« Les chansons effectuent une dilatation de l’instant »

Entretien réalisé par Agnès Curel

 

Caroline Donelly (Le Prince) dans Cendrillon
Texte et mise en scène de Joël Pommerat, Cie Louis Brouillard
Création en 2011 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles
© Cici Olsson

 

Cécile Auzolle enseigne la musicologie à l’Université de Poitiers. Alors que ce chantier consacré à l’irruption des tubes dans les mises en scène contemporaines était en préparation, elle a justement publié un ouvrage consacré à l’utilisation de la musique et du sonore dans les spectacles de Joël Pommerat[1]. Si son étude dépasse largement le seul cas du tube – qu’elle préfère d’ailleurs qualifier de « chanson » au sein de sa réflexion –, il m’a semblé important de revenir avec elle sur cette tendance dans les mises en scène de Joël Pommerat à recourir à ces airs très connus.

Avant même que je prenne contact avec elle, Cécile Auzolle avait d’ailleurs répondu à notre questionnaire en ligne[2]. Elle y avait développé l’exemple de « Mourir sur scène » de Dalida, qui venait clôturer la représentation de Contes et légendes[3].

L’entretien s’est construit par échanges écrits, entre février et avril 2024. Je remercie Cécile Auzolle pour sa disponibilité et sa générosité dans nos discussions.

 

Dalida, « Mourir sur scène »

Contes et légendes (2019) de Joël Pommerat


 

Joël Pommerat est passé maître dans l’art de conférer à la chanson un pouvoir à la fois dramaturgique (entrer en résonance avec la continuité théâtrale : ici offrir aux enfants un moment de spectacle, mais aussi donner à entendre le « désir » d’un humanoïde, en miroir de l’horrible scène précédente de la déconnexion d’un robot, ressemblant à un passage sur la chaise électrique) et sensible (réactiver la mémoire sensorielle du spectateur, stimuler son identification à l’action par la reconnaissance musicale, voire raviver des sentiments ou sensations enfouies et lui laisser le temps de la chanson puis ici de la fin du spectacle, puisque c’est la dernière scène, pour imprégner son imaginaire). De fait, c’est l’expérience la plus émouvante que j’ai pu faire de tous les spectacles avec chanson que j’ai pu voir depuis les années 1990. Personnellement je n’écoute jamais spontanément cette artiste, mais mon père, aujourd’hui disparu, l’appréciait. Sa voix fait partie de mon paysage sonore intime même s’il est lointain. L’entendre dans ce contexte, même si la version choisie est un karaoké, m’a émue dans le cadre du spectacle, notamment par ce que la chanson dit du monde implacable du show business et de la fragilité des artistes. Enfin, cette scène m’a une fois de plus fait réfléchir au pouvoir de la chanson, de la musique sur la scène théâtrale.

 

Cécile Auzolle

 

 

Dans votre ouvrage, vous montrez à quel point le rapport à la musique et plus généralement au monde sonore nourrit le travail scénique de Joël Pommerat. Les « tubes » trouvent souvent une place dans la dramaturgie de ces spectacles. En avez-vous fait une typologie ?

L’univers sonore et musical de Joël Pommerat est foisonnant et il n’a sûrement pas fini de nous surprendre car l’artiste est en constante recherche, dans la sphère audible comme dans les autres composantes du spectacle ainsi que dans la relation aux comédiens, comédiennes et au public. Au fur et à mesure de l’avancement de mon travail, j’ai compris que je n’en aurais jamais fait le tour en un volume et qu’il fallait donc plutôt établir un état des lieux depuis ma position d’historienne et de musicologue, installer des pistes de réflexion, en contrepoint de la littérature existante émanant principalement de spécialistes en études théâtrales. Établir une typologie des « tubes » ne pouvait donc pas être mon propos car la question mérite un ouvrage entier.

En passant, en ce qui concerne les spectacles de la Compagnie Louis Brouillard, le vocable « chansons » me semble plus pertinent que celui de « tubes » car les moments de suspension de la dramaturgie au moyen de musiques vocales ne s’appuient pas toujours sur de grands succès, ce que sous-entend le terme « tube ». Par ailleurs, il ne s’agit pas toujours de musique de variété : on trouve aussi des comptines, des cantiques ou des airs dont les compositeurs sont rattachés à la musique savante comme Mozart ou Puccini.

Donc pour effectuer une véritable typologie de ces chansons, il faudrait les relever méthodiquement, analyser leur mode opératoire, les comparer en termes d’époque, de style, d’instrumentation et d’orchestration, de tessiture, de langue, de choix d’interprétation, de place dans la construction du spectacle et dans la dramaturgie finale, d’image scénique, de récurrence subliminale, de technique de playback ou de hors-scène, de transformation du son, et, nécessairement, mener des enquêtes auprès du public pour évaluer l’effet produit. Concentrer mon attention sur les chansons aurait été restrictif au vu de la multiplicité des entrées sonores et musicales des spectacles de Joël Pommerat, mais c’est incontestablement une recherche à mener.

Dans cet ouvrage, entre autres thématiques, j’ai choisi de poser le contexte, de montrer d’où et comment l’idée des chansons lui était venue, comment elle avait été nourrie et filée, mais sans recherche d’exhaustivité ou de construction d’un système. Plutôt, en resituer la place dans l’ensemble de sa conception générale du spectacle.

Quelles fonctions ces chansons ont-elles dans l’économie générale du spectacle ? Sont-elles un « effet de mise en scène » typique, comme le seraient ses fameux « noirs » ?

Lorsque Joël Pommerat qualifie ses « noirs » séparant deux scènes de « condensation de l’instant », je dirais, à l’inverse, que les chansons effectuent une dilatation de l’instant. Le « noir » renvoie spectateurs et spectatrices à leur perception intime de ce qui vient de se passer, leur laissant un temps d’interprétation ou de déstabilisation, un temps pour absorber ce qu’ils et elles viennent de recevoir. La chanson dévie leur attention et l’ancre dans une mémoire collective. Même si le contexte de cette mémoire est unique et particulier – les circonstances nécessairement individuelles dans lesquelles la chanson a été découverte et mémorisée –, la chanson traduit à la fois l’esprit d’un temps et des sentiments universels, comme « Father and son » dans Cendrillon. Je peux développer un instant cet exemple, facilement accessible grâce au film de Florent Trochel paru en DVD et VOD. Le jeune Prince, engoncé dans son costume rutilant et les obligations de son rang et qui attend indéfiniment un appel de sa mère dont on lui cache le décès, est invité par son père le Roi à chanter pour d’invisibles convives lors de sa fête d’anniversaire. Il hésite, puis se lance. Au moment où il commence à chanter, chaque membre du public qui, enfant, a un jour été invité à se produire devant un cercle plus ou moins proche pour dire une poésie, chanter une chanson, jouer un morceau de musique et en a éprouvé à la fois un trac épouvantable et une fierté hésitante, est immédiatement replongé dans ces sensations contradictoires. Or là, surprise, ce n’est pas la version originale culte de Cat Steven ni un playback préenregistré à dessein par le Prince (Caroline Donnelly) dont on connaît désormais le timbre de la voix, mais une reprise par la chanteuse Leigh Nash utilisée comme bande originale de la série télévisée Everwood. À travers ce choix, Pommerat s’adresse aussi bien aux nostalgiques des années 1970 qu’au public des séries des années 2000 et, plus généralement, de celui de la musique folk et, même, d’un vaste auditoire touché par le message de cette chanson, sinon « tube » du moins emblématique, qui évoque les rapports père/fils et la nécessité de laisser la jeunesse vivre ses expériences.

 

Cat Stevens, « Father and son » – extrait
Album Tea for the Tillerman, 1970 

 

Leigh Nash, « Father and son » – extrait
Reprise de la chanson de Cat Stevens pour la série Everwood, 2004

 

Caroline Donelly (Le Prince) dans Cendrillon
Texte et mise en scène de Joël Pommerat, Cie Louis Brouillard
Création en 2011 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Teaser du Centre National des Arts, Ottawa, Canada

 

L’irruption de la chanson fait donc dialoguer le trivial et le sensible. J’entends par « trivial » le regard aiguisé de Pommerat sur notre monde et par « sensible », sa réception dans la psyché de chaque membre du public. La chanson permet aussi de décompresser après des scènes violentes (affrontement, colère, chantage, humiliation…), comme dans Au monde, Ma Chambre froide, ou encore des scènes bouleversantes comme la déconnexion du robot dans Contes et légendes.

Alors, vous me demandez si les chansons sont un « effet de mise en scène typique »… Sincèrement, je ne le crois pas. Leur utilisation est née d’une nécessité intérieure de Joël Pommerat d’introduire la musique comme composante nodale du spectacle au même titre que la captation des voix et des sons, la lumière, les costumes et plus tard la vidéo. L’auteur les décline selon les besoins dramaturgiques en présence mais il est vrai qu’elles forment aujourd’hui l’ADN de son style, lui permettent de convoquer l’imaginaire populaire pour toucher chaque spectateur dans son intimité. C’est aussi une fenêtre ouverte sur la construction de son univers, la réminiscence de ce monde des années 1970 et 1980 qui l’a vu grandir, s’éveiller, dans un milieu où la chanson à la radio, à la télévision puis au disque était synonyme d’évasion mais aussi de métaphore et de lien social.

En quoi ces chansons peuvent-elles faire « irruption » ?

Elles ne sont jamais prévisibles. Le public habitué au monde de Pommerat sait que les chansons peuvent irriguer ou rythmer le spectacle, mais au cours du spectacle il ne peut jamais anticiper quand, comment, pourquoi. C’est le contraire du cadre académique du grand opéra français en cinq actes au XIXe siècle ou, plus près de nous, des blockbusters construits suivant un schéma éprouvé. Dans ce type d’œuvre, le public sait qu’il peut s’attendre à tel ou tel type de scène à tel et tel moment de l’action. En cela, dans les spectacles de Pommerat, les chansons semblent toujours irruptives, jaillissant comme une bouffée de passé pour éclairer la double temporalité de la dramaturgie et du spectacle, même si, techniquement, elles sont la plupart du temps introduites, soit par une mélodie, soit par une pulsation insérée sous les échanges des protagonistes, voire une boucle sonore qui finit par se dénouer sur la musique dont elle est issue. Et cela vaut pour les « tubes » comme pour les musiques explicitement composées par Antonin Leymarie.

Justement, dans La Réunification des deux Corées, le personnage interprété par Agnès Berthon, « Celle ou celui qui chante », qui surgit entre les scènes, semble chanter un tube très connu… pourtant entièrement composé par Antonin Leymarie[4]. Comment comprendre ce phénomène ?

C’est une excellente question. Il faut repartir des origines. Avec ce spectacle, Joël Pommerat propose une interprétation du texte sulfureux d’Arthur Schnitzler, La Ronde (Reigen) écrit pendant l’hiver 1896-1897, diffusé sous le manteau en 1900, publié en 1903, censuré, créé en 1920 à Berlin puis à Paris par Pitoëff en 1932. Ce qui est au cœur de la dramaturgie ? La porosité des classes sociales viennoises à travers la sexualité, au moyen de dix scènes de séduction qui partent de et reviennent à la même personne, une prostituée. À la charnière des XIXe et XXe siècles, la valse est la musique à la mode à Vienne, elle irrigue toutes les classes sociales même si aujourd’hui l’imaginaire privilégie celle du bal aristocratique du nouvel an au Palais impérial. Pourtant Schnitzler préfère pour titre « La ronde », métaphore musicale et chorégraphique. En effet, reproduisant une figure de cercle qui implique l’égalité entre tous les points, la ronde est l’une des plus anciennes danses collectives où l’on se tient la plupart du temps par la main et tourne sur une musique lancinante et répétitive jusqu’à étourdissement. Quels qu’ils soient, les corps sont liés et vibrent à l’unisson d’une musique qui les réunit. Pour Schnitzler, l’attirance sexuelle réciproque est une ronde qui relie toutes les classes de la société qui vibrent à l’unisson des discours préliminaires puis de l’acte qui est représenté par des pointillés dans le texte de Schnitzler.

Ce titre renvoie aussi au manège, dimension que Max Ophüls intègre dans son film tiré de l’œuvre de l’écrivain viennois en 1950 et que connaît Joël Pommerat. Ophüls insère plusieurs personnages secondaires mais surtout un meneur de jeu, interprété par Anton Walbrook. C’est à ce meneur de jeu que fait référence le personnage androgyne joué par Agnès Berthon dans La Réunification des deux Corées. Il apparaît entre certaines scènes en costume de satin blanc incrusté de strass multicolore et, comme vous le dites, il semble chanter un tube connu pourtant explicitement composé pour le spectacle.

Au-delà de ce tour de passe-passe de la création d’un vrai faux playback, Pommerat demande de jouer avec les codes de la musique pop, sa rythmique, ses mélodies répétitives, le timbre de la voix travaillé dans le registre de la sensualité que l’auteur qualifie d’« étrange » (voix rauque, trop aiguë ou placée dans la gorge, voire dans la poitrine à la fin) et ce que le public en attend : un étourdissement, un moment de lâcher prise, qui donne à ressentir l’inanité des passions humaines. Toutefois, il faut préciser que la langue employée pour cet ersatz de tube est totalement inventée : l’auteur veut alors donner l’illusion d’une improvisation, comme il l’exprime clairement dans la didascalie. Ce procédé est régulier dans son œuvre, donnant à entendre la marginalité d’un protagoniste ou le renvoyant à la vanité du discours et du langage, citons par exemple la langue incompréhensible inventée à partir du basque par Ruth Olaizola pour Au monde ou celle de Chi dans Ma Chambre froide.

J’aimerais dire une chose encore à propos de la posture de Joël Pommerat dans ce choix, et c’est la thèse de mon ouvrage : il s’agit de pointer la haute capacité de l’auteur à créer non seulement en dramaturge, mais aussi en poète, ce qui a été parfois souligné, et enfin en compositeur. Dans La Réunification…, il utilise la forme thème et variations, mais aussi des récurrences qui peuvent s’apparenter au refrain, donc à une forme musicale en rondo proche de celle de la ronde et même en aria da capo dans la scène de la prostituée.

Dans ses pièces, la musique peut également servir de transition pendant les noirs sur scène : les chansons contribuent-elles à ces effets ?

Oui et c’est l’une des fonctions séculaires de la musique au théâtre : donner le temps voulu pour les changements de décors ou de costumes, introduire ou clore le drame. Pourtant, dans les spectacles de Pommerat, ces changements sont gérés de manière que l’on peut à bon droit qualifier de virtuose, c’est-à-dire en utilisant le moins de temps possible, quelques secondes en général. Il n’est donc pas nécessaire d’entendre toute une chanson ou même un extrait. Ces citations, ces emprunts, ces illustrations viennent plutôt creuser la perspective dramaturgique à certains moments-clés, même s’il n’est pas interdit que cela serve une nécessité matérielle et intervienne pendant un « noir » à des fins pratiques. On remarque toutefois que la musique a souvent commencé à la scène précédente et que le « noir » entraîne son amplification, réelle ou fantasmée, par l’effet de cécité du public.

L’apparition et la disparition des musiques ne sont jamais bâclées ou livrées au hasard dans cet univers spectaculaire millimétré où, il faut le souligner, le réalisateur sonore est l’interprète-clé. Sans lui, le spectacle ne peut advenir et il est le seul à maîtriser cette diabolique partition qui enchevêtre musique, sons, bruitages, enregistrements, captation et transformation des voix.

Ces chansons prennent souvent la forme d’un playback, où l’on voit un comédien ou une comédienne faire semblant de chanter sur la bande-son. Comment interpréter une telle incarnation du tube ?

Certes, le playback est l’un des marqueurs stylistiques des spectacles de Joël Pommerat. Il est utilisé dès Pôles (1995) avec « Ridente la calma », un air de Mozart bien connu des élèves de chant lyrique. Pour la première version du spectacle, il distribue une comédienne sachant chanter, mais dès la reprise avec Saadia Bentaïeb il s’agit d’un playback. Dès lors, l’auteur prend goût à ces moments de suspension, ces pezzi chiusi comme on dit dans le vocabulaire de la scène lyrique pour désigner un commentaire affectif de l’action qui marque une sorte de point d’arrêt dans la dramaturgie.

Pour la préparation d’Au monde (2004), selon sa méthode habituelle, il organise un stage avec des comédiennes et comédiens extérieurs à la Compagnie Louis Brouillard pour tester les chansons de variété des années 1960-1980. Quand les membres de la compagnie découvrent ce travail, ils sont conquis et continuent sur la lancée : il s’agit d’habiter le son de la chanson d’une présence ineffable, directe dans l’adresse face au public, sensuelle en ce que l’attention est focalisée sur un corps en majesté et souvent décalée par la confusion des genres comme lorsque Ruth Olaizola joue « Sorrow » de Mort Shuman dans Au monde. Le playback confère à la chanson une résonance particulière : il la donne à voir à travers le corps des comédiens, par exemple celui d’Éric Forterre joue « Pour elle » de Richard Cocciante dans Les Marchands, ou à travers celui des comédiennes comme celui de Ruth Olaizola lorsqu’elle joue « Dis-moi comment tu t’appelles » dans Au monde.

À ce propos, je ne résiste pas à l’envie de rappeler ici que la mise en opéra des chansons d’Au monde fut une gageure pour Philippe Boesmans (1936-2022) dans son adaptation du spectacle de Pommerat au début des années 2010 pour le Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles (2014). Le compositeur a choisi de les unifier en utilisant une seule chanson, cette fois délibérément un « tube » puisqu’il s’agit de « My way », version américaine de « Comme d’habitude » de Claude François. Boesmans choisit de confier les trois occurrences de « My way » à la voix d’Ori (Stéphane Degout), amplifiée en direct depuis la coulisse. Cet effet de reconnaissance musical et vocal souligne le hiatus entre le corps féminin de Ruth Olaizola et la voix de baryton, mais induit aussi le retour du même, à la fois pour stimuler le spectateur d’opéra, peu habitué à ces propositions du théâtre contemporain, et pour créer un effet de reconnaissance, de familiarité, et d’obsession.

 

Stéphane Degout dans Au monde de Philippe Boesmans, scène 17 – extrait
Création en 2014 au Théâtre Royal de La Monnaie, Bruxelles
Livret et mise en scène de Joël Pommerat
Orchestre symphonique de la Monnaie
Direction musicale de Patrick Davin
© 2015 Cypres

 

Il ne s’agit pas juste de plaquer une chanson en commentaire de la dramaturgie : à travers le playback, le public est invité non seulement à écouter les paroles et à se laisser envahir par les effluves mémoriels que peut lui procurer la musique, mais aussi à contempler un corps chantant dont sort la proposition originale de l’image mentale qu’elle peut générer. Le temps de la musique permet cette focalisation sur le corps, à tel point que Joël Pommerat en vient parfois à le dénuder. La chanson n’est pas un masque : par sa fonction de dénominateur commun, elle révèle avec une redoutable efficacité le cœur de la psyché.

Vous faites remarquer dans votre ouvrage que les chansons sont souvent retravaillées, qu’il ne s’agit pas nécessairement de la version originale. Avez-vous pu identifier quel traitement du son est opéré ? Comment Pommerat joue-t-il avec les tessitures ?

Cela va au-delà du traitement du son, par accélération (timbre plus aigu) ou ralentissement (timbre plus grave) et travestissement grâce au vocodeur. Au départ, il y a le choix de la version par Pommerat et son équipe. Ce sont rarement les versions originales des chansons. Prenons l’exemple du spectacle actuellement donné au Théâtre de la Porte Saint Martin[5] : le public de Contes et légendes aura remarqué que la chanson de Dalida n’est pas présentée dans sa version originale, mais par une voix de préadolescent qui corrobore l’image scénique.

 

« Mourir sur scène »
Chanson écrite par Michel Jouveaux et composée par Jeff Barnel
Interprétation originale de Dalida, album Les P’tits mots, 1983

Reprise de Laurane Hoareau (2013) remixée pour Contes et légendes (2019)

 

Il s’agit d’une interprétation karaoké qui revisite celle que la plupart des membres de l’assistance identifie, ou du moins dont elle identifie le style et la sphère culturelle (variété française du début des années 1980). À travers cette version à la fois proche (orchestration, tonalité, tempo) et lointaine (timbre de la voix, inflexions stylistiques) de l’original, le public éprouve une familiarité, un sentiment de reconnaissance (quelques paroles lui viennent sur les lèvres, il anticipe intérieurement les changements formels comme le retour du refrain après le couplet), mais aussi un trouble (qui chantait cette chanson déjà ?), une impression d’étrangeté.

Dans chaque spectacle, chaque chanson est traitée différemment par les réalisateurs sonores et il est difficile de fixer un système, sinon la volonté de résonner avec la dramaturgie et de jouer sur le mélange de familier et d’inconnu pour stimuler l’imaginaire de chaque spectateur, de chaque spectatrice, quels que soient son âge ou son origine. La chanson est un dénominateur commun, mais utilisé dans un espace indécis, flottant, brouillé.

Dans votre ouvrage, vous écrivez : « En ravivant nos émotions pendant quelques minutes, la chanson nous ancre dans une histoire que Pommerat se plaît toutefois à teinter de sa propre vision des choses. »[6] Comment Pommerat parvient-il à mettre notre imaginaire collectif au service de sa dramaturgie ?

Dans les spectacles de Joël Pommerat, ce que dit la chanson entre toujours en résonance avec la dramaturgie dans laquelle le public vient d’être immergé au sens strict du terme puisqu’elle se vit, plus qu’elle ne se voit, dans la pénombre, voire dans l’obscurité. La chanson éclaire la dramaturgie exactement de la même façon que la lumière, volontiers absente, estompée, sourde, allusive, parfois hachurée, déstructurée, ou encore crue, impitoyable. Or cette chanson, nous la reconnaissons, à défaut de la connaître vraiment, de pouvoir murmurer les paroles en même temps, et ce qu’elle charrie nous est toujours plus ou moins familier. En somme, Pommerat colonise un espace de notre mémoire, nous permettant de nous approprier à la fois le contexte et les détails de son univers scénique, un univers intrinsèquement poétique, c’est-à-dire à la fois plurisémantique et musical.

 

Notes

[1] Cécile Auzolle, Joël Pommerat. Poésie du sonore et théâtralité du musical, Paris, Classiques Garnier, coll. Études sur le théâtre et les arts de la scène, 2023.

[2] Sur ce questionnaire, voir Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint, « Avant-propos », thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le X.

[3] Voir notre entretien avec le créateur son Philippe Perrin concernant l’usage des tubes dans Contes et légendes : Philippe Perrin, « ‘‘On se retrouve ensemble les bras en l’air comme dans une salle de concert’’ », entretien réalisé par Agnès Curel, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.

[4] Philippe Perrin évoque cet effet dans son entretien. On pourra également consulter l’entretien mené avec Antonin Leymarie, qui revient sur cette chanson : Antonin Leymarie, « ‘‘Le tube est nécessairement au passé’’ », thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le X.

[5] Cécile Auzolle fait ici référence à la reprise de Contes et légendes, donnée au Théâtre de la Porte Saint-Martin de janvier à mars 2024.

[6] Cécile Auzolle, Joël Pommerat. Poésie du sonore et théâtralité du musical, op. cit., p. 203.

 

Pour citer ce document

Cécile Auzolle, « ‘‘Les chansons effectuent une dilatation de l’instant’’ », entretien réalisé par Agnès Curel, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.

URL : https://www.thaetre.com/2025/01/15/les-chansons-effectuent-une-dilatation-de-linstant/

 

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« Les chansons effectuent une dilatation de l’instant »

 

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