Entretien réalisé par Agnès Curel
Philippe Perrin est créateur son au théâtre depuis une vingtaine d’années. Il a longtemps collaboré avec Séverine Chavrier. Depuis quelques années, il prend la suite de François et Grégoire Leymarie, qui assuraient la création sonore et la régie des spectacles de la Compagnie Louis Brouillard. Outre ce travail, il réalise également la création sonore de spectacles de cirque, notamment avec le Collectif Sous le Manteau et la Compagnie UNA.
J’ai contacté Philippe Perrin pour évoquer avec lui la manière dont un créateur et régisseur son aborde l’introduction de tubes dans un spectacle. L’exemple de Contes et légendes, spectacle repris au moment de la préparation de ce chantier pour la revue thaêtre, est en effet frappant. C’est un spectacle qui a d’ailleurs été souvent évoqué parmi les souvenirs de spectateur·rices collectés[1]. Si Joël Pommerat est habitué à insérer des chansons connues dans ses mises en scène, l’usage qu’il en fait dans ce spectacle est particulièrement remarquable. Des musiques, le plus souvent composées par Antonin Leymarie[2], accompagnent les noirs, mais dans ce régime musical habituel dans la dramaturgie de Pommerat, trois chansons se détachent plus distinctement.
Dans un premier temps, le public découvre une chanson d’Alexy Large, « Laisse-moi t’aimer », laquelle, si elle reste somme toute confidentielle pour le public, constitue un tube intradiégétique – elle est d’ailleurs jouée deux fois. Puis, dans la dernière scène du spectacle, deux chansons sont interprétées. L’une est un chant religieux a cappella, l’autre est un tube de Dalida, « Mourir sur scène », chanté en playback. Les spectateur·rices sont plongé·es dans un salon bourgeois : une mère accueille quelques amis de son fils, jeune homme en rémission d’une terrible maladie et qui a frôlé la mort. Elle souhaite fêter ce rétablissement en lui faisant une surprise de taille : elle a fait venir un robot-chanteur, star dont son enfant est un grand fan, pour lui interpréter une chanson. Elle a réuni ses compagnons avant son arrivée pour les mettre dans la confidence, quand l’impresario du robot-star arrive. Lui aussi leur dévoile un terrible secret : ce robot n’a plus autant de succès qu’avant et d’autres robots sont désormais bien plus appréciés que lui. Cet artiste robotique est donc destiné à la casse et sera désactivé peu après ce dernier show. Le robot ne le sait pas, bien sûr, ni le jeune homme qui l’aime tant, et dont les chansons lui ont donné de la force pendant son traitement. Ces deux êtres semblent être reliés par une force vitale et ignorent tous deux la tragique fin qui attend le robot-star.
« Mourir sur scène » fonctionne ici comme un clou qui viendrait surprendre l’auditoire. Dans un monde qu’on imagine depuis le début du spectacle comme relevant d’une forme de science-fiction, dans un univers à la Spielberg (on pense notamment à A.I. Intelligence artificielle, 2001) où les robots vivent au service des humains, on s’étonne d’entendre une chanson de Dalida de 1983, encore plus quand celle-ci a été présentée auparavant comme le morceau préféré d’un enfant. Le titre et les paroles de la chanson (« Moi je veux mourir sur scène / Devant les projecteurs / Oui je veux mourir sur scène / Le cœur ouvert tout en couleurs / Mourir sans la moindre peine / Au dernier rendez-vous / Moi je veux mourir sur scène / En chantant jusqu’au bout ») tiennent du commentaire métathéâtral dont les metteur·ses en scène sont friand·es, mais produisent également une puissante ironie dramatique. Alors que le morceau est censé incarner l’esprit de la fête, elle laisse entendre un paradoxal chant de mort : n’est-ce pas étrange qu’un jeune garçon si malade ait trouvé de l’énergie dans une chanson qui fantasme ainsi la mort ? Que deviendra-t-il quand son robot adoré sera désactivé ? Quelle vision grotesque nous offre ce robot qui fait, sans le savoir, son dernier tour de piste et va « chanter jusqu’au bout » ? Les paroles de la chanson sont relittéralisées, prises au pied de la lettre, offrant, en clôture du spectacle, une vision où burlesque et tragique dansent quelques pas de disco.
Étonnamment, alors que j’évoquais cette lecture et ces multiples interrogations qui m’avaient étreinte à la fin du spectacle, Philippe Perrin me confie que cette interprétation dramaturgique n’a pas été évoquée au plateau et que l’enjeu, pour lui, se trouvait ailleurs : dans l’expérience sonore offerte aux spectateur·rices. Du côté de la régie, les tubes en scène demandent un traitement particulier, et s’ils viennent enrichir l’interprétation dramaturgique des pièces, ils relèvent avant tout de l’esthétique de l’effet, qu’il faut penser et construire en harmonie avec la partition sonore du spectacle. C’est ce dernier point que nous avons souhaité explorer dans le cadre de cet entretien, pour redonner au son toute son épaisseur et envisager les questions techniques qui peuvent se poser quand il s’agit de mettre en son des tubes.
L’entretien a eu lieu en Avignon en février 2024, entre les dernières représentations de Contes et légendes, repris au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, et la (re)création de Marius à La Rochelle.
Depuis quand travailles-tu avec la Compagnie Louis Brouillard ? Quel est ton rôle ?
Je suis arrivé au moment de Ça ira (1) Fin de Louis en 2018, pour faire notamment les dates à l’étranger. J’ai ensuite participé à la création de Contes et légendes (2019) puis de Marius (2024). Avec Joël, je ne pense pas être vraiment un créateur sonore comme je le suis avec d’autres metteur·ses en scène, notamment Séverine Chavrier avec qui j’ai longtemps travaillé. Ici, j’assiste le metteur en scène techniquement et artistiquement pour le son, mais c’est lui qui conçoit vraiment les créations sonores. Quand Joël est en phase d’écriture, il travaille beaucoup en improvisation avec les comédien·nes, puis le soir il réécoute ou il repense à ses improvisations, puis il les réécrit et les repropose aux comédien·nes le lendemain, et ça tourne comme cela. En écrivant, je pense qu’il se fait beaucoup d’images visuelles et sonores. Il fait aussi une commande en amont de chaque création à Antonin Leymarie, qui lui donne des matières sonores et musicales à foison. Et souvent le matin, Joël arrive en me disant : « On va travailler cette scène, est-ce que tu peux mettre ce morceau-là ? Cette bande-là ? », etc. C’est pour cette raison que je n’estime pas être vraiment son créateur sonore mais davantage un collaborateur. Joël fait la plus grande partie de la création, du choix des sons. Je fais tout le reste, l’habillage et la construction de la spatialisation.
Pour la création de Contes et légendes, à l’origine, mon travail consistait à suivre l’amplification des comédien·nes, leur faire redescendre un peu la voix, travailler comme en salle de répétition un espace assez restreint et intime, mais dans une grande salle, où les acteur·rices ont tendance instinctivement à projeter davantage. Avec Joël, le travail du micro consiste à permettre une sonorisation soutenue tout en préservant une adresse tout à fait naturelle entre comédien·nes. Il a fallu aussi trouver les trois voix des robots. Ensuite, il y a tout l’habillage sonore de la pièce, qui se crée conjointement avec lui. Arrivés à deux semaines de la première, nous avions quasiment toutes les scènes, mais très peu de transitions. À un moment, il s’est retourné vers moi et m’a demandé : « Tiens, mais on fait quoi entre ces deux scènes-là ? » Heureusement, j’y avais pensé un peu, j’anticipe aussi les choses au cas où il n’ait pas d’idées. Qu’est-ce que je me raconte pour cette scène, cette transition ? L’essence de mon boulot, habituellement, est d’accumuler de la matière sonore. Je suis tout le temps en production, j’ai très souvent un enregistreur avec moi quand je me promène, et j’enregistre des sons concrets. Je produis aussi des sons plus triturés sur l’ordinateur, à partir de sons concrets ou de synthétiseurs.
Contes et légendes se finit sur un playback d’une version remaniée de « Mourir sur scène » de Dalida. Qui est à l’origine de cette idée ? Comment avez-vous travaillé ce moment ?
En réalité, avant cela, je n’avais jamais travaillé avec des tubes, des airs connus. En tant que créateur son, je n’aime pas du tout utiliser des musiques connues, parce qu’elles font appel à la mémoire de chacun·e ; or tout le monde n’a pas forcément les mêmes sensations. Le son et la musique sont des choses très subjectives. Un son peut me raconter une pression thoracique, un truc un petit peu tendu alors que toi, tu vas l’entendre et te dire par exemple : « ça me fait penser à une naissance. » Ce sont des matériaux très délicats.
Parfois, pendant la création, nous faisons des temps d’atelier où pendant une journée les comédien·nes vont présenter chacun·e une scène de playback avec un morceau de leur choix. C’est très dur de faire un playback en réalité : il faut vraiment chanter, c’est la solution. Quand arrive Dalida en répétition, un pré-choix a déjà été fait : trois ou quatre comédien·nes ont fait des propositions intéressantes, souvent des chansons des années 1980 et 1990. Je me souviens d’essais avec des chansons de Johnny, de Céline Dion, de Jean-Jacques Goldman… Joël m’a prévenu : il faut que je charge ces morceaux et que je sois prêt à démarrer. On testera ces morceaux en répétition… Quand vont-ils intervenir ? Est-ce qu’ils seront présents dans la version finale ? On ne sait pas, on va d’abord travailler ces scènes puis aviser.
Le fait de finir la pièce sur cette chanson s’est décidé très tard et c’est un choix basé sur des sensations, qui ne s’explique pas autrement. On travaille beaucoup dans la sensation avec Joël, on ne parle pas de dramaturgie. On part d’une situation et chacun·e de ses collaborateur·rices a la liberté d’imaginer ce qu’il ou elle souhaite.
Et toi, que t’imagines-tu quand surgit ce tube à la fin de la pièce ?
Pour moi, « Mourir sur scène » est d’abord un appel à la mémoire collective. Quand tu prends un tube si énorme, c’est quand même beaucoup moins subjectif, j’ai l’impression que tout le monde se raconte à peu près la même chose. Même si on a chacun·e une mémoire différente du moment où on a entendu ce morceau, tout le monde a vécu un truc précis sur ce tube. Il y a aussi du commun, parce que ce morceau de Dalida imprègne notre imaginaire collectif. D’un coup, il y a un truc très fort dans la salle : on est 700 personnes éparpillées dans une pièce et puis soudainement… on est vraiment tou·tes ensemble. Tout le monde connaît Dalida, elle a fait le tour des générations. C’est un peu fou. Puis c’est aussi un symbole queer maintenant.
Abordes-tu ce tube de manière particulière en régie ?
Je travaille sur le volume sonore. Je trouve que la sidération est l’effet qui représente le mieux le théâtre de Pommerat. Pour moi, la sidération passe ici par le volume du son. La scène durant laquelle le tube est diffusé est la dernière. Il y a ce petit gars qui est déchiré de voir ce robot, c’est vraiment son héros. Et puis tout à coup, la musique commence et on se prend un mur de son. Donc je pense que tout le monde reste stupéfait. Le volume sonore crée un premier effet, puis on prend peu à peu conscience de l’incongruité de la situation : on entend un tube de Dalida, puis on comprend que c’est le robot qui chante cette chanson, et enfin on contemple ces jeunes qui sont en train de danser sur ce vieux tube. Voilà tout ça… Je pense que l’ensemble crée un état de sidération chez les spectateur·rices.
François Leymarie, qui est le créateur son de Pommerat depuis très longtemps, m’a accompagné pendant la création du spectacle et m’a expliqué que pour les playback, avec Joël Pommerat, c’est très simple : c’est tout à fond, le même niveau sonore qu’à un concert. On envoie toutes les enceintes, le plus fort possible. Dans ce spectacle, c’est le seul moment où l’on est à un tel volume sonore. François est quelqu’un de très important, il a apporté les solutions techniques au tout début, quand Pommerat a voulu mettre beaucoup de son dans ses spectacles. À l’époque, ça ne se faisait pas vraiment et François a été le premier à lui dire : « Mais bien sûr que ça peut se faire ! S’il faut mettre quinze enceintes au fond, on va mettre quinze enceintes au fond, ne t’inquiète pas !… », et il a trouvé vraiment beaucoup de solutions techniques.
« Mourir sur scène »
Chanson écrite par Michel Jouveaux et composée par Jeff Barnel
Interprétation originale de Dalida, album Les P’tits mots, 1983
Reprise de Laurane Hoareau (2013) remixée pour Contes et légendes (2019)
Mais ce n’est pas la version originale, n’est-ce pas ? Vous l’avez modifiée ? C’est un robot qui est censé chanter, cela entraîne un traitement particulier ?
À l’origine, cette version de « Mourir sur scène » a été trouvée sur YouTube[3]. Sur la vidéo, c’était un petit jeune ou une petite jeune, je ne sais plus, qui chantait, qui reprenait la chanson. Je ne sais pas qui a trouvé cette version mais elle concordait avec le travail mené à ce moment-là. Donc Joël m’a demandé de prendre ce fichier… Ce n’était pas facile pour moi : c’était un fichier MP3, directement pris sur YouTube, autant dire que la qualité n’était pas bonne du tout ! Et là, on voit vite la différence entre chez soi et une salle de spectacle : au théâtre, les enceintes sont beaucoup plus précises et quand on diffuse un fichier MP3 avec ce matériel, on entend tous les petits sons parasites, désagréables à entendre. Quand j’ai entendu tous ces défauts, je me suis dit que ça n’irait pas. Et là, Joël m’a dit : « Oui, ça ne va pas… ce n’est pas assez crade ! Il faut que tu ‘‘cradifies’’ la piste, le son est trop rond, pas assez robotique. » Alors, très concrètement, j’ai monté les médiums aigus, mais comme c’est un fichier unique, si je montais la voix, je devais monter l’orchestration aussi. On aurait pu aller en studio – c’est comme ça que fait Antonin Leymarie pour la partie musicale – et se dire : « On veut ce morceau de Dalida, mais avec une voix de robot. » Bref, on aurait pu tout réenregistrer. Mais Joël a entendu cette version-là, et ça lui a raconté un truc, donc on l’a gardée telle quelle.
Pour la voix des robots, on a travaillé avec un autotune. Il y a des petits accents métalliques, qui viennent du jeu sur les tonalités, qui constitue le gros du travail… et qui marche : beaucoup de monde me demande si c’est vraiment le robot qui chante à la fin, alors que c’est un playback.
Il y a d’autres moments musicaux mémorables dans ce spectacle, notamment « Laisse-moi t’aimer » d’Alexy Large, un artiste pop qui a une petite notoriété sur YouTube. Le public ne le connaît pas forcément (et peut même imaginer qu’il s’agit d’une composition pour l’occasion !), mais dans la fiction, on comprend que ce chanteur, ce morceau sont très importants pour le personnage, un petit garçon, qui ne cesse de réclamer la chanson à son robot. Dans la fable, c’est le robot qui est censé diffuser la musique grâce à des enceintes qu’on imagine situées sur son « corps ». C’est assez drôle : le robot lance la musique en appuyant avec son doigt sur un supposé bouton placé au sommet de son crâne. Ce morceau, « Laisse -moi t’aimer » est une sorte de tube interne au spectacle, puisqu’on voit que le petit garçon adore cette chanson, qu’il l’écoute souvent. As-tu abordé les choses différemment pour ce passage ?
C’est une chanson qui a été proposée en atelier. Nous avons fait beaucoup d’essais à partir de morceaux trouvés sur YouTube. Dans la scène, le morceau revient deux fois : on l’entend partiellement au début, puis à la fin de la scène, le petit garçon demande au robot de le remettre et, cette fois, il est diffusé en entier. Le robot se touche la tête, et cela envoie le son. Pour moi, le son est censé sortir de lui, c’est ce que je me raconte. Quand on l’a testé en répétition, j’ai donc ciblé les enceintes proches du comédien et j’ai envoyé le son à un volume raisonnable, mais Joël m’a demandé de le mettre un peu plus fort, puis de plus en plus fort. Ce n’était donc plus vraiment réaliste. Je ne trouvais pas ça très juste que le son vienne très fort et de toutes les directions, si on voulait donner l’impression qu’il était diffusé par le robot. Finalement, l’option que nous avons retenue est que le son commence à être diffusé à partir de l’emplacement du robot, cela crée une sorte d’introduction sur l’introduction, le volume monte doucement et puis quand le morceau commence vraiment, là le son éclate partout dans la salle.
De toute façon, le public est tellement concentré sur ce que fait le robot qu’il ne se rend pas compte de ce qui se passe du côté du son, qui suit les mouvements du robot : quand le morceau commence, le robot est calme, puis à un moment il se lève, se rapproche du petit… tout ce moment est grandiloquent, à la fois par le jeu, par le volume auquel le morceau est envoyé – car le son s’élargit peu à peu –, et enfin par le « tube » lui-même, qui provoque lui aussi un petit effet de sidération.
Un peu avant le tube de Dalida, il y a un chant liturgique très connu, un vrai tube chrétien, « Écoute, écoute », chanté a cappella par les comédiennes du spectacle : pas de piste sonore à lancer ici ! J’imagine que tu abordes cette partie de manière particulière.
L’histoire est assez jolie. J’ai assisté à la naissance de ce moment. On parlait tou·tes ensemble de cette dernière scène avec cette petite famille qu’on imagine être catholique, et à un moment, Pommerat a proposé d’imaginer ce que chanteraient ces enfants si elles étaient dans une église. Il a donc demandé aux comédiennes, pendant les répétitions, de préparer un morceau, un cantique, pour voir ce que cela donnerait. Une des comédiennes, Lenni Prézelin, a pris les choses en main : elle a trouvé un chant et a distribué les paroles à tout le monde. Elles ont répété, et c’était parfait ! Après, en régie, ce passage est plutôt tranquille, ce n’est pas très compliqué. Certes, elles chantent en direct, mais c’est très carré. Tous les soirs, c’est vraiment la même chose, donc les micros sont calés à un certain volume.
Bien sûr, on retouche toujours tous les sons lors de chaque raccord, dans chaque salle où passe le spectacle, c’est inévitable : quand on change d’acoustique, d’enceintes… tout change ! Même si on garde le même décor, il n’est pas implanté du tout de la même manière. 50 % de mon travail consiste à gérer l’acoustique. Dans chaque ville, c’est un nouveau challenge. Notre défi en tant que technicien·ne, c’est de recréer le même spectacle pour tou·tes, partout dans le monde. Donc, en tournée, je fais attention au raccord technique particulièrement pour ce passage. Il faut mixer les voix entre elles pour qu’on les entende toutes. Mais je connais bien les comédiennes, j’ai leur timbre en tête. L’hiver, il faut suivre les maladies : si l’une est un peu malade, je sais que pendant toute la pièce il va falloir l’aider un petit peu, pousser le micro. Une autre peut avoir la voix vraiment fatiguée et à l’inverse, sur ce chant, il va falloir baisser un peu son micro et monter les autres pour avoir tout de même l’effet de masse. C’est très rare, mais il a pu arriver que l’une me dise que c’était trop dur, d’un point de vue physique, de chanter pour la représentation du soir. En ce cas, elle me prévient et je coupe son micro.
Dans la scène, elles sont six comédiennes à chanter, trois devant, trois derrière. Elles chantent a cappella mais il y a une réverbération énorme. Je la mets le plus fort possible, pour donner l’impression qu’on est dans une chapelle… C’est moi, mon imaginaire et ce que j’en fais en régie : je vois une scène de petites catholiques en train de chanter un cantique, j’essaie d’en faire quelque chose d’un point de vue sonore. Même si ces personnages restent concrètement dans le salon et ne sont pas dans une église, l’effet sonore crée une « impression de ». Le son nous transporte ailleurs, accompagne ce morceau célèbre.
Depuis la régie, remarques-tu les réactions des spectateur·rices lors de la diffusion de ces tubes ?
À la fin, les gens chantent souvent la chanson de Dalida. Les lycéen·nes y vont direct ! Il·elles sont déjà souvent mort·es de rire pendant le morceau d’Alexy Large. Les deux chansons marchent très fort. Et puis, pour Dalida, c’est le moment d’émotion. Les gens comprennent petit à petit que c’est la fin. Quand on va voir une pièce de théâtre de plus d’une heure, il y a ce truc quand on sent que la fin arrive, une sorte de contentement. On est content que ce soit la fin, mais ici la scène est très touchante, on peut être pris par l’émotion : c’est quand même l’histoire d’un petit garçon qui était gravement malade. Certain·es spectateur·rices sont en pleurs après le playback. Il y a des gens qui se prennent cette scène vraiment en plein cœur. C’est une déflagration.
Comment s’organise le plan de diffusion, c’est-à-dire la répartition des enceintes ?
J’ai une dizaine de points de diffusion différents. Il y a les enceintes en façade, bien sûr. Pour un concert, on s’arrête là. Pour Contes et légendes, j’installe aussi deux enceintes au lointain, pour avoir un son qui vient de l’arrière. Puis nous avons deux autres enceintes dans les coulisses, qui permettent de faire le son des enfants quand ils sont hors-scène. Il y a notamment une scène où l’on entend les enfants au loin : cela vient d’une des enceintes qui est en coulisses. À un autre moment, on entend le bruit d’une télévision : ce son vient de l’autre enceinte des coulisses, qui est à jardin. Un personnage est censé parler dans les gradins à un moment, donc il y a une enceinte derrière les gens, pour créer l’illusion de sa présence.
Si l’on revient au tube de Dalida, c’est un moment où je pousse tout très fort. Pas seulement les enceintes en façade : je mets des petits appoints derrière pour que tout le monde se sente englobé à ce moment-là, parce que c’est la fin, parce que c’est Dalida. La psychoacoustique est importante : je sais que quand les gens sont en focus extrême sur le plateau, je peux faire passer des sons qui sont peut-être techniquement un peu à la limite, car saturés et légèrement décalés, mais qui passent quand même car les gens se concentrent sur l’action au plateau, ici le playback et l’effet final.
Pour un tube, le volume est donc crucial du point de vue de la création sonore et de la régie ?
Le son fort, ce sont des sensations physiques, la puissance vient aussi de là. Le son fait résonner le corps, cette masse d’eau… Quand tu te sens résonner, il se passe un truc. Quand je mets le son à ce volume-là, on retrouve les sensations de concert. Tu es plus en communion. Généralement, on se sent plus facilement « ensemble » quand on assiste à un concert que face à une pièce de théâtre. Dans une salle de théâtre, entendre les autres me gêne. J’ai envie d’être seul. Mais quand le son est à fond, j’ai l’impression de retrouver cet état propre au concert : on ne se préoccupe plus des bruits de son voisin ou de sa voisine, on est arrosé·es de son, on se met tou·tes à vibrer, on a le diaphragme qui bouge en même temps, on est tou·tes synchronisé·es sur les pulsations.
Je pense que cet effet s’ajoute à la mémoire collective. D’un coup, on ressent tou·tes un truc et on se retrouve ensemble les bras en l’air comme dans une salle de concert. Il y a peut-être à la fois la reconnaissance du tube de Dalida, l’imaginaire collectif qui est sollicité… et le fait que du point de vue physique, quel que soit le tube, un autre imaginaire collectif est convoqué : tout à coup, on n’est plus au théâtre, on est au concert.
Tu vas participer à la reprise de La Réunification des deux Corées et tu travailles actuellement sur la partition sonore créée par François et Grégoire Leymarie, qui étaient à la régie son lors de la création. Il n’y a pas de tube dans ce spectacle mais on y entend toujours, bien sûr, les créations musicales d’Antonin Leymarie. Est-ce que cela change quelque chose pour toi ?
Je viens de passer deux semaines seul avec mon ordinateur et la bande son des Deux Corées. Il y a encore des moments de playback, mais ce sont des morceaux d’Antonin Leymarie qui sont diffusés. Ils ne sont pas connus, ils ont été créés pour l’occasion et pourtant ils sont traités comme des playback sur des tubes, comme le Dalida dans Contes et légendes : le son est au maximum, ça jouait très fort à la création. Ces trois morceaux d’Antonin Leymarie, ces moments de chanson, créent le même phénomène physique chez les spectateur·rices que celui que j’ai décrit précédemment. Ces tubes n’en sont pas, ils ne sont pas du tout connus, mais d’un coup, le son est très fort et tout le monde se met à vibrer. Et puis sur scène, une personne incarne le morceau, « Celui ou celle qui chante », et cette personne devient une star absolue, même si elle chante dans une langue qu’on ne comprend, une sorte de grommelot, peu importe. On se met à vibrer, les bras en l’air.
C’est le génie d’Antonin qui fait qu’il a composé des morceaux que l’on a l’impression de connaître. C’est de la technique musicale, avec bien sûr beaucoup d’inspiration et de talent. C’est beaucoup de travail, il faut avoir un don. Le morceau commence, on a la sensation de reconnaître les suites d’harmonies. Il reprend ce qui, dans le monde occidental, constitue un tube. Et cela en devient un, le temps du spectacle au moins.
Notes
[1] Voir Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint, « Avant-propos », thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.
[2] Voir l’entretien que nous avons réalisé avec ce dernier dans ce même chantier : Antonin Leymarie, « ‘‘Le tube est nécessairement au passé’’ », entretien réalisé par Agnès Curel, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.
[3] On doit cette version à Laurane Hoareau et elle est accessible sur la chaîne YouTube de KlaSs MetiSs. Elle est également évoquée par Cécile Auzolle dans l’entretien que j’ai mené avec elle : Cécile Auzolle, « ‘‘Les chansons effectuent une dilatation de l’instant’’ », entretien réalisé par Agnès Curel, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.
Pour citer ce document
Philippe Perrin, « ‘‘On se retrouve un peu les bras en l’air comme dans une salle de concert’’ », entretien réalisé par Agnès Curel, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.
URL : https://www.thaetre.com/2025/01/15/on-se-retrouve-ensemble-les-bras-en-lair-comme-dans-une-salle-de-concert/
À télécharger
« On se retrouve ensemble les bras en l’air comme dans une salle de concert »