« En bande organisée »
Jul, SCH, Kofs, Naps, Soso Maness, Elams, Solda et Houari
Album collectif 13’Organisé, 2020
Le tube a ceci d’efficace qu’un accord suffit pour qu’une foule se rue sur la piste de danse. Cet effet ne se limite pas à la discothèque ou à la soirée entre amis et gagne les salles de théâtre, comme nous l’étudierons à travers la pratique artistique de Kevin Keiss. Le travail de cet auteur, dramaturge et metteur en scène s’appuie régulièrement sur le surgissement du tube. Dans La Tendresse (2021), Le Sang (2022) et La Mécanique des émotions (2023), les spectatrices et spectateurs entendent avec joie résonner les paroles de « Sarà perché ti amo », « S.O.S. d’un terrien en détresse » ou « Bande organisée »[1], dont les morceaux sont diffusés sur scène. Le temps fait que les deux premiers titres cités ne demandent aucune justification pour les qualifier de tube. Si le morceau de de Jul et ses acolytes (issu de l’album 13’Organisé) est plus récent, il n’en reste pas moins un tube écrasant comme le prouvent les 498 632 686 vues sur YouTube en 2020 et le titre de single de diamant qui lui est accordé en 2023 pour les 250 millions d’écoute obtenues sur les plateformes musicales[2]. Dans ces trois spectacles, la diffusion de ces titres sur scène s’inscrit dans un dispositif apparemment uniforme, selon trois modalités : le volume sonore est puissant ; l’effet produit parmi les acteurs et une grande partie du public semble immédiat en ce qu’ils reconnaissent immédiatement ces morceaux ; le morceau n’est jamais diffusé intégralement mais est systématiquement tronqué. Ce surgissement du tube active les sensations du public : auditivement – par la musique et les paroles ; physiquement – par la danse ou les gestes ; psychiquement – par les émotions véhiculées. Son usage semble porter principalement sur l’énergie et l’effet de reconnaissance qu’il peut provoquer : par lui, les acteurs atteignent une énergie de jeu et un état émotionnel intenses. Par lui, le spectateur est lui aussi emporté émotionnellement et physiquement.
Toutefois, si cette irruption du tube semble uniforme, elle est au service de deux enjeux dramatiques. Premièrement, un tube est relatif et plastique, et son message, facilement modulable. Défini comme une chanson populaire, le tube est immédiatement reconnaissable[3] : les paroles et les notes s’impriment dans l’imaginaire d’individus issus d’une même société et, souvent, d’une même génération. Par son inscription sociale et politique, le tube crée entre les acteurs et le public ce que Kevin Keiss a appelé, lors d’un entretien réalisé avec lui au Théâtre Dijon Bourgogne en septembre 2023, « une surface référentielle commune »[4] qui va au-delà des seules paroles ou de sa mélodie. La chanson de Ricchi e Poveri est traditionnellement associée à la joie, celle de Balavoine à la mélancolie et celle de Jul et sa bande à la fierté. Mais quand ils quittent les antennes radio ou les chaînes hi-fi et arrivent sur les plateaux de théâtre, ces tubes se colorent de nouvelles significations. De plus, aux paroles et à l’air musical s’ajoutent, dans l’économie du tube, la plasticité du chanteur ou de la chanteuse qui l’a créé : une chanson devient souvent iconique lorsqu’elle est portée par un artiste lui-même iconique. Lorsqu’un tube est repris sur scène, l’acteur joue autant sur le message qu’il délivre que sur la plasticité de l’icône pop[5] : il superpose son identité de scène à celle qui est délivrée par le tube, et construit ainsi, par sa singularité, un discours critique sur le tube qu’il interprète. Deuxièmement, son usage intra- ou extradiégétique modèle une réception différente du tube. Si la diffusion d’une chanson de façon extradiégétique peut servir de sas d’entrée pour le public dans la performance, et susciter un état de complicité entre la scène et la salle, son utilisation intradiégétique module davantage l’action dramatique.
Ce sont ces usages variés que nous explorerons dans la pratique artistique de Kevin Keiss à partir de l’exemple de La Tendresse qu’il a coécrit avec Julie Berès, Lisa Guez et Alice Zeniter (mis en scène par Julie Berès), qui a été créé en 2021 au CDN de Reims et qui a été conçu comme un pendant masculin à Désobéir[6]. Pour comprendre la place et le rôle du tube dans ce spectacle, il est bon de faire quelques pas de côté pour s’intéresser à la présence du tube dans d’autres spectacles pour lesquels Kevin Keiss a écrit, notamment Le Sang (créé en juillet 2022 au Festival Mimos de Périgueux à l’issue d’un an de travail avec les étudiants et les étudiantes du Master Expérimentations et Recherches dans les Arts de la Scène à l’Université Bordeaux Montaigne) et La Mécanique des émotions qu’il crée avec Eugénie Ravon au Théâtre Romain Rolland de Villejuif en 2023.
La Tendresse – bande-annonce
Texte coécrit par Julie Berès, Lisa Guez, Kevin Keiss et Alice Zeniter
Mise en scène de Julie Berès
Création en 2021 à la Comédie de Reims, centre dramatique national
La Mécanique des émotions – bande annonce
Texte de Kevin Keiss, mise en scène d’Eugénie Ravon
Création en 2023 au Théâtre Romain Rolland
À travers la description et l’analyse de différents moments-clés de La Tendresse, mis en résonance avec les spectacles de 2022 et 2023, nous verrons d’abord comment le tube s’insère dans la dramaturgie avant d’en étudier les effets sur le spectateur. Nous explorerons enfin la conception d’un théâtre populaire et politique qui se dégage de l’usage du tube. Nous montrerons la complexité et l’ambiguïté de ce qu’on appelle un « tube » et la difficulté qu’il y a à le définir : ce qui fait tube dépend certes de considérations sociologiques, culturelles et philosophiques indépendantes du monde théâtral et étudiées notamment par Peter Szendy[7]. En revanche, une fois sur le plateau, le tube ne retentit pas seul : d’une part, il est pris en charge par des interprètes qui diffèrent des chanteurs d’origine ; d’autre part, le public reçoit ce morceau autrement que s’il assistait à un concert. La scène, notamment dans la dramaturgie de La Tendresse qui explore l’assignation à un genre et à un rôle social, devient ainsi une caisse de résonance où éclatent les présupposés culturels et politiques charriés par chaque tube.
Le tube comme échauffement des corps et des esprits
La dramaturgie de Kevin Keiss utilise le tube de façon extra et intradiégétique. Dans La Tendresse[8], « Bande organisée » surgit au début du spectacle, sans en être toutefois l’ouverture, pour relier scène et salle. Dans les secondes qui précèdent, les huit acteurs sortent de l’espace scénographique aux allures de bunker et de rampe de skateboard. Ils viennent en avant-scène observer le public encore éclairé, puis font demi-tour et chacun écrit sur les murs son nom, puis celui de ses partenaires, puis « La Tendresse », jusqu’à tapisser la surface entière de l’espace de jeu. C’est alors qu’est envoyé, de la régie, « Bande organisée ». Les comédiens investissent le plateau et reviennent à l’avant-scène. Chacun danse plus ou moins à sa manière, mais tous chantent les paroles, et surtout certaines punchlines qu’ils entonnent en chœur (« C’est pas la capitale, c’est Marseille, bébé »). Puis ils passent la rampe et montent dans les gradins, parmi les spectatrices et spectateurs qui sont souvent enthousiastes et peuvent même interagir. L’emploi du morceau offre au spectacle un double élan. Le premier est au service des comédiens. Le tube sert à échauffer leur corps et accompagne le processus d’appropriation de la scène initié dès le début de La Tendresse : en taguant le décor, en investissant la scène puis la salle, les acteurs marquent leur territoire et y inscrivent une part de leur identité. Le tube vient amplifier ce marquage territorial, en échauffant autant les corps que les oreilles, et en déployant un univers culturel et social marqué : la France des banlieues[9] – mais pas la capitale. Le second élan se produit dans l’économie du spectacle-même : les premières notes de clavier du tube sonnent comme un coup d’envoi qui dynamise tout le théâtre, et abolit la séparation entre la scène et la salle. Mais la chanson s’arrête brusquement ; après quelques couplets, la régie coupe le son, générant alors une forte frustration (réelle chez le public qui en demande davantage, feinte chez les acteurs qui en profitent pour lancer leur texte) : de fait, la première véritable réplique audible du spectacle est un cri à l’encontre du régisseur qui a mis fin au tube.
Cette esthétique de la rupture se retrouve dans La Mécanique des émotions : le spectacle s’ouvre sur un personnage, Philippe, qui s’assied au piano et s’adresse directement au public pour déconstruire le chemin harmonique des tubes. Il démontre que la plupart des chansons que l’on aime fonctionnent sur une même suite d’accord, sur un usage stratégique du majeur et du mineur, pour tirer les larmes de façon quasi mécanique. Il enchaîne alors les tubes en en montrant la structure similaire : « I Will Survive » de Gloria Gaynor, « Ma philosophie » d’Amel Bent ou « Le lundi au soleil » de Claude François. On retrouve l’usage extradiégétique du tube, qui fonctionne comme pur marqueur culturel, à ceci près qu’il n’y a ici aucune cohérence stylistique dans le choix des tubes : contrairement à La Tendresse, la chanson ne dit rien du personnage qui la chante. Mais le morceau devient un objet en soi, un matériau à analyser en tant que tel, qui donne la matrice du spectacle et permet de réfléchir à sa propre fabrique.
La suite du spectacle intègre cette construction de l’émotion par la musique, en recourant alors à un usage intradiégetique du tube. Alors que le personnage principal, Eugénie, est à l’hôpital à la suite d’un accident vasculaire cérébral, ses amis organisent une soirée pour décompresser, un « karaoké de la diversion »[10], et passent une série de morceaux de pop italienne (allant de Massimo Ranieri à Andrea Laszlo de Simone), dont « Sarà perché ti amo » du groupe Ricchi e Poveri. Le tube surgit désormais au milieu du spectacle dans une forme similaire à celle développée dans La Tendresse : la chanson fait office de soupape pour les personnages dès lors que les amis inquiets chantent en chœur. Cependant, la complicité entre la scène et la salle est ici reportée à la scène seule, au service du développement de l’action dramatique : le meilleur ami d’Eugénie, interprété par Stéphane Brel, profite de ce moment musical pour livrer ses angoisses à ses proches. Il confesse alors que la chanson de Dalida, « Mourir sur scène », a provoqué en lui un choc émotionnel et lui a donné envie de faire de la scène et de « danser sur les morts ».
Contrairement au dispositif de La Tendresse, qui faisait exploser les cadres et ouvrait sur un possible dialogue entre la scène et la salle, l’usage du tube dans La Mécanique des émotions est au service d’une forme d’introspection. L’autre différence entre les deux spectacles concerne la valeur « tubesque » des chansons citées. Si les morceaux de La Mécanique des émotions semblent des tubes plus évidents, c’est peut-être parce qu’ils sont plus anciens et qu’ils appartiennent à des genres plus grand public. C’est principalement la variété qui est convoquée. Par le registre mainstream et l’ancienneté des morceaux, se crée plus facilement un effet de reconnaissance générationnelle – il s’agit-là de morceaux diffusés largement dans les fêtes populaires, les supermarchés, à la radio, et donc inscrits dans la mémoire collective. « Bande organisée » ne jouit pas encore de ce statut, en ce qu’il est bien plus récent, mais aussi parce qu’il s’inscrit dans le genre du rap qui devrait encore (pour certains) prouver sa légitimité[11]. Pourtant, dans les quartiers Nord de Marseille ou à Bondy, c’est l’inverse qui semble se produire : « Bande organisée » relèverait du tube, quand « Le lundi au soleil » serait plus confidentiel et moins immédiat.
Dans ces spectacles, le tube s’inscrit dans une « dramaturgie du glissement »[12] : ce qui semble a priori un dispositif de transition d’une scène à l’autre s’avère un moyen d’accompagner la dramaturgie en cours, en libérant des états propices au jeu et au spectacle. Dans Le Sang, Kevin Keiss fait chanter l’acteur Jules Cavalier-Blanchard « S.O.S. d’un terrien en détresse » de Daniel Balavoine. Le morceau est exécuté a cappella et clôt le monologue porté par le comédien qui chante de façon maladroite, jusqu’à rater une note. C’est alors que sa partenaire, l’actrice Sandrine Raghoonauth, entre en scène à son tour pour lui donner la note juste, qui va se transformer en mélodie nouvelle et lui rappeler un morceau qu’elle chantait avec sa famille dans un bus à l’Île Maurice : elle entonne plusieurs Séga, des chanson rituelles communes aux archipels de l’océan Indien, dont Ti Frèr est l’un des compositeurs les plus célèbres[13]. L’actrice chante un medley qui mêle « Anita » et « Dodo baba » de Ti Frèr, « Alouda Limonade (Lot kote montagn Chamarel) » de Cyril Labonne et « Guistav » – un Séga anonyme sans trace écrite, transmis uniquement oralement. Si le tube apparaît d’abord comme un moyen de faire transition entre deux monologues, c’est surtout son exécution qui permet d’amorcer une nouvelle prise de parole. La séquence joue sur la fusion de deux tubes : un connu (Balavoine), un plus confidentiel (une chanson populaire créole).
Le tube est employé pour exposer un monde social et culturel sur scène – une famille mauricienne (Le Sang), une « bande de potes » de banlieue française (La Tendresse) ou de la capitale (La Mécanique des émotions met en scène des amis du XIIe arrondissement de Paris). Il opère comme un signe de reconnaissance par le public, sans que ce signe soit pour autant figé. Dans l’édition du texte de La Tendresse, « Bande organisée » n’apparaît nulle part. La pièce s’ouvre sur l’injonction du personnage d’Alex, qui s’adresse à la régie : « Le C baisse le son… baisse le son »[15]. Si la demande de baisser le son suggère bien qu’une musique est diffusée, rien n’indique le titre qu’il faut lancer : le tube semble pouvoir être interchangeable, au gré des acteurs et du temps, selon l’effet de reconnaissance qu’il doit produire. Mais que ce soit dans La Tendresse, Le Sang ou La Mécanique des émotions, il est au service d’une dramaturgie qui cherche à faire advenir une parole, un espace de jeu et de complicité, pour qu’une action ou une émotion advienne sur le plateau. L’usage extradiégétique du tube permet de lier scène et salle dans une thématique commune (la masculinité) en installant acteurs, personnages et public dans un état d’échauffement des esprits. Son intégration dans la fiction, de manière intradiégétique (dans La Mécanique des émotions et Le Sang), introduit également l’action dramatique, moins au niveau du thème que de l’émotion qui s’empare du personnage. Sa fonction est avant tout pragmatique, pour échauffer autant le corps des acteurs et du public que l’esprit des personnages, mais le sens que le morceau porte reste au second plan.
Pour un usage pragmatique du tube
Dans ces spectacles, le tube ne se suffit jamais à lui-même : sans cesse déformé, commenté et rejoué, il participe de l’écriture de plateau dont se revendique en partie Kevin Keiss[16]. Au fur et à mesure des répétitions, comme le dramaturge nous l’a expliqué, s’impose parfois un morceau qui provoque chez les comédiens et comédiennes un état intense d’émotion et qui les met en disponibilité physique. Ainsi, « Bande organisée » a d’abord été diffusé pendant les échauffements : face à l’ambiance créée parmi les interprètes mais aussi l’équipe technique, Julie Berès et Kevin Keiss ont décidé de garder le tube pour l’ouverture du spectacle. D’autres morceaux procuraient un effet similaire mais comme ce n’était pas tous des tubes (c’est-à-dire des morceaux entendus à peu près partout et connus par tous), certains comédiens, qui ne connaissaient pas les paroles, restaient en retrait et l’effet de groupe provoqué par « Bande Organisée » s’atténuait. Le tube ne sert donc à rien s’il n’est pas connu des artistes sur le plateau et s’il ne provoque pas, en eux, une réaction physique et émotionnelle immédiate. Si le rap s’impose, c’est parce qu’il est le style musical partagé par les interprètes : partir d’eux est central pour Kevin Keiss, puisque la dramaturgie repose d’abord sur leurs émotions et réactions. À cet égard, le tube empêche toute psychologisation et intellectualisation du jeu – deux concepts qui, pour le dramaturge, brident l’imagination créatrice des acteurs et actrices en leur faisant croire qu’un personnage préexiste à l’interprétation et qu’ils doivent jouer d’après ce qu’on sait de ce personnage : au contraire, l’usage du tube sert à trouver un état à partir duquel on joue, et non pas l’inverse. Le tube n’est donc en aucun cas une illustration de l’intériorité des personnages : il est ce qui les fait exister et advenir sur le plateau, émotionnellement et physiquement.
Dans un premier temps, peu importent les paroles du morceau : c’est le rythme et l’entrain suscités par la musique qui emportent les comédiens et comédiennes, et aussi le public. Dans le cas de « Bande organisée », la plupart des spectatrices et spectateurs ne connaissent et ne comprennent pas toutes les paroles (le flow propre au rap ainsi que l’obscurité de certaines références rendant difficile une appropriation complète du morceau[17]), mais ils reprennent très souvent le refrain. Ce partage culturel et référentiel établit un pacte émotionnel et esthétique entre la scène et la salle : en investissant les fauteuils et les allées, en chantant à pleins poumons, en se prenant dans les bras, en entamant un pogo, en faisant mine de s’embrasser et de se chamailler, les interprètes signifient au public que le quatrième mur n’est pas opérant. Le tube diffusé dès le début du spectacle permet de mettre en place ce va-et-vient entre la scène et la salle. Pour arriver à la disponibilité émotionnelle et physique recherchée, les comédiens créent sur scène et dans la salle une ambiance de concert, métamorphosant ainsi pour quelques secondes des espaces comme le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et les Bouffes du Nord à Paris. Comme s’en amuse Kevin Keiss lors de notre entretien, le public des Bouffes du Nord se montre plus frileux face à « Bande organisée » (cela n’a rien de surprenant quand on considère la différence socio-culturelle entre ce public et celui qui vient au Théâtre Gérard Philipe : le tube de 13’Organisé étant très récent et relevant du rap, un certain nombre de spectatrices et spectateurs des Bouffes du Nord ne le connaissent probablement pas). En revanche, même si, dans les deux salles, c’étaient surtout les plus jeunes qui se levaient et entamaient la chanson avec les artistes, les plus âgés se laissaient finalement entraîner ou regardaient d’un air amusé. Le tube reconfigure donc l’espace traditionnel du théâtre en créant, chez le spectateur, une disponibilité nouvelle d’écoute et en ne lui laissant pas le choix d’adhérer ou non à l’esthétique proposée : en investissant la salle tout autant que la scène et en diffusant « Bande organisée » à plein volume, les acteurs percutent le public et l’« abordent » comme une « caravelle de pirates »[18].
Pour Kevin Keiss, cette contagion émotionnelle entre les interprètes et le public est centrale dramaturgiquement puisqu’elle reconfigure les frontières de l’illusion théâtrale ainsi que la place de l’acteur et du spectateur. Ses spectacles explorent les frontières entre ceux qui jouent et ceux qui regardent, entre l’illusion et la réalité, entre les personnages et les acteurs de chair et d’os. Ce « pacte de véracité » dont parle Kevin Keiss est permis par exemple par la représentativité que La Tendresse explore au plateau, notamment grâce aux costumes que portent les comédiens. Joggings, baskets et t-shirts correspondent au stéréotype masculin que le morceau de rap présuppose dans l’imaginaire commun sans contraster pour autant avec ce que les comédiens portent dans la vie de tous les jours : de même qu’ils écoutent du rap au quotidien, ils en épousent les codes vestimentaires. Il faudrait donc plutôt parler de « non-costume »[19] – c’est en réalité dans un second temps, lorsque chaque comédien se métamorphose avec un élément dit « féminin » (boucles d’oreilles, robes…) qu’ils enfilent un costume. Les vêtements portés sur « Bande organisée », en correspondant à ce que les acteurs portent dans la vie, jouent de l’illusion de réel : le spectateur a l’impression qu’il suit des hommes, et non des acteurs, qui témoignent de leur expérience de la masculinité. Plus important encore, il croit être face aux déclarations intimes d’une jeunesse, d’une génération, celle qui fait la fête sur « Bande organisée ». Que le spectateur soit âgé et appartienne à une classe sociale aisée ou qu’il soit jeune et issu d’un milieu populaire ne change pas l’effet de reconnaissance provoqué par le tube, même si la conséquence est différente : quand le premier pourra se sentir mis à distance (il reconnaîtra les codes du rap tout en restant hermétique à son esthétique), le second se verra la plupart du temps emporté par l’énergie spectaculaire. Ainsi, dès le début de La Tendresse, ce sont le rap et la jeunesse qui investissent la scène, c’est-à-dire une forme artistique et une génération d’ordinaire rejetée aux marges de la culture légitime.
Pour un « théâtre populaire et politique »
Ces spectacles témoignent d’une approche « populaire et politique »[20] du théâtre, en ce que le recours au tube sert autant à fédérer la communauté théâtrale qu’à interroger les fondements de cette fédération. L’usage de « Bande organisée » sert de programme critique sur la construction de la masculinité dans la société française. À première vue, le tube renvoie à l’illustration d’un genre dominant, d’une forme de masculinité hégémonique[21]. Les acteurs de La Tendresse, venant d’origines diverses, présentant des physiques variés, apparaissent comme autant de modèles masculins, apparemment pluriels, qui forment le condensé d’une société masculine. Pourtant, dès qu’ils entonnent en chœur la chanson de 13’Organisé, ils semblent modeler, à travers ces corps différents, une vision univoque de la masculinité, qui écrase toute différence. De plus, en investissant la salle, ils produisent un effet politique troublant : que l’on soit familier ou non du tube, l’élan est tel, l’abordage si puissant, que toute distance critique semble s’effacer. Chauffée par les personnages, la salle finit, dans son enthousiasme, par valider implicitement la masculinité ainsi donnée en spectacle, en devenant complice de ses codes et de ses schémas. À ceci près que les acteurs finissent par grimacer, par brailler et se battre entre eux. Cette danse initiale se caricature progressivement et révèle une certaine monstruosité au cœur des personnages. Alors que le spectacle commence à peine, tous les curseurs sont poussés à fond, et ces garçons en scène sont déjà dans une forme d’outrance.
En réalité, le spectacle reprend à son compte une stratégie propre au drag[22] : sous couvert d’un hommage à un tube, les artistes en déforment les traits spécifiques pour générer une légère distance critique. Ces hommes sur scène deviennent des caricatures de mâles dominants. Soudain, cette démonstration de virilité devient presque artificielle, et se barde de guillemets : on joue au mec, plus qu’on ne l’est[23]. De fait, cette séquence d’ouverture fonctionne comme un contre-programme de celui énoncé par le tube. « Bande organisée, personne peut nous canaliser », disent les chanteurs. Pourtant le spectacle consiste, si ce n’est à canaliser, du moins à diffracter cette bande organisée, pour en montrer les singularités. À partir de ce tube matriciel, le spectacle expose à tour de rôle les particularités de chaque personnage : Alex témoigne des difficultés à échapper à l’insulte « pédé » à l’école, Djamil rend compte de sa haine du genre masculin, Natan, de son addiction à la pornographie et de son influence sur sa sexualité, Naso, de la dissimulation de sa féminité pour intégrer le groupe de ses copains, Tigran, de la masculinité que les femmes lui imposent.
L’ensemble du spectacle consiste à recomposer ce tube initial : dans la dernière scène, tous les comédiens investissent à nouveau le plateau, mais revêtus d’un costume associé au genre féminin, et dénudant en partie leur corps. Le tube a disparu, c’est maintenant une musique créée par Colombine Jacquemont qui retentit et emporte autant les comédiens que le public. Tous dansent, montent sur la structure du décor, dans une forme de transe qui, cette fois-ci, sépare la scène de la salle : aucun ne vient aborder le public, chacun danse seul et concentré sur lui-même. Aux paroles de 13’Organisé répondent des citations des personnages prononcées en voix off : à tour de rôle, ils livrent une dernière confidence, jusqu’au désir de léguer de la tendresse à leurs enfants[24]. Toute la mécanique du tube y est : musique, paroles, danse. Mais désormais, tout est de l’ordre de la création : la musique est originale, les paroles sont celles des personnages, la danse détourne les codes du genre. Le spectacle apparaît alors comme cette lente mise à distance des clichés véhiculés par un tube en particulier (« Bande organisée »), et la recomposition de cette communauté populaire initiale sur des fondements plus inclusifs.
Le tube a donc une coloration sociale et politique, notamment par sa capacité à raconter une époque et à mobiliser toute une génération. S’il est, par définition, un morceau qui traverse les âges, il est aussi fortement inscrit dans son temps : « Sarà perché ti amo » ou « S.O.S. d’un terrien en détresse » font par exemple résonner les années 1980 tandis que « Bande organisée » témoigne d’une culture populaire du XXIe siècle. Faire retentir un tube de 2020 au début d’un spectacle créé en 2021, c’est convoquer « l’hyper-présent »[25] sur scène et raconter l’expérience d’une jeunesse, ici majoritairement masculine. Comme l’explique Agnès Gayraud dans Dialectique de la pop, le propre de la pop culture, c’est de servir le discours d’individualités situées, c’est-à-dire placées sous l’emprise de contraintes économiques, géographiques, sociales et politiques. C’est cette force politique du tube qu’exploite La Tendresse dès l’ouverture en représentant sur scène une jeunesse particulière qui se raconte par la musique rythmée et énergique, par des paroles qui racontent une appartenance à un milieu social et culturel (celui du rap marseillais, ici exposé par le style du rap dit egotrip[26]) et par les codes comportementaux induits par le morceau et le clip, que beaucoup aussi connaissent et ont en tête (gestes saccadés, le « V » formé par l’index et le majeur, doigts d’honneur, jambes arquées, sautillements, cris, stéréotypes masculins…). Et en même temps, puisque c’est un tube, il est connu de tous et donc, même les spectatrices et spectateurs qui ne sont pas de la génération de ce morceau reconnaissent le genre et le groupe social qui lui est d’ordinaire associé, et comprennent de quoi il va être question. Paradoxalement, le tube rassemble tout en étant fortement attaché à une génération, une classe sociale et culturelle ou encore une aire géographique. C’est cette plasticité de la pop culture qui en fait un outil de performance propre à explorer les identités : « la subjectivité, livrée dans l’assemblage visuel et sonore des œuvres pop, n’a rien d’une intériorité pure : elle est toujours palpable, incarnée. »[27] L’incarnation que propose le tube, facilement reproductible et reconnaissable, permet aux interprètes et au public de jouer sur l’image produite en se conformant au modèle ou en le mettant à distance. En étant par essence « vide », comme l’explique Richard Mèmeteau[28], le tube peut être investi de différentes manières et servir différents messages. Dans le cas de La Tendresse, c’est bien d’une mise à distance dont il s’agit : comme on l’a vu, le spectacle déconstruit la masculinité outrancière que le tube expose à l’ouverture. La représentation, dès la diffusion du morceau, raconte aussi comment l’appartenance à un groupe peut être une source de joie tout autant qu’une mise en danger : si les interprètes paraissent partager un moment intense de plaisir, les bousculades et les cris peuvent vite basculer dans la violence. C’est cette euphorie dangereuse du groupe, de la « bande organisée », que La Tendresse examine en prenant le public au piège puisque si les interprètes lui livrent le tube avec tant de générosité, c’est ensuite pour déconstruire l’effet qu’il a eu sur toutes et tous. La scène et la salle sont donc entraînées dans un même mouvement, et ce grâce au tube qui emporte et soulève.
Par sa capacité à rassembler et à mobiliser immédiatement les affects de la scène et de la salle (notamment par la reconnaissance des premières notes et paroles), le tube crée une communauté d’écoute et de partage. Son usage confère donc à la dramaturgie de Kevin Keiss une dimension politique au sens où l’entend Muriel Plana[29] puisqu’il problématise et explore ce qu’il représente – la masculinité – sans pour autant tenir un discours moralisateur et militant : La Tendresse n’expose pas la bonne ou la mauvaise masculinité, mais enquête et expérimente, physiquement et verbalement, sur ses composantes et ses représentations. Ce théâtre est politique non parce qu’il délivre un message mais parce qu’il met en dialogue spectateur et interprète. Or, c’est le tube diffusé à l’ouverture qui permet de sceller ce pacte et d’emporter le public aux côtés des comédiens. « Bande organisée » n’est pas là pour figer une représentation mais pour produire du désordre et, pour reprendre les mots d’Olivier Neveux, mettre en « mouvement […] ce qui ne saurait rester bien longtemps identique à lui-même »[30].
Si l’usage du tube, dans les spectacles étudiés, semble faire office d’appât pour gagner l’attention du public, il s’inscrit toujours dans une stratégie spectaculaire où le théâtre constitue un art profondément politique. Le tube fait partie d’un arsenal dramaturgique, exploitable sur trois niveaux : il est au service de l’écriture scénique, en ce qu’il structure l’agencement dramatique ; il sous-tend le propos général et implicite du spectacle ; il façonne l’état d’esprit du public, plus à même d’entrer dans l’œuvre. Au-delà de ses atouts pour le dramaturge et le public, il est aussi un outil puissant pour mobiliser l’acteur, physiquement et émotionnellement. Le charme du tube dans ces spectacles est qu’il paraît toujours inoffensif : sous couvert d’être une pastille ludique pour agrémenter la représentation, il en est le cœur et en condense les problématiques.
Notes
[1] « Sarà perché ti amo » est un morceau composé en 1981 par le groupe italien Ricchi e Poveri ; la chanson « S.O.S. d’un terrien en détresse » écrite par Luc Plamondon ; composée par Michel Berger et interprétée par Daniel Balavoine, est extraite du spectacle musical Starmania créé en 1978 ; « Bande organisée » est un titre de 2020, composé et interprété par les rappeurs Jul, SCH, Kofs, Naps, Soso Maness, Elams, Solda et Houari, sur l’album collectif 13’Organisé.
[2] Voir par exemple Guillaume Narduzzi, « Le tube ‘‘Bande organisée’’ de Jul brise un record et entre dans l’histoire ! », Pure Charts, 18 juillet 2023.
[3] Sur cette question, voir notamment : Richard Mèmeteau, Pop Culture : réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités, Paris, La Découverte, 2014.
[4] Nous ferons plusieurs fois référence à cet entretien, réalisé le 14 septembre 2023 au Théâtre Dijon Bourgogne.
[5] À ce sujet, voir Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, Paris, La Découverte, 2018.
[6] Désobéir, spectacle créé en 2017 à la Commune, centre dramatique national d’Aubervilliers, écrite par Alice Zeniter et Kevin Keiss et mis en scène par Julie Berès. Issu des pièces d’actualité proposées par la Commune, le spectacle met en scène quatre comédiennes qui interrogent le poids des traditions et affirment leur désir d’émancipation.
[7] Peter Szendy, Tubes. La Philosophie dans le juke-box, Paris, Minuit, 2008.
[8] Le spectacle est encore en tournée en 2024, et s’est arrêté dans de nombreux théâtres de France. Il a notamment été programmé au Théâtre Gérard Philipe – Saint-Denis du 16 mars au 1er avril 2022, puis aux Bouffes du Nord à Paris du 4 au 22 mai 2022.
[9] Sur cette idée, voir notamment Sylvie Tissot, « Les sociologues et la banlieue : construction savante du problème des “quartiers sensibles” », Genèses, 2005|3, n° 60, p. 57-75 ; Cyprien Avenel, « La construction du “problème des banlieues” entre ségrégation et stigmatisation », Journal français de psychiatrie, 2009/3, n° 34, p. 36-44.
[10] L’expression est d’Eugénie Ravon, lors d’un entretien réalisé à Paris le 1er octobre 2023.
[11] Sur cette question, voir par exemple Bettina Ghio, Sans faute de frappe : rap et littérature, Marseille, Le mot et le reste, 2016.
[12] L’expression est de Kevin Keiss.
[13] Sur l’importance culturelle de Ti Frèr, voir Caroline Déodat, « Chanter la querelle : le séga de Ti Frèr », Cahiers de littérature orale [en ligne], 70|2011, mis en ligne le 18 mars 2013.
[14] Voir Caroline Déodoat, Le Séga, un chant de transgression. Approche ethnopoétique d’une pratique poético-musicale dansée de l’Île Maurice, mémoire de fin de deuxième cycle, Université Paris Diderot-Paris 7, 2010, et Brigitte Desrosiers, « Le chant à l’île Rodrigues : rites, rires et sanctions », revue Kabaro, vol. II 2-3, dossier « Diversité et spécificités des musiques traditionnelles de l’océan Indien », Paris, L’Harmattan, 2004.
[15] Julie Berès, Lisa Guez, Kevin Keiss et Alice Zeniter, La Tendresse, Paris, L’Œil du Prince, 2023, p. 99.
[16] Voir par exemple la rencontre organisée par la SACD et ARTCENA le 13 février 2018, « La dramaturgie dans les écritures de plateau » (avec Marcus Borja, Élise Chatauret, Samuel Hercule, Kevin Keiss et Thomas Pondevie), dont la captation est accessible en ligne sur le site ARTCENA.
[17] Par exemple, « Le J » désigne le rappeur Jul.
[18] Kevin Keiss, entretien cité.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Le terme est repris des études de Raewyn Connell, désignant « ce qui garantit (ou ce qui est censé garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes ». Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, trad. Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Voros, Marion Duval et Maxime Cervulle, éds. Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Paris, Éditions Amsterdam, 2014, p. 74.
[22] Sur cette notion, voir par exemple Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, trad. de Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, [1990] 2006.
[23] En cela, la scène devient camp au sens où l’entend Susan Sontag (Notes on « Camp », 1964).
[24] « Et je me dis “je veux pas lui léguer une armure aussi lourde que la mienne […] J’espère que tu garderas cette tendresse toute ta vie” » (Julie Berès, Lisa Guez, Kevin Keiss et Alice Zeniter, La Tendresse, op. cit., p. 172).
[25] Kevin Keiss, entretien cité. En convoquant l’hyper-présent, il manque la distance nécessaire pour valider le statut de « tube » – ainsi, le dramaturge fait le pari que « Bande organisée » soit suffisamment connu du public.
[26] L’egotrip désigne un courant de rap où le rappeur flatte son ego. Voir par exemple Julien Barret, Le Rap ou l’artisanat de la rime : stylistique de l’egotrip, Paris, L’Harmattan, 2008.
[27] Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 98.
[28] Richard Mèmeteau définit même le tube, dans un premier temps, comme un morceau « médiocre par définition, vide » (Pop Culture : réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités, op. cit., p. 50).
[29] Muriel Plana, Théâtre et politique : modèles et concepts, Paris, Orizons, 2015.
[30] Olivier Neveux, Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique, 2019, p. 290.
Les auteur·rices
Agathe Giraud est agrégée de lettres modernes et docteure en littérature française. Elle est actuellement maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’Université d’Artois. Ses travaux portent plus précisément sur l’histoire et la théorie théâtrales (XIX-XXIe siècles). Elle organise actuellement (avec Marie Astier, Jade Cervetti et Clément Scotto di Clemente) un colloque, prévu pour l’année 2025, consacré aux pratiques, usages et enjeux du lipsync sur les scènes théâtrales contemporaines.
Clément Scotto di Clemente est maître de conférence en littérature comparée à l’Université de Bourgogne et membre du laboratoire CPTC (Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures). Il a publié en 2023 Autel contre autel. La rivalité du théâtre et des Églises, chez Classiques Garnier. Ses recherches portent sur les polémiques théâtrales et leur soubassement politique, économique et social, en France et en Angleterre. Il coorganise en juin 2024 avec Agathe Giraud, Charlotte Laure et Apolline Ponthieux un colloque sur les emplois dramatiques dans le théâtre contemporain.
Pour citer ce document
Agathe Giraud et Clément Scotto di Clemente, « ‘‘En bande organisée, personne peut nous canaliser’’ Usages du tube dans la pratique artistique de Kevin Keiss », thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.
URL : https://www.thaetre.com/2025/01/15/usages-du-tube-dans-la-pratique-artistique-de-kevin-keiss/
À télécharger
« En bande organisée, personne peut nous canaliser »