Tubes, goguettes et vaudevilles

Conversation autour de la recréation de L’Île des Amazones (1718-2025)

Entretien réalisé par Judith le Blanc

 

Une première lecture de L’Île des Amazones
en « résidence d’incubation » à l’Abbaye de Royaumont
Ensemble Faenza (sous la direction de Marco Horvat) :
Cécile Achille, Myriam Arbouz, Lili Aymonino,
Léo Cohen-Paperman, Ronan Debois, Judith le Blanc,
Benoit Joseph Meier, Antoine Philippot, Bertrand Porot et Marc Bizzini
© Alexandre Verbrugghe

 

 

En 2022, Marco Horvat, directeur artistique de l’ensemble Faenza, est venu me voir avec l’envie de monter des pièces du répertoire de l’opéra-comique en prose et vaudevilles du premier XVIIIe siècle[1]. On appelle « vaudeville », à l’époque, une chanson connue d’un grand nombre de personnes, sur laquelle on greffe des paroles inédites. Certains vaudevilles sont alors de véritables tubes, et le plaisir du public repose sur la reconnaissance musicale. Parfois ce plaisir est décuplé par un jeu intertextuel avec le texte original de la chanson également connu par le public qui goûte des effets de sens inaccessibles aux spectateurs et spectatrices d’aujourd’hui[2]. En fonction de leur contexte d’irruption, les timbres signifiants peuvent être soit concordants, c’est-à-dire utilisés selon le principe analogique, soit discordants – ou « à contre-poil »[3] –, selon le principe antiphrastique de nouvelles paroles qui entrent en contradiction avec la situation dramatique. Cette distinction entre usage concordant et usage discordant repose le plus souvent sur des critères textuels. Les dramaturges jouent du contraste ou de la disconvenance entre la forme et le fond pour créer des effets d’ironie dramatique suscités par ce mariage arrangé entre le fredon connu et le texte inédit. Comment dès lors remettre en scène ce répertoire du premier opéra-comique dont la dramaturgie repose en grande partie sur la culture des tubes de l’époque ? Comment recréer la connivence avec le public contemporain ? les effets de sens et ce plaisir de la reconnaissance propre à ce répertoire ?

C’est pour tenter de répondre à ces défis que Marco Horvat a eu l’idée de faire intervenir Les Goguettes en trio (mais à quatre)[4] dans le processus de recréation de L’Île des Amazones. Une goguette est en effet une chanson écrite « sur l’air de », autrement dit une sorte d’équivalent du vaudeville du XVIIIe siècle. Cette Île s’inscrit dans une tétralogie comique, puisque notre choix de corpus s’est arrêté sur quatre opéras-comiques insulaires : deux mêlés de vaudevilles, L’Île des Amazones de Lesage et d’Orneval et L’Île de Circé (titre original : Les Animaux raisonnables[5]) de Fuzelier et Legrand (1718) ; deux mêlés d’ariettes (c’est-à-dire d’airs originaux), L’Île des Fous d’Anseaume, Marcouville et Duni (1761) et L’Île Sonnante de Collé et Monsigny (1768). Mais seule L’Île des Amazones sera « goguettisée ».

 

Marco, peux-tu revenir sur la genèse de ce projet et cette idée de faire intervenir Les Goguettes en trio (mais à quatre) dans le processus de recréation de L’Île des Amazones ? Pourquoi avoir choisi spécifiquement L’Île des Amazones pour cette collaboration avec Les Goguettes en trio (mais à quatre) ?

Marco Horvat. – Depuis que je travaille dans le domaine de ce que l’on appelle les musiques anciennes, je me pose la question de l’esprit et de la lettre. Déjà, qu’appelle-t-on « musiques anciennes » ? Ce sont des musiques qui, du fait d’une rupture dans la tradition d’interprétation, ne nous sont pas parvenues par le biais d’une transmission de maître à élève, comme c’est le cas par exemple de la musique de Mozart qui a été jouée de façon discontinue depuis qu’elle a été composée, jusqu’à nos jours.

Rejouer des musiques qui n’ont pas bénéficié de cette chaîne ininterrompue de tradition d’interprétation implique donc, dans une certaine mesure, de réinventer des pratiques. Les connaissances historiques nous aident jusqu’à un certain point, mais elles sont la plupart du temps lacunaires, voire presque inexistantes dans certains cas. L’imagination, à un certain point de notre travail, doit nécessairement suppléer, ou tout au moins compléter, les connaissances acquises.

Dans l’interprétation d’une œuvre de musique ancienne, on peut être très fidèle à la lettre, tout en passant complètement à côté de l’esprit. Si j’interprète un air sérieux des années 1660 en m’accompagnant sur un instrument ancien dont je maîtrise la technique, en utilisant les ornements et la diction de l’époque dans une église ou une salle de concert, suivant un cérémonial de concert hérité du XIXe siècle, suis-je vraiment fidèle à l’esprit de cette musique, née dans un contexte de convivialité et interprétée dans des cercles privés qui faisaient la part belle à la conversation ? Je ne le crois pas.

Pour un certain nombre de répertoires intimement liés aux conditions d’interprétation, il me semble indispensable de recréer des conditions d’écoute non pas identiques à celles de l’époque qui les a vus naître, mais au moins équivalentes. Dans certains cas, il faut savoir transposer, trouver des équivalences, voire des subterfuges. Pour l’air sérieux, né et interprété dans le cadre de réunions mondaines et aristocratiques, il faut inventer des dispositifs qui recréent du lien social, qui permettent une proximité et un échange avec le public d’aujourd’hui, sans quoi on risque de perdre l’esprit et de ne garder que la lettre.

Dans cette optique, quand j’ai eu l’envie de redonner vie à des comédies en vaudevilles, la question de l’esprit et de la lettre s’est posée avec une acuité encore renforcée. En effet, s’il est parfaitement possible de retrouver les mélodies de vaudeville qui constituaient le principal attrait de ces pièces pour le public de l’époque, et qu’il n’est pas impossible de retrouver une façon cohérente de les interpréter de façon plus ou moins historique, ne manquera-t-il pas un élément essentiel, celui de la perception par le public d’aujourd’hui, qui n’entendra pratiquement aucune des références musicales que ce répertoire convoque à chaque instant ?

Le public du XVIIIe siècle, plus que l’attrait des musiques, goûtait les associations, les clins d’œil, les contrastes, la cocasserie de l’irruption de telle mélodie de chanson dans une situation dramaturgique donnée. Il riait de retrouver ce qu’il connaissait dans un cadre nouveau, il pouvait même joindre sa voix à celle des acteurs quand la façon dont était amenée la chanson s’y prêtait (avec l’utilisation d’un refrain, en particulier).

Il était impensable pour moi de ne pas travailler sur ce répertoire sans trouver l’équivalent de cette connivence avec le public, dans un jeu de références qu’il faudrait nécessairement transposer. C’est ainsi que m’est venue l’idée de travailler avec les Goguettes en trio (mais à quatre), formation bien rodée au jeu de la transposition, du clin d’œil, de la re-écriture, de l’humour et, de façon générale, du chant « sur l’air de… ».

 

Deux versions du même air : 1718
Théâtre de la Foire, t. III, Paris, Ganeau, 1721 : Les Animaux raisonnables (1718)
Frontispice et scène 1, air 70

Deux versions du même air : 2023
Réécriture de l’air 70 de la scène 1 par Judith le Blanc et Matteo Di Capua
pour le spectacle Les Animaux raisonnables d’après Fuzelier et Legrand
Mise en scène de Judith le Blanc (voir note 5)
Automne Baroque de Bourges, Théâtre Jacques Cœur, 2023

 

Quelle serait votre définition du tube ?

Marco Horvat. – Un air qui, quand je dis à mes amis qu’il ne me dit rien, les fait sauter au plafond, pousser des grands cris, et se demander dans quel monde isolé j’ai vécu ma jeunesse.

Clémence Monnier. – C’est une chanson, ou un morceau qui, par son succès et sa diffusion, est connu d’un public assez large. Dans le cadre de l’écriture des goguettes, l’utilisation de tubes est essentielle (quoiqu’il existe des exceptions) pour que l’« effet parodique » fonctionne : il faut que l’auditoire des goguettes puisse reconnaître la chanson d’origine.

o Cohen-Paperman. – Je rejoindrais les définitions proposées par mes camarades, en y ajoutant ceci : un tube, c’est aussi une histoire politique ! Sa puissance d’évocation, au fil du temps, se charge d’une dimension supplémentaire.

Le tube raconte une époque, un esprit, une certaine manière de voir le monde et qu’on a envie de faire (re)vivre, le temps d’une chanson – c’est très cliché de dire ça, mais quand j’écoute Aznavour, je convoque une certaine couleur intérieure, une certaine mélancolie. Et quand j’écoute « La Ballade des gens heureux », je me dis, sans savoir si c’est vrai ou non : « ça, c’est vraiment les années 1970 ! » Étrangement, cela permet de construire une mythologie commune (quand j’étais plus jeune, dans les soirées, il y avait toujours un moment où on se mettait à écouter voire à chanter des tubes plus ou moins datés, comme pour se dire : on partage ça, ces paroles, c’est ce qu’on a en commun). Mais un tube peut aussi activer ou réactiver des antagonismes : on pense à la façon dont l’écrivain Nicolas Mathieu et la chanteuse Juliette Armanet ont investi différemment la signification des « Lacs du Connemara » de Michel Sardou[6]. Le tube se situe donc au croisement des histoires individuelles et de la grande Histoire partagée. Et je crois que c’est précisément cette idée qui me fascine.

 

Sur l’air des « Lacs du Connemara » par Valentin Vander
« Ma contribution tardive à la polémique
Tout mon soutien à Michel ✊
#sardou #armanet #connemara »
Reel sur Facebook et Instagram

 

C’est aussi (et peut-être surtout ?) la musique des tubes qu’on a en commun, comme en témoigne le phénomène de la parodie ou des goguettes. Pour « Les Lacs du Connemara », on peut rappeler justement la façon dont Valentin Vander des Goguettes en trio (mais à quatre) a écrit une goguette en forme de « contribution tardive à la polémique »[7]. Clémence, quel est le rôle des Goguettes en trio (mais à quatre) dans la réécriture de L’Île des Amazones ?

Clémence Monnier. – Essentiellement un rôle d’écriture et de réécriture jusqu’à présent. Il s’agit de remplacer les parodies du XVIIIe siècle par des goguettes (chansons satiriques chantées sur l’air de), donc des parodies à la portée du public d’aujourd’hui. Parfois, nous ne changeons rien aux paroles de Lesage et d’Orneval, parfois tout est réécrit pour les besoins de la nouvelle parodie.

Est-ce que le travail pour cet opéra-comique existant diffère beaucoup de celui qui est le vôtre dans le cadre des Goguettes en trio (mais à quatre) ?

Clémence Monnier. – Oui, dans la mesure où pour nos spectacles, nous écrivons des chansons entières et sur des thématiques que nous choisissons (même si celles-ci sont dictées par l’actualité). Ici, il s’agit d’extraits très brefs de chansons qui s’insèrent dans une narration, c’est très différent. Et l’utilisation de tubes est d’autant plus cruciale que l’auditeur ne dispose que de très peu de temps pour reconnaître la chanson originale (parfois, seuls quelques vers sont chantés).

Quelles sont les époques que vous privilégiez dans vos choix ? Peux-tu donner quelques exemples de substitution d’un tube ancien par un tube contemporain ?

Clémence Monnier. – Nous ne privilégions pas une époque plutôt qu’une autre consciemment, mais il se trouve que notre culture (et notre grand âge !) fait qu’une grande partie des chansons reprises datent des années 1960-2000. « Ah voilà la vie » est remplacé par « Le Tourbillon de la vie » (1962), chanson de Serge Rezvani chantée par Jeanne Moreau dans le film Jules et Jim. « Je veux boire à ma Lisette » est remplacé par « Mourir sur scène », tube de Jeff Barnell sur des paroles de Michel Jouveaux chanté par Dalida (1983).

Est-ce que vous choisissez des tubes qui portent spécialement sur les femmes ou féministes pour rendre plus jouissive la parodie que vous proposez ?

Clémence Monnier. – Oui tout à fait, l’air ancien « Ton humeur est, Catherine » est remplacé par « Être une femme » de Michel Sardou, Pierre Delanoë, Jacques Revaux et Pierre Billon (1981). Il s’agit de la première parodie de la pièce, pour donner le ton…

Par qui seront chantés ces tubes et avec quel accompagnement musical ?

Marco Horvat. – Les airs seront chantés par les chanteurs-comédiens et les chanteuses-comédiennes de la troupe. Notre projet consiste à monter quatre opéras-comiques : deux en vaudevilles et deux comédies mêlées d’ariettes. Musicalement, ces deux types de spectacle sont très différents. Dans la comédie mêlée d’ariettes, les airs sont complètement écrits, et sont souvent de vrais morceaux de bravoure, à la façon de l’opéra. Nos chanteurs et nos chanteuses auront le talent de savoir non seulement interpréter ces musiques très vocales, mais aussi celui de chanter dans un registre plus populaire ainsi que, bien entendu, de jouer la comédie dans les passages parlés.

La question de l’accompagnement instrumental n’est pas encore tranchée. En ce qui me concerne, j’imagine pour le moment un instrumentarium mixte, mêlant instruments baroques et quelques instruments actuels. Dans le même ordre de questionnement, il faudra décider si les chanteuses et les chanteurs seront sonorisés pour la comédie « goguettisée ». En effet, le travail au micro, tout comme le son de certains instruments, peut être considéré comme consubstantiel à certains répertoires. Cependant, comme nous sommes dans un domaine où tout demandera à être testé et expérimenté, plusieurs options restent ouvertes, qui dépendront aussi des chanteuses et chanteurs impliqués dans le projet et des choix de chansons que nous ferons avec les Goguettes. Pour certaines chansons, l’usage d’une voix plus lyrique (indispensable pour passer la rampe) peut fonctionner.

L’Île des Amazones (1718)
Théâtre de la Foire, t. III, Paris, Ganeau, 1721
Frontispice, air 11, paroles et musique

 

Une première lecture de L’Île des Amazones
en « résidence d’incubation » à l’Abbaye de Royaumont
© Alexandre Verbrugghe

 

Léo, qu’est-ce que la participation des Goguettes en trio (mais à quatre) change à ta perception de ce répertoire et à ton travail de metteur en scène ? Que veux-tu raconter avec cette Île des Amazones ?

o Cohen-Paperman. – Sans Les Goguettes, je crois qu’il serait tout simplement impossible de mener le spectacle à bien – leur expertise sur l’adaptation des chansons étant totalement indispensable.

À la deuxième question, je répondrais simplement : au-delà de tout ce que raconte L’Île des Amazones sur les rapports entre les femmes et les hommes, sur la beauté (et l’échec) de l’amour, sur la médiocrité de nos arrangements intimes… au-delà de tout ça, je veux proposer une fête populaire et joyeuse, d’une grande simplicité dans les moyens déployés, une fête qui fasse entrer en communion la scène et la salle. J’aime le théâtre parce qu’il devient le dernier endroit au monde où l’on peut se trouver en présence sans le truchement du virtuel.

Y a-t-il un moment de prédilection pour l’irruption du tube dans la dramaturgie de l’œuvre originale ?

o Cohen-Paperman. – Comme je le disais plus haut, je suis convaincu que chaque tube convoque avec lui des affects, des représentations et une vision du monde. J’ai le sentiment que le tube permet de marquer une acmé dramatique : puisque je suis particulièrement amoureux, au lieu de parler, je vais chanter la réplique à la manière de Goldman. Puisque je suis en révolte, à la manière de Renaud, etc.

À quel public est destiné le spectacle ? Comment faire avec la différence générationnelle sur le plan de la réception ?

Clémence Monnier. – Je ne sais pas si on peut vraiment viser un public en particulier et s’il est souhaitable de le faire. En ce qui concerne l’aspect « multigénérationnel », beaucoup d’enfants viennent avec leurs parents ou grands-parents voir le spectacle des Goguettes en trio (mais à quatre), même s’ils n’ont évidemment pas les références politiques et ne connaissent en général pas les chansons que nous reprenons. Il y a autre chose qui se joue, peut-être voir leurs parents rire, voir la mise en scène, écouter les paroles… En tous cas, le public de l’Opéra-Comique n’est pas tout à fait le même que celui des Goguettes en trio, c’est sûr. Nous verrons bien s’ils se mélangent…

o Cohen-Paperman. – Je suis d’accord avec Clémence, j’espère de tout mon cœur que ces publics se mélangeront pour se rendre à notre grande fête ! Pour ce qui est de la différence générationnelle, je sais que mes petites sœurs, qui ont 15 et 17 ans, écoutent aussi bien des tubes des années 1970 que Lana Del Rey, et cela me pousse à l’optimisme !

Marco Horvat. – Le choix d’un public cible influera nécessairement sur le choix du répertoire des « timbres » que nous utiliserons. En pratique, le public de l’opéra et de l’opéra-comique n’est jamais très jeune, malheureusement. Cependant, il ne me semble pas indispensable de vivre cela comme une contrainte ou comme une fatalité. Il suffit que les chansons soient reconnues par une partie du public pour obtenir l’effet souhaité. En ce qui me concerne, je n’ai qu’une connaissance très limitée de la chanson des années 1960-1990, cependant, même si je n’ai pas tous les éléments pour apprécier la pertinence d’une référence ou son caractère comique, je sens bien quand il se passe quelque chose de l’ordre de la citation, même quand je ne reconnais pas l’insert. L’empathie joue beaucoup dans une salle de spectacle, et un public non averti peut facilement se laisser entraîner par la partie qui l’est plus.

Est-ce que ce public saura par avance que des tubes vont venir actualiser la pièce ? Ou est-ce qu’il s’attendra à découvrir un opéra-comique de 1718 ?

Marco Horvat. – Les deux, mon général ! Cela ne me dérangerait pas qu’il ne le sache pas, mais cela ne me dérangerait pas plus qu’il s’y attende. Il faudra en effet décider si cela sera annoncé ou non dans la communication mais, de toutes façons, si les spectacles tournent, la presse en parlera, et le public arrivera averti.

o Cohen-Paperman. – Je ne sais pas s’il viendra ou pas en le sachant, mais je voudrais que ce moment de communion collective soit l’apothéose de la soirée !

Comment allez-vous faire cohabiter les vaudevilles du XVIIIe siècle avec les goguettes contemporaines ?

Marco Horvat. – Nous avons déjà constaté, dans nos premières expérimentations, que la coexistence des goguettes et des vaudevilles ne posait aucun problème particulier. Il faut dire que, même au XVIIIe siècle, cohabitaient déjà dans le choix des timbres des répertoires très différents. Nous ne ferons qu’amplifier ce phénomène. On pourra éventuellement choisir d’instrumenter différemment goguettes et vaudevilles, mais je ne suis pas persuadé que ce soit indispensable. Là encore, le travail au plateau nous montrera la voie.

o Cohen-Paperman. – Au plateau, l’idée est que l’utilisation des goguettes accentue les enjeux dramatiques de la pièce (et surtout pas qu’elle les désamorce ou qu’elle les parodie). Concrètement, je crois que c’est aussi une question de subtilité, de dosage : est-ce que, pour exprimer pleinement sa puissance dramatique, la musique a besoin d’un couplet ? d’une chanson entière ? de trois vers ? Autant de réponses que nous apporterons les temps d’écriture et de répétitions !

L’effet recherché par l’irruption de ces tubes est-il systématiquement comique ? 

Clémence Monnier. – Pas systématiquement, non. Parfois on a choisi un air de Brassens qui n’a rien de comique mais qui convenait aux paroles d’origine. Mais il me semble (le public nous le dira !) que le simple fait de proposer un air connu et anachronique vis-à-vis du texte crée un effet comique.

Marco Horvat. – Il me semble que certaines chansons peuvent, au contraire, faire débouler au débotté une bouffée inattendue d’émotion ou de nostalgie. C’est même souhaitable.

o Cohen-Paperman. – On a bien entendu envie que ce soit drôle, mais on a aussi envie, et ce n’est pas contradictoire, qu’un air de Johnny ou de Lenorman rende un personnage encore plus amoureux, encore plus furieux… Je crois que l’irruption des tubes permet de tendre des enjeux dramatiques, de les faire exploser avec une intensité plus puissante.

Le tube vise-t-il à produire un effet de rupture par rapport aux textes parlés et aux vaudevilles du XVIIIe siècle ?

Clémence Monnier. – Oui, d’autant plus que bien souvent, on a choisi de réécrire le texte chanté en fonction du tube, avec une prose plus moderne donc, pour accentuer et assumer l’effet de rupture.

Marco Horvat. – L’idée est plutôt pour moi de créer un langage musical et dramaturgique, sur le modèle de celui qu’avaient créé les inventeurs de la comédie en vaudevilles. Une fois ce langage compris par le public, je pense qu’il s’y sentira comme chez lui, tout en jouissant des surprises créées tout au long du spectacle.

o Cohen-Paperman. – Oui, je crois qu’un des aspects importants du projet, c’est l’idée qu’on peut faire cohabiter des genres profondément différents. Je crois aussi qu’étant donné la monstruosité du projet (plusieurs œuvres représentées dans la même soirée), le public accueillera ces ruptures de style avec joie.

Qu’est-ce que l’irruption de tubes fait au public ?

Clémence Monnier. – Je dirais que reconnaître un tube, qui plus est détourné dans un contexte où il n’a pas grand-chose à voir, crée à la fois un effet comique et une réaction de connivence entre le public et les artistes et au sein du public lui-même. Un tube est quelque chose qui rassemble.

Marco Horvat. – C’est comme un clin d’œil, ou une bonne blague qu’on reconnaîtrait comme telle. Il ranime aussi dans la mémoire du spectateur tout son vécu avec la chanson, vécu qui peut être fait de plaisir comme d’agacement. Il s’amuse aussi de voir la chanson qu’il connaît sous un autre déguisement, comme dans une soirée à thème.

Dans quelle mesure l’effet de surprise de l’irruption du tube participe-t-il du plaisir du public ?

Clémence Monnier. – Il y a sans doute le plaisir un peu stimulant de chercher à identifier le tube, en plus évidemment du plaisir comique. Et, comme déjà dit précédemment, le plaisir de la connivence, de constater que l’on a une culture commune avec le public et avec les artistes.

Marco Horvat. – Une fois le système intégré, l’effet de surprise réside dans la reconnaissance de la façon astucieuse dont seront amenées certaines mélodies, certains textes. Le spectateur mesurera la distance entre le côté incongru de la juxtaposition d’un tube avec une situation qui semblait n’avoir aucun rapport avec la chanson, et le fait que cette juxtaposition, finalement, colle bien à l’histoire. Ce sera un peu comme, en cuisine, la juxtaposition heureuse de plusieurs ingrédients dont on n’aurait jamais imaginé qu’ils iraient bien ensemble.

o Cohen-Paperman. – Oui, une fois que le public aura compris le principe, je crois qu’il y aura une attente joyeuse et une curiosité décuplée !

Le public sera-t-il amené à participer vocalement à certains tubes présents dans le spectacle ? Je pense notamment aux tubes à « refrains » tels que « Darla dirladada » immortalisé par Dalida en 1970…

Marco Horvat. – C’est tout à fait souhaitable !

o Cohen-Paperman. – C’est précisément ce rêve-là qui m’a convaincu de participer au projet !

Sur le plan juridique, qu’est-ce qu’implique la reprise de chansons connues ? 

Clémence Monnier. – Il existe un droit de parodie en France. Concrètement, il n’est pas nécessaire de demander l’autorisation à l’auteur d’une chanson pour en faire une parodie. Les droits SACEM d’une parodie vont en grande majorité à l’auteur de la chanson originale, et non à l’auteur de la parodie. Cependant, une parodie se doit d’être humoristique, un auteur ou un ayant droit peut tout à fait s’opposer à la diffusion d’une parodie si celle-ci lui porte atteinte. On peut citer le cas de Dieudonné, qui fut condamné en 2015 à verser 130 000 euros à l’ayant droit de Barbara à cause de sa parodie de « l’Aigle noir » (1970), « Le Rat noir ».

Où en êtes-vous du processus de réécriture et savez-vous déjà quand est prévue la création du spectacle ?

Marco Horvat. – À cette heure, nous ne le savons pas encore, même si le printemps 2025 est une échéance attendue. Nous nous lancerons dans l’écriture proprement dite quand nous aurons déterminé une première date de création, mais nous avons d’ores et déjà bénéficié d’une première résidence d’incubation à Royaumont qui nous a permis de tester l’efficacité des goguettes et de réaliser un teaser.

 

« D’île en île », incubation à la Fondation Royaumont
Ensemble Faenza (sous la direction de Marco Horvat)

 

 

Notes

[1] Maîtresse de conférences à l’Université de Rouen Normandie, Judith le Blanc est spécialiste du théâtre musical et de l’opéra des XVIIe et XVIIIe siècles et est également la dramaturge du projet de tétralogie insulaire mis en scène par Léo Cohen-Paperman.

[2] Voir Judith le Blanc, « Redonner vie au répertoire en vaudevilles du XVIIIe siècle : contraintes, béances et libertés », Littératures classiques, dossier « Littératures d’hier, publics d’aujourd’hui » (coord. Véronique Lochert et Anne Réach-Ngô), 2016|3, n° 91, p. 173- 186.

[3] « Le dieu de l’Ennui. – Comment, morbleu : Allons, gai, d’un air gai, dans le Temple de l’Ennui ! Voyez un peu l’impertinent. Il faut que vous soyez des acteurs de la Foire. Ces coquins-là placent toujours leurs vaudevilles à contre-poil. » Louis Fuzelier, Le Temple de L’Ennui, dans Le Théâtre de la Foire, ou l’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent. Enrichies d’Estampes en Taille-douce, avec une Table de tous les Vaudevilles et autres Airs gravés-notés à la fin de chaque Volume, recueillies, revues, et corrigées par MM. Lesage et d’Orneval, Paris, Ganeau, 1724, Pissot, 1728, Gandouin, 1731-1737, vol. II, p. 267.

[4] Les Goguettes en trio, mais à quatre réunit Valentin Vander, Aurélien Merle, Stan et Clémence Monnier (qui est aussi la pianiste du groupe). Ils se rencontrent au Limonaire, café du IXe arrondissement de Paris, et décident de fonder le groupe en 2013. Leurs disques parus chez le label Hé Ouais Mec Productions (Le Changement, c’est doucement, 2017, Globalement d’accord, 2019 et Le Temps béni de la pandémie, 2020), connaissent un grand succès et leur notoriété explose pendant la pandémie sur les réseaux sociaux. Voir aussi Satiriquement correct, 10 ans de goguettes, 10 ans d’actualité, sélection de textes et partitions, préfacés par Philippe Meyer et illustrés par Soulcié, Paris, Éditions Contrepied, 2022. Voir le site des Goguettes en trio (mais à quatre).

[5] Une version des Animaux raisonnables mêlant vaudevilles du XVIIIe siècle et chansons parodiées de Gainsbourg, Balavoine, Dalida, Renaud et d’autres a été créée au Festival Automne Baroque de Bourges le 13 octobre 2023 : mise en jeu collective et dramaturgie de Judith le Blanc, clavecin et direction musicale d’Elena Bayeul-Gertsman, viole de gambe et arrangements musicaux de Matteo Di Capua, violon de Rodolphe Gault, danse et chorégraphie d’Ana Yepes, chant et jeu de Lili Aymonino et Luc-Emmanuel Betton et Ronan Debois. Cette première expérience d’hybridation des tubes anciens et contemporains s’est avérée particulièrement concluante.

[6] Nicolas Mathieu est l’auteur du roman Connemara paru chez Actes Sud en 2022. Début août 2023, Juliette Armanet lors d’une interview au média belge Tipik, avait été interrogée sur trois titres qui provoqueraient son départ d’une soirée. « Trois fois ‘‘Les Lacs du Connemara’’ », avait-elle répondu, évoquant une chanson qui la « dégoûte », avec un « côté scout, sectaire » et dont « la musique est immonde ». Un titre « de droite, rien ne va ». Ses propos avaient suscité de vives réactions, notamment sur les réseaux sociaux. Nicolas Mathieu avait alors pris la défense de la chanteuse.

[7] Voir la page Facebook de Valentin Vander.

 

Pour citer ce document

Léo Cohen-Paperman, Marco Horvat et Clémence Monnier, « Tubes, goguettes et vaudevilles. Conversation autour de la recréation de L’Île des Amazones (1718-2025) », entretien réalisé par Judith le Blanc, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.

URL : https://www.thaetre.com/2025/01/15/tubes-goguettes-et-vaudevilles/

 

 

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Tubes, goguettes et vaudevilles

 

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