Les tubes du matrimoine

Entretien réalisé par Corinne François-Denève

 

 

 

Mises en scène d’Aurore Évain
À gauche : Le Favori © José Alberto Puertas
À droite en haut : Laodamie, reine d’Épire © Élise Prévost
À droite en bas : Contes des fées © Mirza Duraković

 

 

Aurore Évain est autrice, comédienne, metteuse en scène et historienne du théâtre[1]. Durant ses classes aux conservatoires des Xe, VIe et XIIIe arrondissements de Paris, puis au sein du département d’études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle, elle est frappée par l’absence criante de dramaturges femmes, éclipsées par la triade classique Molière-Racine-Corneille. Ce constat la conduit à partir en quête des inconnues de la scène. Ses premières recherches la mènent sur les traces des premières comédiennes, avec son ouvrage L’Apparition des actrices professionnelles en Europe[2]. Elle y démontre que, loin d’être des prostituées ou de simples interprètes, les actrices sont des intellectuelles, en pleine possession de leurs moyens, capables de cette « agency » (capacité à agir) que les féministes ont depuis théorisée. Ses recherches sur le « matrimoine » l’ont conduite à réhabiliter le mot « autrice », recherche qu’elle retrace dans un article réédité en 2019 aux éditions iXe[3]. Aurore Évain se consacre ensuite aux écrivaines de théâtre, ce qui la mène, depuis 2007, à éditer, en co-direction avec Perry Gethner et Henriette Goldwyn, une anthologie du Théâtre de femmes de l’Ancien Régime[4]. Elle poursuit le travail de publication des autrices via des éditions plus abordables, destinées à un vaste public, et en particulier scolaire.  Elle a à ce titre préfacé en 2020 l’édition de la farce de Françoise Pascal Le Vieillard amoureux, dans la collection « Les Plumées », aux éditions Talents Hauts[5].

Depuis 2013, Aurore Évain dirige la compagnie La Subversive. Elle s’emploie à mettre en scène les œuvres du matrimoine dit classique : en 2015 Le Favori de Mme de Villedieu[6], en 2019 La Folle Enchère de Madame Ulrich[7], en 2021 Fables de Marie de France[8] (XIIe siècle), en 2022 Contes des fées de Marie-Catherine d’Aulnoy[9] (XVIIe siècle) et en 2024 Laodamie, reine d’Épire de Catherine Bernard[10]. En 2020, son spectacle Mary Sidney, alias Shakespeare[11] attribue les œuvres de Shakespeare à cette autrice. La pièce est adaptée sous forme d’essai autofictionnel en 2024[12].

La Subversive œuvre à la visibilisation et à la reconnaissance des œuvres de femmes du passé, et à la mise en scène d’un répertoire majoritairement ignoré. Pour rendre « lisible » et « audible » ce théâtre inouï et invisible, Aurore Évain et son équipe utilisent la musique et, singulièrement, les « tubes ». Caroline Mogenet s’était penchée, dans un premier entretien dans la revue thaêtre, sur l’utilisation des chansons dans La Folle Enchère[13]. Nous avons voulu revenir de façon plus large sur cette question de la « résurrection » d’un répertoire inconnu par le tube.

L’entretien avec Aurore Évain a été mené le 23 février 2024 et mis en forme par Corinne François-Denève. Le travail d’archivage a été mené par Élise Prévost.

 

 

Dans l’entretien avec Carole Mogenet, tu parlais du lien entre le théâtre baroque de Madame Ulrich et la musique pop-rock que tu avais utilisée. Tu évoquais une esthétique commune, un désir de montrer la « punk attitude » de l’autrice, ou de son personnage, que l’on peut d’ailleurs retrouver dans les mises en scènes du Misanthrope évoquées dans ce numéro[14]. Tu évoquais aussi un désir de rapprochement entre ce théâtre qui parait daté, ancien, et le public d’aujourd’hui. Peux-tu nous en dire plus ?

La Folle Enchère de Madame Ulrich est sans doute en effet ma mise en scène qui contient le plus de tubes, ou de chansons. Je voulais travailler sur Madame Ulrich, elle-même femme libre et libertine. La pièce est une farce de travestissement à la valeur hautement subversive. Comme je l’ai dit à Caroline, je voulais en faire une pièce proto-queer, et j’ai tout de suite pensé au Palace des années 1990, au cabaret de Madame Arthur. « Sans contrefaçon » de Mylène Farmer s’est imposé immédiatement à moi pour le personnage d’Angélique, l’héroïne.

 

Mylène Farmer, « Sans contrefaçon » – extrait
Album Sans contrefaçon, 1987

 

Mylène Farmer, « Sans contrefaçon »
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, 2021
Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie de Vincennes

Avec Catherine Piffaretti, puis Nathalie Bourg,
Benjamin Haddad Zeitoun (basse), Matila Malliarakis (violoncelle)
Réalisation de Christine Hostalrich

 

Le travail à la table, avec les comédiennes et comédiens, a permis de trouver d’autres tubes. Chaque personnage est caractérisé par sa chanson, comme une couleur. Benjamin Haddad Zeitoun a proposé « Madame rêve » d’Alain Bashung, Catherine Piffaretti « L’Attentat à la pudeur » de Jacques Higelin. Pour le fils, s’est imposée une chanson d’Eddy de Pretto, « Mamere ». On entend aussi « Il/Elle » d’Arthur H et « L’Herbe tendre » de Serge Gainsbourg, mais aussi du Bach.

 

Alain Bashung, « Madame rêve » – extrait
Album Osez Joséphine, 1994

 

Alain Bashung, « Madame rêve »
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, 2021
Théâtre de l’Epée de Bois – Cartoucherie de Vincennes

Avec Aurore Évain, Nathalie Bourg,
Benjamin Haddad Zeitoun (basse) et Matila Malliarakis (violoncelle)
Réalisation de Christine Hostalrich

 

 

Eddy de Pretto, « Mamere »
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, 2021
Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie de Vincennes

Avec Benjamin Haddad Zeitoun et Aurore Évain
Réalisation de Christine Hostalrich

 

Arthur H, « Il/Elle »
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, 2021
Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie de Vincennes

Avec Catherine Piffaretti, Benjamin Haddad Zeitoun,
Nathalie Bourg et Matila Malliarakis
Réalisation de Christine Hostalrich

 

L’actrice qui interprète Angélique (Julie Ménard en alternance avec Nathalie Bourg), chante sur scène en live. Toutes les chansons de ce spectacle sont d’ailleurs chantées par les acteurs et actrices. Je n’attendais pas d’elles et eux une performance musicale : peu m’importait que ce ne soit pas tout à fait juste ou assez porté. L’idée était que ce soit le personnage qui chante, et pas l’acteur ou l’actrice qui se livre à une performance. On pourrait même dire que Madame Argante chante assez faux « Libertine » de Mylène Farmer, mais qu’elle l’assume, car elle est certaine, dans son monde parallèle, de très bien l’interpréter.

 

Mylène Farmer, « Libertine » – extrait
Album Cendres de lune, 1986

 

Mylène Farmer, « Libertine »
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, 2021
Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie de Vincennes

Avec Aurore Évain, Nathalie Bourg et Matila Malliarakis (violoncelle)
Réalisation de Christine Hostalrich

 

La chanson donne donc le « ton » du personnage ?

Cela va plus loin. L’utilisation du tube a aussi une fonction dramaturgique essentielle. Par exemple, les paroles des chansons nous ont permis de pousser plus loin que cela n’est présent dans le texte original les relations libertines entre deux personnages, qui sont soutenues, explicitées par le tube.

De même, la chanson de Brigitte Fontaine, « Je suis vieille et je vous » est utilisée vers la fin du spectacle pour délivrer un message très précis quant au personnage qui l’interprète : cela n’est évidemment pas explicite dans le texte de Madame Ulrich. Comme souvent dans le théâtre de femmes de l’Ancien Régime, en effet, la fin de la pièce est ouverte. Il n’y a en tout cas pas de retour à l’ordre. Je voulais faire en sorte que lors de cette fin, le personnage de Madame Argante devienne pathétique, au sens propre du terme. La chanson de Brigitte Fontaine l’y aide. Tout se passe comme si elle était victorieuse. La chanson dit en effet : « Les vieux sont jetés aux orties / À l’asile aux châteaux d’oubli / Voici ce qui m’attend demain / Si jamais je perds mon chemin / J’ai d’autres projets vous voyez / Je vais baiser boire et fumer / Je vais m’inventer d’autres cieux / Toujours plus vastes et précieux », mais cela est démenti par son évanouissement final. Le texte des chansons, finalement, ajoute un autre texte à la pièce, qui est celui de ma lecture de La Folle Enchère.

 

Brigitte Fontaine, « Prohibition » – extrait
Album Prohibition, 2009

 

Brigitte Fontaine, « Prohibition »
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, 2021
Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie de Vincennes

Avec Aurore Évain
Réalisation de Christine Hostalrich

 

Tu as toujours utilisé des chansons dans tes mises en scène ?

Je mets en scène des pièces du matrimoine, totalement ignorées. Parce qu’elles sont inconnues, j’ai la nécessité de trouver des équivalences, un peu comme une traductrice qui doit passer d’une langue à l’autre. L’utilisation de « tubes » est une de ces équivalences.

Et comment choisis-tu les tubes ? Par exemple dans un autre registre, qui est celui du théâtre dit jeunesse, d’ailleurs souvent considéré comme réservé aux femmes ? Tu as en effet mis en scène des contes de Mme d’Aulnoy, qu’on a souvent tendance à oublier au profit d’auteurs comme Perrault.

Oui, pour les Contes des fées de Marie-Catherine d’Aulnoy, dont j’ai monté « Chatte blanche » et « Belle aux cheveux d’or », j’ai appliqué le principe que l’on trouve dans les films produits par Pixar : les contes, comme leurs films, sont en effet accessibles à deux niveaux. Il y a une lecture pour les enfants et une lecture pour les adultes. Les enfants, souvent, sont réceptifs à un humour au premier degré. Une lecture au second degré, pour les plus grands, est toutefois possible, et provoque les rires à d’autres endroits. La chanson permet aussi cela, dans ses différentes réceptions, selon les générations. « Chatte blanche », par exemple, raconte l’histoire d’une chatte qui se révèle finalement être une princesse, dont un beau jeune homme tombera amoureux. Au début de la pièce, l’actrice, toujours Nathalie Bourg, chante « Histoire d’un amour » de Dalida, façon cabaret.

 

Dalida, « Histoire d’un amour » – extrait
Album Gondolier, 1958

 

Dalida, « Histoire d’un amour »
Contes des fées épisode 2, « Chatte blanche » de Marie-Catherine D’Aulnoy
Mise en scène d’Aurore Évain, 2022
Théâtre municipal Berthelot-Jean Guerrin de Montreuil

Avec Alice Trocellier (à gauche), Nathalie Bourg (par terre) et Amal Allaoui (à droite)
Réalisation de Christine Hostalrich

 

La chanson de Dalida est un effet de clin d’œil. Le jeu de l’actrice, et ce décalage entre le conte et le cabaret intrigue les enfants, les fait rire, la référence à Dalida peut faire sourire les parents. D’ailleurs, ce double niveau de lecture, que propose la chanson ajoutée à la pièce, est parfaitement justifié par le genre du conte de fées lui-même, qui contient des références lisibles pour les seuls adultes, qu’ils ne vont pas partager avec leurs enfants, qui comprendront (ou pas) plus tard. Il y a aussi beaucoup d’autres chansons dans ces Contes : Francis Poulenc, Barbara, Brigitte Fontaine, Allain Leprest, Hélène Martin, Anne Sylvestre mais aussi Barbara Strozzi, avec « Che si puo fare », Arie, opus 8, de 1664 !

 

Barbara Strozzi, « Che si puo fare » – extrait
Album Strozzi: Arias & Cantatas, 2014

 

Barbara Strozzi, « Che si puo fare »
Contes des fées épisode 1, « Belle aux cheveux d’or » de Marie-Catherine D’Aulnoy
Mise en scène d’Aurore Évain, 2022
La Ferme de Bel Ébat – Théâtre de Guyancourt

Avec Amal Allaoui et Alice Trocellier (viole de gambe)
Réalisation de Philippe Séon

 

Et pour le matrimoine classique de l’Ancien Régime, comment fais-tu ? Tu as une playlist différente selon l’autrice que tu mets en scène ? Tu prends toujours des références contemporaines ?

Pour mes mises en scène de pièces de théâtre de dramaturges femmes de l’Ancien Régime, j’ai pu en effet faire des choix différents selon les autrices. Ces pièces, en effet, ne sont pas reçues par le public comme du Racine ou du Molière. On peut se permettre de représenter Dom Juan dans une usine, de le rendre très actuel, car l’action en est connue ; on reconnaîtra toujours la pièce originelle derrière sa lecture moderne. Il n’en va pas de même du répertoire que j’ai choisi de monter. Les pièces, les personnages, les intrigues, ne sont pas connus : impossible de les « délocaliser » et de les moderniser de la même façon. Mais en même temps, les restituer « dans leur jus » donnerait l’impression que ces pièces sont vieilles, datées, poussiéreuses, et donc oubliées à raison. On ne dirait d’ailleurs pas cela d’un classique masculin… Il faut donc trouver un entre-deux, un espace-temps recevable, comme je le disais déjà à Caroline.

Le Favori, que j’ai monté en 2015, est un tragi-comédie de Madame de Villedieu qui se situe à un moment extrêmement politique. La pièce raconte la disgrâce de Fouquet, sur un ton distancé, voire parodique. Pour monter le spectacle, je l’ai ancré dans le temps de la fable, en 1660 à Versailles. J’ai ajouté un prologue, inspiré de lettres échangées entre la reine Marie de Médicis et Arlequin de Mantoue. Pas de « tubes » d’aujourd’hui pour cette pièce, mais des « tubes » d’hier, à savoir des sonates et cantates baroques de l’époque, composées par des femmes – Élisabeth Jacquet de la Guerre, Antonia Bembo, Barbara Strozzi et Mlle Bataille. Je pourrais la reprendre en l’actualisant, désormais. Ma mise en scène peut aussi évoluer.

Je me souviens, dans Le Favori¸ de très beaux moments de musique portés par Amal Allaoui. On la retrouve aussi dans ta dernière création, Laodamie, de Catherine Bernard. Il me semble que toutefois, dans cette pièce, Amal n’interprète pas que du baroque ? Tu as choisi de mélanger les styles pour cette pièce – comme d’ailleurs dans le choix des costumes et de la scénographie ?

Pour cette pièce, je ne voulais en effet pas de musique du XVIIe. Cette musique est souvent polluée dans notre réception par notre imaginaire versaillais ; je ne voulais pas remettre Catherine Bernard à cet endroit. Je voulais de l’Antiquité et du futurisme. Il y a donc une création de musique actuelle qui a été faite par Nathan Gabily. Amal Allaoui a proposé des airs du Moyen-Âge. Chez ces autrices de l’Ancien Régime, il y a toujours mélange des genres, et une certaine distanciation. La scène entre la princesse et sa suivante pourrait être sortie de Beaucoup de bruit pour rien. Je voulais une musique très gaie, qui connote une joie illusoire. C’est Amal qui est venue avec ce tube italien des années 1960, « Coriandoli » de Mina (qui est devenu « Gondolier » chez Dalida !).

 

Mina, « Coriandoli » – extrait
Album Coriandoli, 1960, repris dans l’album Tua…, 1987

 

Mina, « Coriandoli »
Laodamie, reine d’Épire de Catherine Bernard
Mise en scène d’Aurore Évain, 2024
La Ferme de Bel Ébat – Théâtre de Guyancourt

Avec Avec Amal Allaoui, Mona el Yafi (flûte traversière)
Réalisation de Momar Niang

 

Mais Amal le chante « façon baroque ». L’idée est vraiment que le public soit surpris par l’irruption de cette musique, tube des années 1960 chanté autrement, et qu’il se demande où se situe cette musique, et cette pièce. Il faut être tout à la fois dans le présent et le futur, dans le familier et l’étrange, le proche et le lointain. Surtout pas dans le vieux. Ce tube quasiment non reconnaissable permet d’ouvrir l’imaginaire. En revanche, pour le dénouement, à « noir pressentiment », il a été fait le choix du silence. La fin de la pièce voit un arrêt des musiques, pour ne laisser entendre que le texte. Et cet avenir incertain, souhaité par l’autrice, dont la partition reste à écrire.

 

Les pièces du matrimoine


 

Le Favori de Madame de Villedieu

L’autrice fut la première dramaturge professionnelle jouée à Paris. La tragi-comédie Le Favori a été représentée avec succès en 1665 et 1666 par la troupe de Molière au Théâtre du Palais-Royal et jouée à Versailles devant Louis XIV, à sa demande, lors d’une fête en l’honneur d’Anne d’Autriche. Molière écrivit un prologue, dans lequel il interprétait le rôle d’un marquis ridicule. Amour et honneur, fidélité et perfidie, héroïsme et jalousie sont les ingrédients de cette pièce parodique sur le pouvoir, opposant les « caméléons de cour », cyniques et médisants, et les « Vertueux », aux valeurs héroïques, imprégnés d’amour précieux. Mais derrière les Masques, le plaisant libertinage des premiers et l’orgueilleuse fierté des seconds brouillent les frontières… Si l’ordre moral est finalement rétabli, le dernier mot revient à la volage coquette, dont l’amour pour la fleurette annonce l’épicurisme galant du siècle des Lumières.

 

La Folle Enchère de Madame Ulrich

La Folle Enchère de Madame Ulrich met en scène les déboires d’une « Argante », pendante du vieil « Argante » des Fourberies de Scapin. Fondée sur le travestissement et les fourberies de valets rusés, La Folle Enchère est une œuvre satirique et cynique sur les mœurs d’une société rongée par l’absolutisme finissant. Une bourgeoise fortunée est séduite par un petit Comte qui est… l’amante de son fils. Mère ridicule, pathétique dans son refus de vieillir, elle est la dupe de cette jeune travestie et du duo impitoyable que forment son valet et son fils. L’originalité de cette pièce, furieusement baroque, tient à l’inversion des rôles de sexe, qui aboutit à la mise aux enchères du prétendu comte et à son faux enlèvement par une marquise n’ayant jamais existé… La Folle Enchère est la première comédie publiée par une femme et représentée à la Comédie-Française en 1690. Suite à son succès, elle fut reprise l’année suivante et jouée à la Cour. Tout au long du XVIIIe siècle, La Folle Enchère fut attribuée à tort à l’acteur Dancourt, qui avait pourtant la fâcheuse réputation de s’approprier de nombreuses pièces. Amant de Madame Ulrich, il interpréta le rôle de Merlin et son épouse, Thérèse Lenoir, joua Angélique. Le trio du mari, de la femme et de la maîtresse ne résista pas longtemps à l’épreuve de la pièce… En représailles, deux mois après la création, Madame Ulrich fut interdite d’entrée à la Comédie-Française. L’autrice eut une vie « aventureuse », prompte à la déclasser de sa possible auctorialité.

 

Laodamie, reine d’Épire de Catherine Bernard

En 1689, Catherine Bernard fait jouer à la Comédie-Française Laodamie. Ce sera la première tragédie écrite par une femme à y être représentée. La pièce connaît un succès retentissant et reste au répertoire pendant deux ans. Catherine Bernard tombe ensuite dans l’oubli, aidée par Voltaire qui, pris en défaut d’avoir plagié ses pièces, les attribue à Fontenelle… Elle rejoint ainsi le cercle des « Plumées ». Laodamie est une tragédie classique au féminin. Catherine Bernard y décline ses thèmes favoris, interrogeant le rapport à l’autorité, au pouvoir et à la légitimité, à travers le destin d’une reine oubliée par l’Histoire. Elle est aussi la seule dramaturge de son temps à mettre en scène une sororité qui l’emporte sur les intérêts personnels et la rivalité amoureuse. Sa pièce porte la trace d’un débat politique majeur à l’époque, lui aussi effacé de nos mémoires : la « Querelle des femmes », autrement dit la question de l’égalité entre les sexes et la légitimité des femmes à gouverner, penser, créer par elles-mêmes.

 

 

Notes

[1] Voir le site d’Aurore Évain.

[2] Aurore Évain, L’Apparition des actrices professionnelles en Europe, Paris, L’Harmattan, coll. Univers Théâtral, 2001.

[3] Aurore Évain, En compagnie : Histoire d’autrice de l’époque latine à nos jours, par Aurore Évain, suivie de Presqu’illes, une comédie de Sarah Pèpe, Paris, iXe, 2019.

[4] D’abord disponible entre 2007 et 2011 aux Publications de l’Université de Saint-Étienne, dans la collection « La cité des dames », le Théâtre de femmes de l’Ancien Régime est désormais édité aux Classiques Garnier (Paris, 2014-2022).

[5] Françoise Pascal, Le Vieillard amoureux, préface d’Aurore Évain, Éditions Talents Hauts, coll. Les Plumées, 2020.

[6] On renvoie aux dossiers présents sur le site de la Compagnie La Subversive. Le Favori  a été créé en mai 2015 à la Ferme de Bel Ébat Théâtre de Guyancourt.

[7] La Folle Enchère a été créé le 14 novembre 2019 à la Ferme de Bel Ébat Théâtre de Guyancourt.

[8] Fables a été créé le 4 mars 2021 à la Ferme de Bel Ébat Théâtre de Guyancourt.

[9] Contes des fées a été créé le 14 avril 2022 à la Ferme de Bel Ébat Théâtre de Guyancourt.

[10] Laodamie, reine d’Épire a été créé le 27 février 2024 à la Ferme de Bel Ébat Théâtre de Guyancourt.

[11] Mary Sidney, alias Shakespeare a été créé au Théâtre des Îlets-CDN de Montluçon le 17 septembre 2020.

[12] Aurore Évain, Mary Sidney, alias Shakespeare, Paris, Éditions Talents Hauts, 2024.

[13] Aurore Évain, « Jouer La Folle Enchère de Madame Ulrich », entretien réalisé par Caroline Mogenet, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 13 mai 2024.

[14] Corinne François-Denève, « ‘‘Si le roi m’avait donné’’… un tube. Irruption et disruption dans les Misanthrope d’Ivo van Hove et de Jean-François Sivadier », thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.

 

Pour citer ce document

Aurore Évain, « Les tubes du matrimoine », entretien réalisé par Corinne François-Denève, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.

URL : https://www.thaetre.com/2025/01/15/les-tubes-du-matrimoine/

 

À télécharger

Les tubes du matrimoine

 

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