« La chanson est une partenaire qui se prépare en coulisses »

Entretien réalisé par Floriane Toussaint

 

Jours de joie
Mise en scène de Stéphane Braunschweig – 2023
À gauche : Cécile Coustillac (Une sœur, Une autre sœur)
À droite : Virginie Colemyn (Une mère, Une autre mère)
© Simon Gosselin

 

En septembre 2022, Stéphane Braunschweig revenait pour la cinquième fois à l’auteur norvégien Arne Lygre pour créer sa pièce la plus récente, Jours de joie[1] (Tid for glede, 2021). Le texte est composé de deux parties : l’une structurée par l’attente du personnage d’Aksle ; la seconde par le constat de son départ par son compagnon, David. Mais plus qu’autour de ces deux personnages qui sont les seuls nommés dans la pièce, l’une et l’autre parties imitent le motif musical de la fugue, fondé sur les entrées successives de plusieurs voix qui donnent l’impression de se poursuivre ou de se fuir – motif dans les deux cas développé à partir des personnages d’Une mère et Une autre mère, tous deux interprétés par Virginie Colemyn. Alors que les premières répliques de la pièce mettent d’emblée en évidence une langue littéraire, caractérisée par une tension entre un vocabulaire ordinaire et des répétitions qui la stylisent, l’actrice se distingue encore au sein de la distribution car elle interprète à deux reprises, au début et à la fin du spectacle, le tube de Lady Gaga, « Bad Romance ».

 

 

Lady Gaga, « Bad Romance »
Album The Fame Monster, 2009

 

 

J’ai souhaité te rencontrer aujourd’hui pour parler de ton interprétation mémorable de « Bad Romance » de Lady Gaga, sur la scène du Théâtre de l’Odéon en septembre 2022. Mémorable car en grande partie inattendue : ce morceau produisait un effet d’irruption très fort dans la mise en scène du texte de l’auteur norvégien Arne Lygre, Jours de joie, créé pour la première fois en France par Stéphane Braunschweig. Ce type de littérature, ainsi que ce metteur en scène, ne laissent pas présager l’interprétation d’un tube de Lady Gaga. Pourtant, dans le texte de Lygre, il est bien question d’une « chanson pop »[2], qu’Une mère, ton personnage, se met à chanter, « d’abord seule », puis accompagnée d’Une Sœur, sa fille. Comment t’est venue l’idée de choisir « Bad Romance » pour répondre à cette didascalie ? Ce choix vient-il de toi ? de Stéphane Braunschweig ? d’une discussion commune à l’ensemble de l’équipe artistique ?

D’abord, je voulais m’assurer auprès de Stéphane Braunschweig, qui traduit les textes d’Arne Lygre de l’anglais, que c’était bien écrit comme ça, « une chanson pop », dans le texte original. Au départ, je voulais chanter du Étienne Daho, que je trouve particulièrement remarquable dans la pop française. Je ne me posais alors pas la question de la cohérence dramaturgique de la chanson, de ce mouvement de joie par lequel la mère était poussée. J’avais envie de chanter « Week-end à Rome », comme une invitation, pour quelqu’un dans le public, à partir à Rome… ce genre de facétie !

Stéphane a précisé que c’était bien une chanson pop que voulait Arne Lygre, mais une chanson de pop en anglais. Il y a donc eu cette contrainte de la langue étrangère qui m’a amenée à faire une première liste de morceaux, qui parfois faisaient d’une certaine manière écho à la pièce, à ses situations. Par exemple, « Smalltown Boy » de Bronski Beat, qui peut entrer en résonance avec la pièce par le thème de la disparition. Ou « I love to love » de Tina Charles. Anne-Françoise Benhamou, dramaturge du spectacle, évoquait des chansons comme « Imagine », très présentes au théâtre, des chansons qui rassemblent, qui pacifient les relations. Avec l’ensemble de l’équipe, on écoutait aussi de la pop scandinave et on reprenait en chœur les chansons du groupe ABBA.

J’ai ensuite fait des propositions différentes à Stéphane pour Une mère et pour Une autre mère, qui fait son entrée à la toute fin de la pièce. Mais avant même qu’il y ait cette surprise de la chanson de Lady Gaga, il m’avait dit qu’il voulait que ce soit la même chanson pour les deux personnages. J’étais un peu déçue, mais je trouvais ça très pertinent, et même évident, que ces deux mères partagent la même chanson.

De manière pragmatique, je me suis interrogée sur l’époque et je me suis demandé quel âge avait la mère, sur quel tube elle dansait dans sa jeunesse, ce qui m’a ramenée aux années 1960-1970. Puis, j’ai voulu chercher une chanson très connue des années 2000-2010, avec un son des années 1990 qui pulse. Ce qui m’a portée vers ce choix, c’est cette didascalie, dans la première partie : « Une mère chante une chanson pop. D’abord seule, mais une sœur commence bientôt à chanter avec elle. »[3] Je me suis dit que cette chanson avait pu être un point de contact entre la mère et sa fille, quand celle-ci avait vingt ans. Une chanson qui accroche, qui entraîne et donne envie de danser, de se déployer.

 

« Bad Romance » interprété par Virginie Colemyn et Cécile Coustillac
Jours de joie, texte d’Arne Lygre, mise en scène de Stéphane Braunschweig
Création à l’Odéon – Théâtre de l’Europe le 16 septembre 2022
Archive de répétition

 

Après avoir délimité cette période, pourquoi avoir choisi ce morceau plutôt qu’un autre peut-être plus connu du public de l’Odéon, un morceau plus mainstream, qui produirait un décalage moins net, moins radical avec le théâtre de Lygre?

« Bad Romance » me semblait a priori une chanson très éloignée de l’éducation et de la représentation que je me faisais à la lecture de cette mère et de cette fille. La chanson est trash et le clip est déjanté, voire vulgaire. Ma partenaire pour cette scène, Cécile Coustillac, a joué un rôle déterminant : elle n’était pas sûre de mon choix au départ, mais en bonne camarade elle m’a suivie, et m’a proposé qu’on se déploie dans l’espace pour ne pas rester statiques, et puis pour s’amuser vraiment, se libérer de la pression d’avoir à chanter. On avait donc réfléchi à une mise en espace de notre proposition.

Stéphane nous a demandé un jour si on était prêtes, et on l’a interprétée. Il ne connaissait pas du tout cette chanson, ce qui était à la fois étonnant et génial ! Quand on lui a montré le clip de « Bad Romance », il a été surpris : on voit des top-modèles enlever une femme et l’obliger à rendre des services sexuels… C’est une musique très show, avec des podiums, pour des défilés de mode – je crois que le clip a été créé avec Alexander McQueen[4]. On est très loin de l’atmosphère de plénitude qui émane de la pièce, au début du moins.

Comme souvent chez les metteurs en scène, la première prise a été la bonne. Son emballement a été tel qu’il a consacré sur-le-champ la proposition. J’ai continué à travailler d’autres chansons parce que je me sentais un peu prise à mon propre piège, mais il a décliné toute nouvelle suggestion qu’on a pu faire avec Cécile, notamment « Wouldn’t It Be Nice » des Beach Boys.

Dans tous les cas, l’effet d’irruption de la chanson, comme tu dis, était induit par l’écriture d’Arne Lygre. La mère exprime un désir, elle dit : « Je suis extrêmement heureuse. Je crois que j’ai envie de chanter un peu. »[5] Et la fille l’encourage, lui dit qu’elle aime l’entendre chanter, ce qui implique que c’est présent dans la vie de la première mère, le chant, c’est un médium important, qui existe chez elle, et qui est apprécié par sa fille. Il y a là une vraie complicité, accentuée et enrichie par la chorégraphie, je trouve. Et puis il y avait quelque chose d’irrévérencieux qui m’amusait beaucoup, de danser là, en contrebas d’un cimetière, sur un banc au milieu des feuilles, face à une rivière. Dans cette scénographie à la Pina Bausch, chanter à pleins poumons « I want your love and all your lover’s revenge » (« Je veux ton amour et la revanche de ton amant »), ça encanaille, ça crée une sorte de mélange paradoxal qui me plaît !

En effet, les paroles de la chanson n’ont pas grand-chose à voir avec la situation mise en place par les premières répliques de la pièce. « Bad Romance » raconte une histoire d’amour destructrice : Lady Gaga dit vouloir la laideur, la maladie, l’horreur de celui qu’elle décrit comme un criminel, et elle-même se désigne comme une « free bitch » qui réclame la revanche de son amant. Il est donc question d’un amour qui n’a rien de la joie presque éthérée décrite par Lygre ! Est-ce que ce contraste t’amène à dissocier les paroles de la mélodie, dans l’interprétation ?

Oui, je distingue l’actrice que je suis qui connaît le sens des paroles, du personnage d’Une mère qui chante avant toute chose sans souci de ce que raconte la chanson, transportée par la joie. C’est comme si j’étais une enfant – ou une adulte d’ailleurs – et que je chantais des paroles en anglais sans en comprendre le sens. Quand la mère dit : « Je suis tellement heureuse, ça me donne envie de chanter un peu », ça jaillit dans l’innocence. Cet écart m’intéresse entre cette innocence, cette générosité du partage, et les paroles qui ne sont pas possibles ! La disjonction est totale, et c’est ça qui amusait et intéressait Stéphane.

Cette chanson qui paraît à première vue si loin du personnage de la mère, à y réfléchir, semble mettre en valeur le franc-parler qui la caractérise profondément. Elle s’en repent à plusieurs reprises, car elle a conscience de sa brutalité, mais à d’autres moments elle le revendique. Ce trait qui lui est propre est déterminant dans la structure en fugue de la pièce : son franc-parler rend possible le fait que des dialogues extrêmement intimes aient lieu en présence d’inconnus, qui, à leur tour, se permettent d’écouter, de questionner, de conseiller… Il me semble donc qu’il y a quelque chose d’assez juste dans ce choix-là. C’est comme si cette chanson la devançait, la dépassait, qu’elle venait malgré elle et qu’elle disait quand même quelque chose, de sa manière de rentrer dans le vif du sujet à chaque fois.

Oui, c’est vrai. C’est amusant que tu parles de fugue, car le clip commence avec une fugue de Bach. C’est le « Clavecin bien tempéré » qu’on entend au début, je crois, puis Lady Gaga appuie sur pause et sa chanson commence. Ça, on ne l’a pas sur scène, mais il y a Bach, quelque part !

 

Jours de joie
Mise en scène de Stéphane Braunschweig – 2023
© Simon Gosselin

 

L’autre choix qui paraît extrêmement audacieux, c’est de te faire interpréter cette chanson a capella. D’une part, ça te met complètement à nu, de l’autre, ça tend à anoblir la chanson. Pour les personnes qui ne la connaissent pas, on pourrait croire à un air d’opéra, introduit par des vocalises. Alors que l’attirail instrumental pop-rock semble indispensable à la chanson, on se rend compte qu’elle peut être chantée à voix nue, et on prend pleinement conscience du caractère virtuose de la performance vocale de Lady Gaga. La difficulté, avec ce morceau en particulier, est d’autant plus grande que les couplets sont chantés en voix de poitrine, presque parlés, alors que le refrain est lyrique et sollicite la voix de tête. Comment as-tu relevé ce défi ?

Ce qui est difficile, a capella, c’est de se lancer sans accompagnement musical. Personne n’est là pour nous donner la note, donc on essaie de chanter juste, mais parfois à des tonalités différentes, ça dépend des jours, de la façon dont la voix est placée. Pour couvrir toute l’amplitude de la chanson, il a fallu un échauffement quotidien avec Cécile, quelques conseils généreusement dispensés par Dominique Magloire[6] et la confiance réconfortante de mes camarades de jeu.  L’échauffement est d’ailleurs devenu un rituel pour toute la compagnie, c’est le signe de ralliement pour les huit interprètes de la pièce, qui chantent « Bad Romance » en loge, quelques minutes avant le début de la représentation.

Elle arrive ensuite après dix ou douze minutes de spectacle. Quand je commence, il faut que j’aie la bonne note, et que j’aie assez d’assurance pour que ma partenaire, Cécile, puisse entrer. Il y a des représentations où je pars beaucoup trop bas, ou beaucoup trop haut, et du coup on ne peut pas monter, on déraille. Mais grâce au mouvement chorégraphique, on arrive à se rattraper un peu. Ce n’est pas comme si on était statiques, et qu’il y avait juste à nous écouter. Il y a à entendre et à voir.

 

Jours de joie
Mise en scène de Stéphane Braunschweig – 2023
© Simon Gosselin

 

Mais au départ, quand tu commences, tu ne bouges pas. Comment on se lance a capella dans « Bad Romance » devant le public de l’Odéon ? Comment on assume les onomatopées (« Rah, rah-ah-ah-ah / Roma, roma-ma / Gaga, ooh-la-la »), qui paraissent encore plus des onomatopées sans soutien instrumental ?

C’est fou ce que ça convoque émotionnellement de repenser à l’appréhension des premières représentations, c’est très troublant ! D’abord, on peut se rassurer en se disant qu’on passe de la voix parlée à la voix chantée et que c’est un même mouvement. La précision, l’élocution, la diction, le rapport aux consonnes et aux voyelles doivent être les mêmes. Souvent on se dit que chanter c’est plus exigeant, mais le rapport entre parler et chanter est jumeau.

Ensuite, lorsque les premières notes presque lyriques résonnent dans la cage de scène, cela doit se faire avec légèreté même si c’est très intimidant, parce qu’à ce moment précis le personnage prend une dimension poétique. Parce qu’en plus des notes, il y a l’état et l’espace du sentiment, il y a la situation à jouer à laquelle je m’agrippe. Je sais pourquoi elle chante à ce moment-là, ce qu’elle partage, ce qu’elle dit. Ce qui m’importe, ce n’est pas de bien chanter la chanson, c’est de partager ce moment avec sa fille qui vit à l’étranger et qui est venue la voir, c’est d’arracher ce jour de joie à d’autres jours plus âpres, plus difficiles.

S’il y a une continuité physique, de la voix parlée à la voix chantée, j’imagine qu’il y a en revanche rupture dans l’écoute du public. Depuis plus de dix minutes, vous êtes deux actrices au plateau, chaque mot est très pesé, on se tient à la lisière de sujets très graves mais on ne tombe pas dans le précipice… et là, tu te lances. Pendant un moment, on est encore plus tendus, et puis tu l’assumes, alors on t’accompagne par l’écoute. Est-ce que tu prends en charge ces mouvements de perception dans le public ? Est-ce que tu les ressens quand tu chantes ?

Je les perçois mais je ne peux pas les prendre en charge au-delà de ce que la représentation exige. L’arrivée de la chanson a pour effet si je puis dire d’« accidenter » l’attention. Le silence un peu suspendu ou sidéré du public vient soutenir le saut dans le chant, mais en quelques secondes, l’accord se fait.

Lorsque je me lance, comme tu dis, la manière d’écouter est altérée, il y a un effet de surprise qui libère les attentes. Et peut-être fait sortir de l’apnée une partie du public qui jusque-là ne s’était pas autorisé à rire de la causticité des échanges entre Une mère et Une sœur, des répliques extrêmement percutantes, parfois chargées de haine, qui passent. Tout à coup, avec la chanson, il y a quelque chose qui circule dans la salle.

Ensuite, quand je chante, je suis davantage préoccupée de la réception que quand je joue car j’ai l’impression – et c’est sûrement le cas – que si c’est faux, c’est faux. Je suis donc plus attentive à l’écoute, que je sens un peu plus frileuse, un peu plus réservée. Mais il faut dire aussi qu’on sentait qu’il y avait dans la salle quelque chose de reconnu, c’était assez manifeste. Pour surmonter la réserve première, il faut retrouver chaque jour les raisons de cette chanson, se relier à la nécessité, à l’action.

S’ancrer dans la situation, ne pas l’envisager comme un moment concert dans le spectacle, ça permet aussi de tenir la durée de la chanson, qui est longue (cinq minutes) ?

Au début, j’abordais ce moment comme un petit show pour surmonter la crainte. Chanter met à nu et accepter de s’avancer désarmée, c’est tout un chemin. Il fallait juste glisser dans le moment sans effet spectaculaire mais en gardant tout le ludique de ce passage.

J’ai l’impression que la chorégraphie tient aussi un rôle déterminant dans l’endurance qu’exige la performance. Elle n’est pourtant pas évidente, dans cette scénographie monumentale, plutôt froide, qui crée un effet cathédrale. Quand on découvrait le plateau, à l’entrée en salle, on le trouvait très beau, assez fascinant. Et puis quand vous arriviez avec Cécile Coustillac, on réalisait qu’on n’avait pas bien pris conscience de l’échelle de l’espace, car on vous trouvait petites toutes les deux, au milieu de ces feuilles mortes colorées, à côté de ce très long banc, dans la cage de scène immense. À votre arrivée, vous étiez comme diminuées par ce plateau monumental, et grâce à la chanson et la chorégraphie, vous retrouviez progressivement de l’ampleur. Monter sur le banc, c’était comme monter sur une estrade ?

C’est intéressant, ce que tu dis. C’est vrai que tout à coup, il y a un son de cathédrale, quelque chose de lyrique, d’un peu sacré, avec le refrain du début : « Oh-oh-oh-oh-oh oh-oh oh-oh… » On pourrait parler de vocalises, ce pourrait être la chanteuse Camille qui fait un concert dans une église. Ensuite, Cécile me rejoint au moment où je l’entraîne vers le fond pour danser.

Monter sur le banc permet en effet de prendre possession de l’espace mais aussi de dédramatiser la situation, de faire de ce lieu de recueillement un lieu de comédie, une comédie musicale à la Broadway ! J’aimais travailler sur le fait que la mère ne puisse pas tout à fait suivre les gestes de la fille, qu’il y ait une certaine maladresse dans la danse. Je ne sais pas si ça se voit, mais je le travaille comme ça et ça m’amuse beaucoup.

Quelle a été ta réaction quand tu as compris que ton personnage devait chanter ? Est-ce que tu as une formation de chanteuse ? Est-ce que tu as pris des cours pour l’interprétation de ce morceau ?

Je n’ai pas une formation aussi poussée que les camarades de la distribution qui ont fait le TNS et qui ont une très bonne base de chant. Mais j’ai pris beaucoup de cours de chant. Et j’ai beaucoup travaillé avec Gwenaël Morin avec qui on chante beaucoup. On est en création pour Avignon en ce moment, pour Le Songe, d’après Shakespeare[7], et on chante du John Cage et du Benjamin Britten, je trouve ça extraordinaire, j’aime beaucoup.

Chez certaines actrices, c’est un sujet sensible, le chant, le fait de passer de la voix parlée à la voix chantée. Il y a une certaine pudeur qui est engagée. Stéphane est très attentif à ça, et donc pendant les premières répétitions, on travaillait la longue scène entre Une mère et Une sœur sans la chanson.

 

« Bad Romance » interprété par Virginie Colemyn
Jours de joie, texte d’Arne Lygre, mise en scène de Stéphane Braunschweig
Création à l’Odéon – Théâtre de l’Europe le 16 septembre 2022
Archive de répétition

 

Ce qui est très beau, c’est que ta performance est renouvelée, plus tard dans la fugue, de manière encore plus inattendue et impromptue. Dans la deuxième partie de la pièce – celle de la fête chez David, après le départ d’Aksle – alors que tu es là en continu depuis le début du spectacle, tu pars un instant et reviens peu après sous la forme d’« Une autre mère », qui elle aussi se met à chanter « une chanson pop », en présence de son enfant à nouveau. Tu m’as indiqué que c’était une demande de Stéphane, que le parallèle soit exact, entre ces deux mères.

Tout à fait. Les deux parties sont construites en miroir, il y a des échos thématiques entre elles, et plus particulièrement entre les deux mères. Dans la première partie, Une mère fait le vœu de passer la moitié de la nuit à faire la fête avec son fils s’il revient. C’est comme une promesse, un jalon, que cette mère n’accomplira pas dans la pièce, mais qu’Une autre mère va vivre en rejoignant la fête de son fils. Au moment où cette chanson revient, on termine la pièce à deux, alors qu’on l’a commencée à deux, on passe de mère-fille à mère-fils. Cette mère et ce garçon sont unis dans leur solitude. Stéphane disait qu’ils vivaient de manière complètement inverse leur blessure amoureuse : David dit que si Aksle revient, la porte sera fermée, alors que la mère dit qu’elle n’aura de cesse de récupérer son mari.

 

Jours de joie
Mise en scène de Stéphane Braunschweig – 2023
© Simon Gosselin

 

Je me suis demandé si le choix de cette chanson ne venait pas de la deuxième mère, car les paroles semblent faire écho à sa situation : alors qu’elle a découvert que son mari la trompait avec sa meilleure amie, elle se dit prête à lui pardonner et à faire porter l’entière responsabilité de la tromperie à sa meilleure amie. Est-ce que ce n’est pas là une « bad romance » ?

C’est vrai que la deuxième mère recharge de sens le choix de la chanson. Il y a une plus grande appropriation des paroles par la deuxième mère, ou en tout cas une congruence.

Cet effet de recharge rejaillit aussi sur la première mère, on réalise qu’il y a quand même quelque chose d’étrange avec son mari. Elle a beau en parler de manière très apaisée, il est le grand absent de la première partie. On se demande s’il ne s’agit pas là aussi d’une « bad romance »…

Oui, cette relation est très troublante. On ne sait pas ce qu’elle cache, comment il se fait qu’il soit écarté de la relation qu’elle a avec ses enfants. Dans cette pièce, on parle des pères, mais ils sont complètement absents. Le père d’Aksle et de sa sœur est à peine mentionné, alors que le père de David est présent par le fait qu’il a refusé l’homosexualité de son fils qu’il ne voit jamais. Pour le premier, on se demande même s’il existe, mais la mère l’évoque et suggère une relation très fusionnelle avec lui. Pour autant, même quand on la retrouve dans l’appartement de David, quitté par Aksle, le père n’est toujours pas là, et elle prend la route sans lui pour aller chercher son fils.

Quand l’autre mère reprend la chanson, David la reçoit comme un cadeau lui aussi, mais il ne rejoint pas sa mère dans le chant.

Non seulement il ne la rejoint pas, mais en plus, il découvre que sa mère chante. Elle lui avoue alors qu’elle s’est mise à chanter à un moment difficile dans la vie des parents, celui où les enfants quittent la maison. Le départ inscrit un silence dans la maison, et il faut conjurer ce silence – enfin, c’est comme ça que je l’analyse. Alors elle, elle trouve la chanson, elle se met à chanter, elle dit qu’elle chante pour elle, et il la remercie.

Il y a une chose sensible aussi, c’est la voix du père. La mère est un peu incisive, elle dit : « J’étais déçue quand j’ai compris que tu avais hérité de la voix de ton père. Je dois avouer. J’étais un peu déçue. » Et il répond : « Je n’aime rien en moi dans ce que je vois qui vient de lui. »[8] Arne Lygre insiste là sur la voix, plus que dans les autres textes. Il note des qualités, des défauts, dont on hérite à la naissance. La voix de l’autre peut être un puissant répulsif et provoquer des réactions violentes. La première mère a tout simplement envie de vomir lorsqu’elle entend la voix de son gendre.

Cette fois, tu chantes la chanson entièrement seule, et c’est aussi long que la première fois. Est-ce que c’est plus difficile ?

C’est assez différent parce que là, l’appui, c’est l’ivresse, et je suis assise à une table avec un verre à la main. L’adresse repose entièrement sur le fils qui fume et noie son chagrin. L’activité à laquelle je m’adonne au moment où je chante, c’est vraiment chasser la tristesse et créer pour le fils un espace de réconciliation, d’amour, de tendresse. Quand elle arrive, elle est fracassante, elle fout en l’air la soirée d’anniversaire de son fils, elle fait partir tout le monde, elle est monstrueuse. Mais il y a un moment où ils arrivent à regarder l’aube tous les deux et à fabriquer de l’espace ensemble. La chanson est alors sous-tendue par ça. Parce que c’est vrai que c’est un moment où il y a une accumulation vertigineuse, une fatigue de la traversée. Et cette fois elle ne dit rien au moment où elle se lance, il n’y a pas d’annonce.

 

Jours de joie
Mise en scène de Stéphane Braunschweig – 2023
© Simon Gosselin

 

Il n’y a en effet pas ce mouvement de joie, le chant est plutôt du côté de la fragilité…

Oui. Mais alors, j’avais tendance à finir sur de la tristesse. Je ne sais pas si c’était l’ivresse ou autre chose, mais Stéphane n’était pas content à la deuxième représentation ! Il disait qu’il ne fallait surtout pas finir avec la tristesse, que la pièce s’appelle en anglais « Time for Joy », et donc qu’il fallait partager autant que possible, se prendre au jeu. Je commençais donc la chanson à pas feutrés, puis c’était un crescendo vers un partage de la joie. J’avais tendance à suivre un mouvement inverse, mais là-dessus il était catégorique. J’ai donc intégré ses notes et j’ai redressé le mouvement, en me rappelant la visée, l’endroit vers lequel il fallait tendre.

Le fils d’Une autre mère, David, accueille son interprétation de la chanson d’un « merveilleux », puis il apprend que sa mère chante depuis son départ de la maison. Plus encore que de la joie, comme dans la première partie, ce chant apparaît comme un moment de communication ultime, de communion presque, qui transcende tout ce qui s’est dit avant, tous les ratés par lesquels ils sont passés – car ce qui est extraordinaire dans cette pièce, c’est que chaque dialogue pourrait déraper. Ici, il y a une autre modalité d’expression qui se met en place et qui permet d’aller au-delà de tout ce entre quoi ils se sont faufilés. Est-ce que c’est un moment où vous vous retrouvez avec ton partenaire ?

Il faut être vigilant et ne pas se laisser aller à la complaisance émotionnelle à ce moment-là. C’est plutôt du conflit, des forces contraires qui agissent. Et puis que cette mère-là chante cette chanson à son fils, ça a presque un côté incestueux, ça floute les rapports. Peut-être que ce n’était pas perceptible, mais moi j’y pensais de temps en temps.

Ce que les paroles de la chanson confirment, après son entrée tonitruante chez son fils, après avoir congédié tous ses amis, c’est un penchant destructeur, une tendance à s’abîmer dans les relations.

Oui, cette mère n’hésite pas à se salir un peu. Mais elle est très surprenante, comme la première mère avec son franc-parler, car quand il la remercie pour sa chanson, qu’il lui dit que c’est un cadeau, elle lui dit qu’il a désormais « une mère qui chante pour lui », et elle, « un fils pour qui chanter ». Ça m’a toujours beaucoup intriguée, cet échange, comme si les deux mères se confondaient à cet endroit. La bonne mère semble être celle qui chante des berceuses, celle qui fait que le sommeil peut arriver chez l’enfant, dans la chambre, quand elle éteint la lumière. Est-ce que quand on est quitté, qu’on est très malheureux, qu’on perd pied, que tout se dérobe, on n’appelle pas Maman ?

En tout cas on dirait qu’elle voudrait bien être appelée à ce moment-là, parce que lui, qui a été quitté par Aksle, le vit assez bien. Peut-être qu’elle voudrait retrouver un rôle de mère dans cette situation. Elle voit qu’il s’en sort avec ses amis, mais elle le ramène à une relation mère-fils.

Oui, elle le ramène à un âge où les enfants écoutent des comptines et s’apaisent dans les bras, par la voix. Elle crée un espace de consolation, quand elle se met à chanter et qu’elle dévoile que c’est une pratique qu’elle a. Stéphane a raison, ça ne peut pas être triste, ça ne peut que déboucher vers une lumière, vers un élan. Et c’est la fin de la nuit, qui mène à l’aurore, c’est un cycle de disparition et d’apparition, c’est le lever du jour.

Si on envisage le chant comme une expression décuplée de joie et d’amour, une autre modalité d’expression au-delà des mots – indépendamment des paroles de la chanson –, cela renvoie à ce qu’il y a de très singulier dans le texte de Lygre, tous les débuts de scène, dans lesquels les personnages sont leurs propres narrateurs et médiatisent leurs pensées ou leurs paroles avec des incises : « Une mère dit… », « Une sœur pense… », « Un voisin pense… », « Une ex-femme pense… », « Une autre mère pense… » – incises qui reviennent dans le dialogue sous une autre forme : « ai-je dit », « ai-je pensé ». Ces premières phrases qui font coexister paroles prononcées et pensées sur un même plan, incertain du point de vue théâtral, retardent le dialogue et biaisent l’adresse. Ces mots sont comme dits, et aussitôt ravalés, ils ont pour effet de retenir le jeu, de produire une rétention d’affects qui se libèrent plus tard. Ils empêchent d’entrer de plain-pied dans la scène, dans la situation, ils placent dans un entre-deux fragile, ils créent un seuil qui densifie le dialogue à venir en posant des sentiments contradictoires, ou des divergences entre paroles et pensées. Est-ce qu’interpréter une chanson se situe à un endroit similaire de communication médiatisée ? d’expression de la vie intérieure ? de communication plus profonde que par le dialogue ? Est-ce que ça te paraît pertinent de rapprocher ces débuts de scène très littéraires, très écrits avec ces moments chantés ?

J’aime beaucoup ces phrases. C’est de l’énoncé, un positionnement, une mise à distance, que l’on résout par le rythme. L’acteur vient présenter le personnage, il met le personnage entre le public et lui. Je trouve ça extraordinaire comme modalité. Et puis il y a de grandes nuances entre « Une mère dit » et « Une mère pense », ce n’est pas du tout pareil. Quand un personnage « dit », c’est franc ; quand il « pense », on entend mais on n’entend pas, c’est trouble.

Dans les deux cas, les incises et la chanson créent une autre lecture, complexifient. Peut-être que la chanson module, tempère, enrichit, ou crée d’autres surfaces de projection. Je pense que c’est le pouvoir de la musique, ce feuilletage. Ça permet de la part du spectateur un autre investissement, une autre implication dans le corps de l’acteur.

Il y a autre chose qui rapproche les incises et la chanson. J’avais dit à Stéphane que j’en avais assez de jouer sonorisée, je lui disais qu’on allait finir par perdre notre organe. Certes, on n’a plus de nodules sur les cordes vocales, mais on risque l’atrophie ! Ce que j’ai trouvé passionnant, c’est qu’ici on avait de petits micros mais on n’était sonorisés, justement, que sur les débuts de scène, quand les protagonistes se présentent. Ensuite, on joue en voix naturelle, et les chansons sont aussi interprétées en voix naturelle. C’est subtil, mais ça me paraît important. Quand je commence, je dis : « Une mère dit : C’est bien ici, en bas, au bord de la rivière. »[9] Il y a de la musique en fond, jusqu’à ce que Cécile dise : « Une sœur pense : On n’aurait pas pu aller à la maison directement ? »[10] Puis il y a un silence. Il y a beaucoup de silences dans le texte, qui sont tous notés, et il y en a notamment après chaque présentation.

Quand la musique s’arrête et qu’on se met à parler à voix nue, le silence permet qu’on ne remarque pas l’écart. Et quand on joue avec les micros, on parle normalement, on doit penser qu’on joue non équipés. C’est l’ingénieur du son qui fait le travail, qui les règle en temps réel, pour qu’on n’ait pas à forcer, et pour créer une onde, des harmonies avec la musique. Nous, on ne prend pas en charge la technique. Mais ça change quand même tout pour nous, ça crée quelque chose de plus métallique, avec la musique. C’est une zone étrange de jeu et de non-jeu, on est au bord. C’est sûrement ça aussi qui crée une espèce de rapprochement entre les présentations et la chanson.

Dans les deux cas, d’un point de vue extérieur, ça paraît un endroit de mise au défi pour l’acteur, qui met en alerte, nous saisit à l’endroit du jeu et non à celui du personnage, de la fiction. Tu as beau être en empathie totale avec ton personnage, le chant introduit une distance entre toi et lui. C’est comme si les premières incises introduisaient un trouble entre toi, en tant qu’actrice, et ton personnage, et quand tu te lances dans la chanson a capella, on retrouve ce hiatus, car on te trouve très courageuse, en tant qu’actrice ! Et en même temps c’est le moment où on est le plus proche du personnage, comme si la chanson constituait un détour qui nous rapproche du personnage, de ses pensées secrètes, non formulées.

De la même façon qu’on voit la mise en jeu avec les incises, on voit la mise en chant. C’est très matérialiste il me semble, dans le sens où on voit le travail. Peut-être que c’est là que tu te dis que je suis courageuse, parce qu’à cet endroit je m’expose. On s’expose toujours ! Selon les metteurs en scène, on est plus ou moins protégés, ou en tout cas accompagnés pour faire les traversées sans trop se faire mal. Avec Stéphane, on est très bien préparés, on connaît le chemin de pensée, et c’est par le chemin de pensée qu’il y a des protections comme ça, émotionnellement.

Mais c’est vrai que dans la chanson, il ne peut pas interférer comme dans le jeu. Il laisse faire. Il pressent que le choix est le bon, dans le sens où il sent que cette chanson va être une bonne partenaire. Parce que c’est une partenaire aussi ! Une accompagnatrice, qui n’est pas là pour rien, qui arrive, qui se glisse. J’aime à penser que la chanson – celle-là en l’occurrence – se prépare aussi en coulisses, elle a sa part.

 

 

Entretien réalisé
le 25 avril 2023

 

 

 

Notes

[1] Jours de joie, texte d’Arne Lygre, mise en scène de Stéphane Braunschweig, création à l’Odéon – Théâtre de l’Europe le 16 septembre 2022.

[2] Arne Lygre, Jours de joie, trad. Stéphane Braunschweig et Astrid Schenka, L’Arche, coll. Scène ouverte, 2022, p. 22.

[3] Ibid.

[4] La chanson a été interprétée pour la première fois à la fin d’un défilé d’Alexander McQueen, à Paris, en octobre 2009, lors de la Fashion Week. Dans le clip, Lady Gaga porte les fameuses chaussures « Armadillo » du créateur de mode, présentées à cette occasion.

[5] Arne Lygre, Jours de joie, op. cit.

[6] Chanteuse (lyrique, gospel, pop, jazz) et comédienne à l’opéra, au théâtre et dans des comédies musicales.

[7] Le Songe d’après William Shakespeare, adaptation et mise en scène de Gwenaël Morin, création le 8 juillet 2023 au Jardin de la rue de Mons dans le cadre du Festival d’Avignon.

[8] Arne Lygre, Jours de joie, op. cit., p. 172.

[9] Ibid., p. 7.

[10] Ibid., p. 8.

 

 

Pour citer ce document

Virginie Colemyn, « ‘‘La chanson est une partenaire qui se prépare en coulisses’’ », entretien réalisé par Floriane Toussaint, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.

URL : https://www.thaetre.com/2025/01/15/la-chanson-est-une-partenaire-qui-se-prepare-en-coulisses/

 

À télécharger

« La chanson est une partenaire qui se prépare en coulisses »

 

 

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