maison dans ce quartier populaire, où se succèdent des scènes de problèmes familiaux, de tentatives de séduction ratées, de disputes, de rêves brisés.
La pièce s’ouvre avec la diffusion de la chanson « Somewhere over the Rainbow » de Judy Garland, grand succès extrait du film The Wizard of Oz (Le Magicien d’Oz), qui bercera les espoirs de toute une génération, notamment dans cette période d’entre-deux-guerres où l’aspiration au bonheur et à la paix se voyait si puissamment réaffirmée. Elle est ensuite adoptée par les troupes américaines pendant la Seconde Guerre mondiale, et devient le symbole des États-Unis, la terre promise que l’on rêve de retrouver au sortir du conflit. « Quelque part au-delà de l’arc-en-ciel », il y a un autre monde, celui où tout est possible, celui où tout est forcément différent et meilleur qu’ici. Chez Cartwright, on entend la chanson dans le noir et sans commentaire d’un bout à l’autre, et elle précède la première apparition de Scullery sous le panneau « Road » qui indique le nom de la petite ville, éclairé par une allumette nous dit la première didascalie. Ce tube installe dès le début Scullery dans le statut d’un personnage à part, bien sûr à cause de sa marginalité sociale, mais aussi par son contact privilégié avec ces « chansons d’ailleurs », ces chansons de promesse qui semblent nous ouvrir vers une autre vie possible. Elle place aussi l’intrigue générale sous l’égide de cette évasion en puissance, un motif qui court tout au long de la pièce pour exploser à la fin du texte. De manière similaire, l’acte II débute par le même genre de petite scène mystérieuse et muette : on voit Scullery écouter sur sa petite boîte à musique la chanson « When you Wish upon a Star », chanson-phare de la version Disney de Pinocchio. Tout comme « Somewhere over the Rainbow », cette chanson reprise plus tard par de nombreux interprètes deviendra un puissant symbole américain, et ici plus particulièrement un symbole de l’univers Disney : celui du conte de fées et des histoires qui finissent bien, avec son refrain aux paroles envoûtantes qui promet le bonheur aux rêveurs : « when you wish upon a star, your dreams come true » (« quand tu fais un vœu, il se réalise »). Une didascalie nous montre Scullery, qui écoute et danse sur ces paroles entendues dans son transistor, dans Road endormie.
Symboles iconiques de l’espoir, ces deux tubes incarnent presque trop bien le type de la chanson « sentimentale », celle qui nous met dans une disposition favorable à la rêverie d’un ailleurs ; mais écoutées par un sans-abri dans une ville sinistrée, elles semblent de mauvais augure. Scullery en goûte-t-il l’ironie noire ? Sont-elles sa planche de salut pour ne pas abandonner ? Posées en ouverture, et sans explication, elles rendent crûment manifeste la distance entre leur contenu et le lieu où elles surgissent ; mais elles sont aussi le dernier refuge de l’espoir et d’une forme de communauté, même illusoire, car ces chansons sont aussi des lieux de repli – « quelque part au-delà de l’arc-en-ciel », « là où les rêves se réalisent ». Comme le formule Peter Szendy, les tubes ont ici la fonction d’« images sonores d’Epinal » : c’est dans leur banalité même – et ici, dans leur décalage – que réside leur puissance, « celle-là même que les tubes […] nous appellent à penser, selon cette étrange structure qui est la leur, où le cliché, dans sa banalité interchangeable, est néanmoins chaque fois unique pour chacun »[7]. Szendy conclut que « les tubes, en somme, se font les véhicules hymniques d’une intimité inavouable et singulière, tout en étant des marchandises musicales parfaitement communes, absolument équivalentes et indifférentes »[8].
La même ambiguïté se présente de façon encore plus radicale dans le texte I licked a slag’s deodorant. Cette courte pièce se déroule dans une banlieue de Londres, où se côtoient prostituées, maquereaux, dealers et petites gens, pour la plupart soumis à la dépression, à l’alcool et au crack. « L’Homme » s’est d’abord fait avoir par « la Pute » : elle a pris son argent et l’a laissé seul dans la chambre. La détresse morale de cet Homme désespérément seul l’empêche d’en vouloir vraiment à cette femme, lui qui aspirait surtout à un peu de contact humain. Sans savoir pourquoi, il se prend d’une obsession pour le déodorant de la jeune femme, le lèche, et en recouvre ensuite l’intégralité d’un soutien-gorge qu’il plaque sur son visage pour en respirer l’odeur. C’est ainsi que la Pute le retrouve quelques heures plus tard, pleurant sous le soutien-gorge avec le déodorant et les larmes mêlés sur son visage. Alors que son maquereau veut lui casser la figure, elle protège l’Homme et l’installe chez elle. S’ensuit alors une drôle de relation entre ces deux laissés-pour-compte ; progressivement, l’Homme s’installe sous le lit de la Pute, parmi les capotes usagées et les moutons de poussière. L’Homme parle de moins en moins, mais se met à chanter de plus en plus : lorsque la Pute lui donne un coup de coude, il chante pour elle les chansons de Kathy Kirby.
Cette grande star de la chanson des années 1960 est une sorte de Marylin Monroe britannique : pin-up blonde platine, elle interprète des chansons sentimentales accompagnées par un orchestre de jazz, et apparaît beaucoup à la télévision. En 1996, au moment où Cartwright écrit la pièce, Kathy Kirby est déjà un symbole nostalgique, image d’une chute précoce : son succès, de courte durée, se limite presque exclusivement à la période allant des années 1960 à 1970. Jim Cartwright ne précise pas les titres des chansons de Kathy Kirby que fredonne l’Homme, mais les titres de la chanteuse nous renseignent assez clairement sur leur genre : « My Secret Love », « Let me go, Lover ! », « You’re the One », « Don’t Walk Away », et le fameux « I Belong », avec lequel elle obtient la deuxième place derrière France Gall en 1965 au concours de l’Eurovision. Avec cette chanson, Kathy Kirby affirme l’amour absolu, total, celui qui fait qu’on est enfin là où on doit être, « where I belong » ; il s’agit seulement de trouver le bon lieu. Mais il n’est pas anodin que Jim Cartwright ne juge pas nécessaire de préciser les titres ou de citer les paroles de la chanteuse : ici, la référence fonctionne comme un objet en soi, « les chansons de Kathy Kirby », référence immédiate à un monde qui n’est plus – les swinging sixties où le rayonnement économique et culturel du Royaume-Uni était à son comble, et où les enfants du baby boom portaient la promesse de la liberté, de la joie de vivre, de l’amour. En 1996, Thatcher est passée par là, les espoirs de l’après-guerre ne sont plus qu’un mirage lointain.
Dans ce petit coin abandonné du monde que représente le dessous du lit de la Pute, Kathy Kirby est tout ce qui leur reste, tout comme Judy Garland ou Walt Disney pour Scullery : images ironiques promettant un bonheur déplacé, ces chansons semblent prises entre le passé et le futur, dans un temps coincé entre l’espoir et la nostalgie. Au sujet du jazz et de la chanson populaire en général, nous pensons ici au travail de Simon Reynolds sur le phénomène de la « rétromania » qui habite la culture pop. À l’origine de la tendance à la nostalgie présente dans la pop, qu’il nomme la « décennie du re » en référence aux années 1990-2000 (revivals, remakes, réinterprétations, rétrospective, reformations de groupe), Simon Reynolds identifie comme centrale la place de l’enregistrement : cristallisant une chanson sous une forme fixe, il est la base du « rétro ». Pour Reynolds :
l’enregistrement phonographique est, en quelque sorte, un scandale philosophique, dans la mesure où il s’approprie un moment et le rend perpétuel ; il remonte l’avenue du Temps à contresens. […] Le moment devient monument[9].
Le disque, comme la photographie, devient alors le lieu de manifestation possible des fantômes ; la voix emprisonnée dans le temps s’y manifeste comme vivante, emprisonnée dans un objet :
C’est indéniable : les disques nous ont acclimatés à vivre en compagnie de fantômes, de Caruso à Cobain. À certains égards, les disques sont eux-mêmes des fantômes : l’empreinte physique d’un musicien, la persistance de son souffle et de son activité. Il existe un parallèle entre le phonographe et la photographie : tous deux sont le masque mortuaire de la réalité[10].
Ce « scandale philosophique » nous ramène du côté de Walter Benjamin et de sa discussion autour de la notion d’aura à l’ère de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art : Benjamin y affirme que la reproduction de l’œuvre fait s’étioler l’aura, c’est-à-dire l’unicité – « l’aura, c’est l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il »[11]. La réception de l’œuvre se trouve atomisée par sa reproduction ; les masses s’autorégulent, les réactions se conditionnent les unes aux autres, et les copies standardisées perdent la force de la présence réelle. Fixant la voix des morts, le disque nous berce dans l’illusion de rester proches d’eux, quand bien même leur aura serait depuis longtemps dispersée dans cette démultiplication de supports et de réceptions qui dissout la force de la performance originelle.
La voix des sans-voix : moments de vérité
Mais il n’est pas anodin de convoquer des fantômes coincés sur la surface plate des disques et de « remonter l’avenue du Temps à contresens », comme le formule Reynolds : lorsque ces esprits surgissent, ils peuvent aussi devenir des alliés pour transformer une situation. Leur extraordinaire plasticité de « marchandises musicales parfaitement communes », comme le formule Peter Szendy, leur permet de s’adapter à toutes les situations particulières pour devenir le relais d’une voix personnelle. Peter Handke résume bien cette ambivalence dans son Essai sur le juke-box, où il affirme « s’essayer à un sujet aussi loin du monde qu’un juke-box, un thème pour fuyards de la réalité »[12]. Mais à force de réfléchir sur cet objet qu’il situe toujours à la marge des choses – « ni au centre […] ni aux bords […] mais dans les zones intermédiaires, la plupart du temps près de la caserne, à la gare, au bar de la station-service »[13] –, le narrateur de Peter Handke en vient à se rendre compte que le juke-box est en fait une sorte d’épicentre, qu’il distord le monde autour de lui, qu’étrangement il agit sur la perception du monde, sur le langage, la pensée, et se met à donner forme à ce qui l’entoure, si bien que progressivement, « tout ce qu’il rencontrait en route devenait pour lui récits chantés »[14]. Et par un jeu d’aller-retour, la musique du juke-box semble alors ne parler que de lui : « cela, cette mélodie, ce son – c’est moi, là maintenant ; avec ces voix, ces harmonies je suis devenu, comme jamais encore, celui que je suis ; ce qu’est ce chant, je le suis, entièrement. »[15] C’est la « bonne chanson », celle qui met des mots sur un malaise impossible à cerner, des sentiments qui n’ont pas de nom : dans le cas des textes qui nous intéressent, l’irruption du tube vient ajouter une couche de discours sur une parole souvent défectueuse, et transforme la réalité en la voyant à travers le prisme de la chanson. Elle permet d’entendre les mots non prononcés entre les personnages, en passant par-dessus la pseudo-inanité des échanges.
Jim Cartwright en développe un exemple saisissant dans sa pièce The Rise and Fall of Little Voice, créée en 1992 à Londres. LV, abréviation pour « Little Voice », vit seule avec sa mère Mari depuis le décès de son père. Enfermée dans sa chambre et dans une absence totale de dialogue avec une mère qui prend beaucoup de place, LV passe son temps à écouter les vinyles de son père, son seul héritage et le seul artefact matériel qui la relie à ce fantôme pourtant bien présent – en bon revenant, il fait même dérailler l’électricité de la maison dès que LV écoute ses disques… LV est une chanteuse qui s’ignore, tout occupée qu’elle est des voix de Judy Garland, Marilyn Monroe, Shirley Bassey ou Billie Holiday avec qui elle passe ses journées, au point qu’elle a acquis une compétence rare : elle sait imiter à la perfection les voix de ces chanteuses décédées, prisme par lequel elle demeure en communication avec son père. Tous deux souffrent en réalité du même mal : ce sont des taciturnes écrasés par la verve de Mari, que personne n’écoute, et qui en sont réduits à chercher le réconfort dans d’autres voix. Lorsque Billy, le voisin amoureux de LV, apprend que ses initiales signifient « Little Voice », il croit comprendre : « oh, ’cause of your soft voice » (« à cause de ta voix douce ») et LV lui répond : « I think it’s more ’cause no one could ever hear me »[16] (« je pense que c’est plutôt parce que personne ne pouvait m’entendre »).
Entre voix douce et voix inaudible, la différence n’est pas si grande, et le chant semble être l’alternative pour LV à un dialogue impossible, un moyen pour dire les choses que sa mère n’entend pas. Les chansons qu’elle écoute ou chante ont des titres évocateurs, qui parlent à sa place, et Cartwright nous fait entendre ces bribes par le biais des didascalies qui citent textuellement les chansons ressassées par LV. « Come Rain or Come Shine », chante Judy Garland depuis la chambre de LV, qui débute par la promesse « I’m gonna love you like nobody’s loved you » (« je vais t’aimer comme personne ne t’a aimé ») ; puis Shirley Bassey entonne « I who have nothing », encore une déclaration d’amour inconditionnel : « I who have no one / Adore you and want you so / I’m just a no-one with nothing to give you / Oh, I love you » (« Moi qui n’ai personne / Je t’adore et je te désire si fort / Je ne suis personne et je n’ai rien à t’offrir / Oh, je t’aime »).
Mari réduit quant à elle cette communication par-delà la vie et la mort entre le père et la fille à un fétichisme déplacé pour ces « bloody old records ». Le trauma de LV vient aussi du mépris affiché de la mère pour cet homme disparu :
You’re just damn selfish and useless and can do nowt but whisper and whine like your Father before you, a couple of nowts. A load of dirty auld discs and a clapped out player. The sum of your Father’s life. Just a load of old rubbish nobody wants[17].
Tu es juste une fichue égoïste inutile et tu ne sais rien faire d’autre que murmurer et geindre comme ton père avant toi, un couple de moins-que-rien. Un tas de sales vieux disques et un lecteur pourri. La somme de la vie de ton père. Juste un tas de déchets dont personne ne veut[18].
Substituts de voix, les chansons assument une prise de parole parallèle à côté des dialogues violents échangés par LV et sa mère, une autre voie possible. À la fois dans leur matérialité physique – vinyles, lecteur et ondes vibratoires qui font trembler les murs et dérailler les circuits – et les promesses sentimentales véhiculées par leurs paroles, les chansons deviennent le point névralgique autour duquel tournent les désirs informulés des personnages ; mais leur champ d’action semble d’abord demeurer limité à la nostalgie qu’ils inspirent, la nostalgie de n’être que du « rubbish », des choses mortes, une « marchandise commune ». L’humeur sentimentale dans laquelle les tubes nous plongent est ainsi assimilée par Mari à la virilité affaiblie de son époux – il écoutait de la musique pour femmes, dit-elle, « women’s records »[19] – et à une sorte de passion suspecte pour le passé, elle qui emploie tant d’énergie à vivre dans le présent. Agnès Gayraud conclut sur cet amour douteux des choses mortes propre aux tubes :
Il y a une brèche, en effet, par laquelle s’infiltre cette mélancolie qu’inspirent parfois les choses réifiées, qui ne sont rien que des choses, privées d’expression et remplaçables, objets standardisés devenus solitaires. Les scies autoritaires et matraquées du mainstream ne sont jamais que des chansons, qui font penser à la camelote, à ces objets divertissants et colorés devenus des déchets remisés dans une arrière-cour[20].
« L’effet Otis Redding »
Chez Jim Cartwright, le tube perturbe : il fait dérailler l’électricité de la maison de Mari, il déplace la situation en lui offrant un angle de vue inédit. Coup de projecteur jeté sur une situation, il nous en fait voir les rouages en superposant un métadiscours sur le drame. Mais dans certains cas, Jim Cartwright offre parfois à ses personnages la possibilité de revitaliser l’aura de ces tubes. Nous suivrons ici Bruno Latour et Antoine Hennion qui, dans un article critique sur Benjamin[21], proposent de repenser la question de la technique et de la reproduction sans idée d’appauvrissement. Plutôt que de rendre un hommage nostalgique à l’aura perdue et à la « présence réelle » de l’œuvre d’art, ils préfèrent envisager la possibilité d’une reproduction créative, qui quitterait la posture idolâtre de l’œuvre unique. Les masses sont peut-être dupées par une écoute passive, nostalgique, « rétromaniaque » du tube qui, comme dans le cas de la Pute, ne peut rien apporter de nouveau. Mais dans d’autres situations, Jim Cartwright nous montre qu’il est possible de retrouver l’aura, de réactiver la « présence réelle » et par là, de récupérer une capacité d’action.
La LV de Cartwright en est un exemple très fort. Prisonnière de cette ventriloquie étonnante qui lui fait imiter les stars de chansons sentimentales, LV est devenue un véritable monstre de foire, exhibée à la télévision et dans des shows qui exaltent une nostalgie maladive. La jeune fille chante comme sur l’enregistrement, l’illusion est totale, et le producteur véreux qui l’exploite navigue avec délices sur cette vague de « rétromania » dont le public est saisi, dans cette impossible réunion du fantôme de l’enregistrement avec le présent de la performance, qui renforce l’espoir douloureux de ces tubes : est-il vraiment possible de revenir aux « good old days » que ces chansons exaltent, les temps qui sont pour tout le monde ceux de la jeunesse, de l’amour ? Mais un soir LV ne veut plus chanter, et le producteur la trouve encore dans son lit, abattue. Il la saisit, tente de la relever de force et la gifle ; alors, les voix de LV « se mettent d’un coup à sortir d’elle de façon incontrôlable, moitié chantées moitié parlées » : « he slaps her. At that, voices begin to rush out of her uncontrollably, some sung, some spoken. »[22] Dans ce moment de violence, les voix viennent au secours de LV en utilisant les mots qu’elles connaissent, c’est-à-dire des paroles de chansons citées par Cartwright et qui sortent de la bouche de LV en désordre et toutes en même temps ; mises bout à bout, les paroles constituent un discours à peu près cohérent, une véritable conjonction des forces de tous les fantômes qui habitent LV. Dans cette scène de possession, LV est décrite par la didascalie comme « oblivious », inconsciente de ce flot de chansons entremêlées. Les voix féminines semblent s’allier pour créer un corps sororal capable de repousser les assauts du manager véreux. La timide LV est alors soulevée comme une marionnette par ces voix et remplie de force, au point d’assommer son manager d’un coup de poing.
Cet acte vaudou sera le dernier du genre pour LV : sauvée au dernier moment par son amoureux Billy d’un incendie qui menaçait toute la maison, LV est passée à une autre étape. Les voix, en passant à travers elle, ont insufflé à son corps prisonnier du deuil un nouveau souffle, la possibilité d’une nouvelle vie. LV ose enfin affronter sa mère et son premier acte, face à elle, est de crier : « And now, you will listen ! One time, one! (LV screams.) There’s one. (Screams again.) There’s another. Can you hear me now Mother ! »[23] (« Et maintenant, tu vas écouter ! Une fois, rien qu’une fois ! (Elle crie.) En voilà un. (Elle crie encore.) Et voilà l’autre. Tu m’entends maintenant, Maman ? ») Ce cri pourrait être lu comme une nouvelle naissance, un nouveau contact entre elle et le monde, qu’elle déchire cette fois de ses propres poumons et non par la voix d’autres femmes. Car tout l’enjeu de cette seconde naissance est justement de trouver sa voix, sa « little voice » qui ne sera plus si petite, comme l’avait senti Billy dès le départ. Lors de la dernière scène, LV retourne au lieu du club de musique où elle a tellement souffert. Elle est seule avec Billy ; il a préparé pour elle un montage son et des lumières de gala. Et là, enfin, LV peut se mettre à chanter. Dans une scène d’apothéose où LV semble s’élever dans l’air avec les lumières qui dansent autour d’elle, Billy l’encourage : « sing if you feel like it. Sing Little Voice. Go on. Go on, louder. Sing for yourself. You’re singing in your own voice. Your own. »[24] (« chante si tu en as envie. Chante Little Voice. Vas-y. Vas-y, plus fort. Chante pour toi. Tu chantes avec ta propre voix. À toi. »)
Cartwright offre aux personnages de Road un final similaire : en côtoyant un certain type de tubes « sentimentaux », quelque chose explose et se décoince dans leur rapport à la parole. Dans la dernière scène de la pièce, les quatre personnages d’Eddie, Brink, Carol et Louise sont réunis pour une soirée un peu minable. Les deux hommes flirtent avec les deux femmes, sans beaucoup de finesse, les conversations sonnent creux, le seul but de la soirée semble être la satisfaction d’un vague désir sexuel. Mais à un moment, quelque chose se brise. Carol s’insurge de tous ces tours et détours pour des hommes qui les considèrent comme des quasi prostituées – « slaught » ou « bitch » – et veut s’en aller. Face à l’agacement de Carol, Eddie promet alors quelque chose de nouveau, de différent, et les quatre personnages écoutent sans rien dire « Try a Little Tenderness » par Otis Redding.
Otis Redding & the Bar-Kays, « Try a Little Tenderness »
Album Complete & Unbelievable: The Otis Redding Dictionary of Soul, 1966
Dernière performance live pour la télévision, le 9 décembre 1967, à Cleveland, la veille de l’accident d’avion où Otis Redding et la plupart de ses musiciens ont trouvé la mort
Pour tous les personnages, la chanson est alors l’occasion d’une véritable révélation. Après une période d’étonnement muet, chacun se met à exprimer à son tour quelque chose de très personnel, que la chanson est mystérieusement allée chercher. Brink en résume en quelques mots la magie : « That’s what you do, you drink, you listen to Otis, you get to the bottom of things and let rip. »[25] (« C’est ça qui se passe, tu bois, tu écoutes Otis, tu vas au fond des choses et tu te laisses aller. ») Mais pour eux quatre, cela n’a pas la même signification. Ce que la chanson révèle, c’est une sensibilité inavouée au plus profond (« the bottom of things »), une sensibilité qui dépasse Brink : « I must stop now because I’m crying real tears, but inside. A man cry. »[26] (« Il faut que je m’arrête maintenant parce que je pleure des vraies larmes, mais à l’intérieur. Des larmes d’homme. ») Pour les femmes, il s’agit davantage d’une revendication, celle d’avoir droit elles aussi à la beauté et à la douceur – toutes ces choses qui semblent « trop bien » pour elles, trop éloignées de la misère dans laquelle elles se trouvent engluées. Carol demande :
Where’s finery? Fucked off! Where’s soft? Gone hard! I want a walk on the mild side. I want to be clean. Cleaned. Spray me away wi’ somethin’ sweet, spray me away[27].
Où sont les beaux atours ? Ils se sont barrés ! Où est la douceur ? Elle est devenue dure ! Je veux marcher du côté de la douceur. Je veux être propre. Nettoyée. Vaporise-moi avec quelque chose qui sent bon, vaporise-moi.
Et de son côté, Louise exige le droit aux rêves raffinés, aux miracles, aux grandes espérances :
That record it’s so about pure things it make you want to cry. […] When that man sings on that record there, you put the flags up. Because he reminds you of them feelings you keep forgetting. The important ones. […] I want magic and miracles. I want Jesus to come and change things again and show the invisible. […] I want the surface up and off and all the gold and jewels and light out on the pavements. Anyway I never spoke such speech in my life and I’m glad I have. If I keep shouting somehow a somehow I might escape[28].
Cette chanson, elle parle tellement de choses pures qu’elle donne envie de pleurer. […] Quand ce type chante sur ce disque, là, on monte le drapeau. Parce qu’il te rappelle ces sentiments que tu oublies tout le temps. Les sentiments importants. […] Je veux la magie et les miracles. Je veux qu’un Jésus vienne, et qu’il change tout à nouveau, et qu’il nous montre le monde invisible. […] Je veux qu’on soulève la surface et je veux tout l’or et les diamants et les lumières étalées sur le trottoir. Bon, je n’ai jamais tenu un discours comme ça dans ma vie et je suis contente de l’avoir fait. Si je continue à crier, peut-être que d’une certaine façon j’en réchapperai.
Entre tous ces personnages en quête de beauté, la chanson a eu un effet commun, celui de rendre la parole. Brink et Louise verbalisent ainsi tous deux le fait de n’être pas du genre causant, et d’être surpris par le torrent de paroles déclenché par Otis Redding : « I’m s’pose to be the strong silent type me but I’m not » (« moi, je suis censé être du genre sombre et silencieux, mais ce n’est pas vrai »), confie Brink, tout comme Louise qui avoue qu’elle est « du genre calme », et que les gens la croient même sourde et muette – « I’m a quiet person me. People think I’m deaf and dumb. I want to say things but it hard ». Ce qui est dur, c’est de pouvoir accéder à la parole, au vocabulaire, à tous ces mots qui leur semblent interdits, et il semblerait que le seul mot de « tendresse » (« tenderness ») ait eu le pouvoir de leur rendre l’accès à d’autres mots, comme « pure », « miracles », « invisible », « finery », tout cet envers de l’existence qui est aussi précieux et doré (« gold », « jewels ») que l’existence paraît fade et grise et enfin, toutes les nuances de la douceur – « mild », « soft », « sweet ».
***
Nous pourrions retrouver cet « effet Otis Redding » dans toute œuvre qui serait capable, de cette manière profonde et irrésistible, de rassembler de parfaits étrangers et de leur permettre de se comprendre et chanter ensemble. Cet épisode final nous fait voir d’un autre œil la rêverie solitaire de Scullery : cet étrange narrateur épique, marginal comme les juke-boxes évoqués par Handke, est sans doute déjà bien familier du sortilège qui transforme la réalité morne en fabuleux récits chantés. L’expérience commune de « l’effet Otis Redding » rend alors visible la multiplicité des images et des sentiments contenus dans une seule chanson, la possibilité infinie des fictions qu’elle contient et que Cartwright semble rendre, comme un cadeau, à ses personnages – le droit au rêve. « I have big wishes, you know? », « j’ai de grands souhaits », s’exclame Louise, et ce n’est pas parce que les mots manquent pour les exprimer que l’accès à ces rêves doit être refusé. Entre ironie et réappropriation, entre « rétromania » maladive et réouverture d’un accès à la sensibilité, la chanson sentimentale ne cesse de réaffirmer l’intime dans le cliché, et se transforme presque en un cri de revendication sociale. L’art de masse, réconcilié avec la technique industrielle, se mue ainsi chez Cartwright de manière éphémère en une porte ouverte vers la beauté et la délicatesse – privilèges qui ne sont plus dès lors réservés à une élite. La porte sera sans doute vite refermée ; mais l’espace d’un instant, on aura entrevu la possibilité de changer la vie.
Notes
[1] Voir Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, trad. Vincent Barras et Carlo Russi, Genève, Contrechamps, [1962] 2009, p. 41.
[2] Ibid., p. 36.
[3] Ibid., p. 50-53.
[4] Ce terme emprunte un vocabulaire botanique (les evergreens désignent les plantes sempervirentes, « toujours vertes », au feuillage non caduc selon les saisons), pour désigner des tubes ou standards musicaux au succès intemporel. Le terme est notamment repris par Adorno dans sa critique de la musique de divertissement.
[5] Road et The Rise and Fall of Little Voice ne sont pas encore traduits officiellement en français ; nous en proposerons donc des traductions personnelles.
[6] Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Paris, Seuil, Points, [1961] 2015, p. 156.
[7] Peter Szendy, Tubes, la philosophie dans le juke-box, Paris, Minuit, 2008, p. 38.
[8] Ibid., p.77.
[9] Simon Reynolds, Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, trad. Jean-François Caro, Marseille, Le mot et le reste, 2012, p. 36.
[10] Ibid., p. 348.
[11] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Rainer Rochlitz, dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 280.
[12] Peter Handke, Essai sur le juke-box, trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Gallimard, [1990] 1998, p. 78.
[13] Ibid., p. 93.
[14] Ibid., p. 102.
[15] Ibid., p. 112.
[16] Jim Cartwright, The Rise and Fall of Little Voice, dans Plays 1, Londres, Methuen Drama, 2007, p. 203.
[17] Ibid., p. 211.
[18] Nous traduisons.
[19] Ibid., p. 194.
[20] Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, Paris, La Découverte, 2018, p. 404.
[21] Antoine Hennion et Bruno Latour, « L’art, l’aura et la technique selon Benjamin, ou comment devenir célèbre en faisant tant d’erreurs à la fois… », Les Cahiers de médiologie, n° 1, 1996|1, p. 235-241.
[22] Jim Cartwright, The Rise and Fall of Little Voice, op. cit., p. 248.
[23] Ibid., p. 258.
[24] Ibid., p. 261.
[25] Jim Cartwright, Road, dans Plays 1, op. cit., p. 81‑82.
[26] Ibid., p. 82.
[27] Ibid., p. 82‑83.
[28] Ibid., p. 83.
L’autrice
Ariane Issartel est musicienne et docteure en littérature comparée de l’Université de Strasbourg. Elle y a mené avec Guy Ducrey une thèse autour de la présence des chansons dans les textes théâtraux contemporains. Parallèlement à son travail de recherche, Ariane Issartel se produit comme violoncelliste et metteuse en scène. Elle codirige la compagnie des Xylophages, et participe à de nombreux projets théâtraux en tant que dramaturge ou musicienne de plateau. Parmi ses dernières publications : « Chant et chansons au théâtre : des insularités incomparables » (TRANS- [en ligne], 2020) ; « Que reste-t-il de nos amours ? Mémoires de la chanson chez Falk Richter et Fabrice Melquiot » (Théâtre/Public, avril-juin 2022) ; « Libérer les princesses : les réécritures féministes de contes de fées dans le théâtre contemporain » (Litter@ Incognita [en ligne], nov. 2022).
Pour citer ce document
Ariane Issartel, «‘‘In a Sentimental Mood’’ De l’usage du tube de jazz vocal chez Jim Cartwright », thaêtre [en ligne], chantier #9 : Tubes en scène ! (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.
URL : https://www.thaetre.com/2025/01/15/in-a-sentimental-mood/?
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