Entretien réalisé par Caroline Mogenet, Justine Mangeant et Victoire Colas
Jeune troupe de théâtre basée en Ardèche, le collectif Les Herbes Folles[1] est porté par la volonté de réhabiliter les autrices de théâtre de l’Ancien Régime et de mettre en avant le matrimoine théâtral. Léna Génin, Jean-Malik Amara et Guillaume Douat, tous trois comédien·nes et co-fondateur·rices du collectif, sont inspiré·es dans leur démarche par Aurore Évain[2], comédienne, chercheuse, metteuse en scène et spécialiste du théâtre de femmes. En 2021, il·elles mettent en scène La Supercherie réciproque[3], une comédie en un acte et en prose de Françoise-Albine Benoist (1768), interprétation qui connaît plus de trente représentations entre 2021 et 2023. Pour leur deuxième création, il·elles se tournent vers la première femme dramaturge professionnelle, Françoise Pascal[4], et sont rejoint·es dans leur projet par deux comédiennes, Sarah Chovelon et Clémentine Degardin. D’origine lyonnaise, Françoise Pascal est l’autrice de théâtre la plus prolifique de son temps et s’exerce à tous les genres dramatiques[5]. Elle est surtout connue pour avoir renouvelé le genre de la farce grâce à ses petites comédies dont les premières sont publiées avant celles de Molière[6]. Deux d’entre elles, L’Amoureux extravagant (1657) et Le Vieillard amoureux (1664), sont ainsi réunies par les Herbes Folles autour d’un diptyque baptisé Les Heureuses Feintes[7], en référence à la tromperie qui constitue l’intrigue de chaque pièce : dans la première comédie, c’est Philon, amoureux extravagant et mauvais poète, qui est ridiculisé par des aristocrates et leurs valets ; dans la seconde, c’est un barbon avare qui se laisse duper par les jeunes gens dans sa recherche d’une jeune épouse.
À l’occasion du colloque-festival international « Théâtre de femmes du XVIe au XVIIIe siècle : archive, édition, dramaturgie »[8], le collectif est invité à jouer L’Amoureux extravagant sur les planches du Grand Amphithéâtre de l’Université Lumière Lyon 2, le 17 novembre 2023, alors que le spectacle est encore en cours de création. Il s’agit donc d’un format théâtral inédit et d’une première étape de travail que le collectif met à l’épreuve du public.
C’est pour parler de leur nouveau spectacle et dans le cadre de ma thèse sur le théâtre de femmes au XVIIe siècle[9] que je fais la rencontre de Sarah, Jean-Malik et Guillaume, accompagnée de Justine Mangeant[10] et de Victoire Colas[11]. Orientée autour de la mise en scène des petites comédies de Françoise Pascal, la discussion met en valeur les engagements scéniques des Herbes Folles : un décor minimaliste pour un accent mis sur le jeu, une distribution tirée au sort et non genrée, et un répertoire théâtral qui met à l’honneur le théâtre de femmes d’Ancien Régime.
L’entretien a lieu le 18 octobre 2023 à l’ENS de Lyon.
Les Heureuses Feintes de Françoise Pascal
(L’Amoureux extravagant et Le Vieillard amoureux, ou l’heureuse feinte)
Mise en scène du collectif Les Herbes Folles
Bande-annonce
Un théâtre inclusif, itinérant et protéiforme
Votre compagnie est jeune et déjà bien affirmée dans ses convictions et son répertoire. Comment le projet des Herbes Folles a-t-il vu le jour ?
Jean-Malik Amara. – Guillaume, Léna et moi nous sommes rencontré·es au conservatoire. L’idée de travailler ensemble nous est venue pendant le Covid en 2019, mais l’axe de notre projet n’était pas encore défini.
Guillaume Douat. – Effectivement, il s’agissait de nos dernières années d’étude, et c’est toujours un moment un peu vertigineux pour un·e comédien·ne. Or, en novembre 2019, le mouvement HF Rhône-Alpes[12] organisait les Assises de la transmission théâtrale au prisme de l’égalité femmes-hommes à l’ENSATT[13], et j’assistais à ce moment-là à une conférence d’Aurore Évain[14] sur le matrimoine théâtral. Je la trouve formidable, tout le monde applaudit, mais Aurore Évain conclut ainsi : « Vous m’applaudissez, mais cela fait plusieurs années que je fais ces conférences sans grand changement. Nous sommes à l’ENSATT, une école de mise en scène et de jeu : allez-y ! Emparez-vous de ces textes, car ils n’ont de sens que s’ils sont rejoués et réétudiés. » J’ai tout de suite été inspiré par cet appel et j’ai pris Aurore Évain au mot. Quelques mois plus tard, on co-fondait le collectif des Herbes Folles avec comme premier axe de travail la réhabilitation des autrices de l’Ancien Régime.
Jean-Malik Amara. – Nous avons alors fait beaucoup de lectures et nous sommes appuyé·es sur l’anthologie du Théâtre de femmes de l’Ancien Régime[15]. Nous y avons trouvé La Supercherie réciproque de Françoise-Albine Benoist[16] que nous avons jouée pour la première fois au Festival Off d’Avignon et pour laquelle nous avons même écrit une fin alternative. Cette pièce correspondait assez bien à nos envies artistiques du moment et nous permettait de concrétiser notre envie de sortir de nos « rôles d’emploi » : nous étions trois au plateau pour six personnages, donc chacun·e pouvait interpréter deux rôles et ceci indépendamment du fait qu’il soit un homme ou une femme. Il suffit pour cela d’enfiler un costume ou un accessoire qui identifie telle actrice ou tel acteur comme étant le maître, le valet, la jeune première, etc.
Guillaume Douat. – Oui et nous avons préféré commencer par une comédie car cela nous paraissait évident au lendemain du Covid. La Supercherie réciproque a tout de suite été un coup de cœur, d’autant qu’il s’agit d’une autrice lyonnaise, ce qui est formidable car nous avons majoritairement joué la pièce dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Sur le site de votre collectif, vous présentez votre théâtre comme « inclusif, itinérant et protéiforme ». Comment comprenez-vous ces termes ?
Jean-Malik Amara. – L’inclusivité s’explique par notre volonté d’être égalitaire dans le choix de nos rôles. C’est pour cela que pour notre deuxième création, L’Amoureux extravagant, il y aura un tirage au sort : personne ne sait le rôle qu’il va jouer jusqu’au moment où, devant le public, chacun·e tirera au hasard son personnage. Cela nous permet, comme je le disais tout à l’heure, de ne pas nous cantonner à nos rôles d’emploi, et ce, quel que soit notre physique ou notre genre.
L’Amoureux extravagant de Françoise Pascal
Avec Clémentine Degardin, Jean-Malik Amara, Guillaume Douat, Léna Génin et Sarah Chovelon
Mise en scène du collectif Les Herbes Folles
Photos de répétition mai 2024
Costumes d’Amandine Penigot
© Fabrice Dumerger
Guillaume Douat. – J’ajouterai aussi que notre théâtre se veut inclusif dans le sens où l’on essaie d’« inclure » le public. Je pense notamment au livre Quand l’art chasse le populaire de Marjorie Glas[17], un ouvrage qui montre bien que le public d’aujourd’hui est très homogène, constitué essentiellement des catégories socio-professionnelles les plus favorisées. N’ayons pas honte de cela et prenons le problème à bras le corps. C’est pourquoi nous rendons nos spectacles accessibles : nul besoin d’avoir fait une thèse sur le matrimoine théâtral pour apprécier et comprendre les subtilités de la pièce.
Jean-Malik Amara. – « Protéiforme », car nos spectacles peuvent prendre plusieurs formes artistiquement parlant et s’adaptent à tous les lieux – une salle municipale, une école, en extérieur –, ce qui rejoint d’ailleurs la question de l’itinérance. C’est quelque chose que nous avons expérimenté en tout cas pour La Supercherie réciproque. On a dû s’adapter à n’importe quel lieu et avec un minimum de décors : on arrive avec nos costumes, le texte, les interprètes, et cela nous suffit pour jouer.
Sarah Chovelon. – Cela rejoint d’ailleurs la question de l’inclusivité, car nous pouvons être amené·es à jouer devant un public qui n’a pas l’habitude de se rendre au théâtre. De même, jouer dans des lieux qui ne sont pas dédiés au spectacle, tel qu’un amphithéâtre, nous incite à briser le quatrième mur. On aura plus tendance à rompre le rapport scène-salle qui est d’habitude très marqué et à interagir avec le public, ce qui permet d’amener du jeu autrement.
Vous évoquez un choix des rôles par tirage au sort, pourquoi un tel fonctionnement ? Pourquoi ne pas, par exemple, laisser au public la possibilité de voter comme peuvent le faire d’autres metteur·ses en scène[18] ?
Sarah Chovelon. – Je pense qu’en laissant le public voter, on arrive quand même plus ou moins à des schémas, que ce soient des schémas traditionnels ou des schémas de subversion. Le tirage au sort ne signifie pas qu’on n’écoute pas le public, il s’agit plutôt de montrer ce qui est possible alors qu’on n’y avait pas pensé. Le choix ne sera pas le nôtre non plus puisque c’est le hasard qui décide. Pour le public comme pour nous, le spectacle en devient ludique car tout se joue en direct. À nous ensuite de réceptionner l’information et d’avoir bien le texte en tête.
Guillaume Douat. – Cette manière de faire est très pratiquée par Gwenaël Morin[19] qui m’a beaucoup marqué lors de mes premières années à Lyon. Il travaille avec une plus grande compagnie et sur des pièces où il y a souvent plus de personnages, donc les distributions possibles sont très nombreuses. Je me rappelle avoir vu sa mise en scène d’Andromaque de Racine, et cette pratique m’avait beaucoup plu. Elle permet notamment de résoudre cette injustice de la distribution car elle ne cantonne personne à un certain rôle.
Sarah Chovelon. – Surtout qu’on maintient quand même une petite maîtrise de la distribution afin d’équilibrer les rôles. Chacun·e tire au moins deux ou trois rôles, ce qui laisse plus de chance d’avoir au moins un rôle plus important, de partager le texte de manière plus équitable.
Jean-Malik Amara. – Ce fonctionnement rejoint par ailleurs celui de notre troupe. Nous sommes un collectif, et non une compagnie. Notre façon de travailler est donc très démocratique, que ce soit dans la répartition des rôles, des tâches, ou notre manière de communiquer. Le tirage au sort permet finalement de visibiliser cela.
L’Amoureux extravagant de Françoise Pascal
Avec Sarah Chovelon (Philon), Jean-Malik Amara (Cliton), Clémentine Degardin (Dorinde), Guillaume Douat (Amarante et Tyrsis), Léna Génin (Cloris)
Mise en scène du collectif Les Herbes Folles
Grand Amphithéâtre de l’Université de Lyon 2, 17 novembre 2023
Costumes d’Amandine Penigot
© Émile Zeizig
Avez-vous, lors de votre formation au conservatoire, travaillé sur des textes de femmes ? Si non, est-ce que leur absence a nourri votre envie aujourd’hui ? De même, vous insistez beaucoup sur le fait de sortir de son rôle d’emploi, est-ce quelque chose qui vous a pesé durant vos années de formation ? Entre-t-on au conservatoire avec un « rôle » d’emploi déjà prédéfini ?
Sarah Chovelon. – En ce qui me concerne, je n’ai pas fait d’école à proprement parler puisque j’ai un cursus universitaire ; c’est en parallèle de mes études de lettres, à seize ans, que j’ai intégré une compagnie. Pendant tout ce temps, je n’ai jamais joué de pièce écrite par une femme, et j’ai toujours été dans des rôles d’emploi. Le metteur en scène travaillait surtout sur les classiques et cela m’a permis d’incarner de très beaux rôles. J’ai, par exemple, pu jouer Antigone à l’âge de dix-sept ans ou celui d’Agnès dans L’École des femmes. Parce que j’étais jeune, j’ai souvent incarné le rôle de la jeune première ou de la servante. Avant d’intégrer les Herbes Folles, j’ai eu l’occasion de travailler avec une autre compagnie qui se concentrait également sur le matrimoine mais où les archétypes des rôles étaient encore un peu marqués. Le fonctionnement des Herbes Folles est donc très agréable pour moi car il permet de sortir du cadre de l’emploi, de faire des rôles qu’on n’a jamais faits ou qu’on ne nous a jamais offerts.
Jean-Malik Amara. – De mon côté, entre le conservatoire de Clermont et celui de Lyon, je n’ai jamais entendu parler des autrices de théâtre et n’en avais absolument aucune connaissance. C’était peut-être un manque de curiosité de ma part, mais la question ne m’est jamais venue à l’esprit. La première fois que j’en ai entendu parler, c’était avec Guillaume et Léna, lorsqu’il nous a parlé de la conférence d’Aurore Évain.
Guillaume Douat. – Finalement, la formation à l’école ou ailleurs est assez révélatrice du processus d’invisibilisation qui est à l’œuvre autour du matrimoine. En particulier le matrimoine d’Ancien Régime, car si l’on travaille sur des textes de femmes, il s’agit plus souvent d’autrices contemporaines. C’est aussi cela, la volonté du collectif : questionner cette Histoire qui est loin d’être complète. La période classique est une niche et il est tellement facile de se dire qu’à l’époque, le monde était misogyne et qu’il ne pouvait y avoir de femme dramaturge. Or on sait à présent qu’il existait des femmes qui écrivaient et montaient leurs pièces. Le risque est cependant de les légitimer uniquement par l’institution, de dire que Mme de Villedieu[20] a été jouée par Molière, que Catherine Bernard[21] a été jouée à la Comédie-Française… Cela reste formidable, mais le plus important n’est pas qu’elles aient été jouées dans des gros théâtres, mais qu’elles aient écrit et qu’on les joue aujourd’hui.
Françoise Pascal
ou vivre le personnage comme un jeu
Votre première création était une comédie d’une femme dramaturge lyonnaise du XVIIIe siècle. Vous vous lancez à présent dans la mise en scène des comédies de Françoise Pascal, lyonnaise elle aussi. Le choix du genre, ou de l’implantation locale, est-il délibéré ?
Guillaume Douat. – Pour notre deuxième création, nous avons longtemps hésité à faire une tragédie. Notre choix s’était porté sur Laodamie, reine d’Épire de Catherine Bernard (1689), mais Yoann Lavabre, directeur du théâtre de Guyancourt, nous a appris peu de temps après qu’Aurore Évain était en pleine production de la pièce[22]. L’idée n’est pas du tout de se faire concurrence, donc nous y avons renoncé. C’est aussi pour cela qu’on travaille plutôt en milieu rural : il y a des zones en Ardèche qui sont en demande de culture et c’est en plus de cela un lieu qui nous permet de ne pas vivre notre métier comme une compétition. Nous avons donc repris nos recherches, et c’est à l’occasion d’un atelier de lecture sur L’Amoureux extravagant avec des amateur·rices que nous avons pris la décision d’intégrer Françoise Pascal à notre répertoire. La pièce nous a beaucoup plu et c’était en plus l’occasion de mettre en scène la première femme dramaturge professionnelle de France, qui, une fois de plus, est une lyonnaise. Une sacrée coïncidence qui nous permet de porter le matrimoine régional.
Jean-Malik Amara. – L’Amoureux extravagant étant une pièce un peu courte, nous avons eu l’idée de faire un diptyque en jouant également Le Vieillard amoureux. Ces deux petites comédies en un acte ont un thème commun : la feinte d’un personnage ridicule et extravagant. C’est pour cette raison que nous avons baptisé le spectacle Les Heureuses Feintes.
Guillaume Douat. – Absolument. Et puis ces deux comédies parlent d’amour. L’idée est aussi que le·la spectateur·rice quitte le théâtre en connaissant deux nouvelles pièces de cette autrice, et sous deux formes différentes. L’Amoureux extravagant est en alexandrins, et Le Vieillard amoureux en octosyllabes. Cela nous permet de varier les représentations autour d’un même sujet, car L’Amoureux extravagant est normalement associée, dans son édition originale, à L’Amoureuse vaine et ridicule[23], qui suit le même schéma et est tout aussi courte.
Vous avez disposé, en septembre, d’un temps en résidence pour travailler sur Les Heureuses Feintes. Pourriez-vous nous décrire votre processus de travail sur les pièces de Françoise Pascal ?
Sarah Chovelon. – Nous avons fait pendant deux jours un travail à la table, sans passer par une forme scénique. Ce travail est important pour plusieurs raisons. Pour lire le vers d’abord : est-ce qu’on respecte toutes les élisions ou la métrique traditionnelle ? Est-ce qu’on s’autorise d’autres choses ? Mais aussi pour le vocabulaire : que comprend-on ? Et le public va-t-il le comprendre ? Nous discutons finalement assez peu du sujet de la pièce et réfléchissons plus à la construction de chaque « partition », à savoir la quantité de vers par personnage. Cela nous aide par la suite à mieux répartir les rôles, mais aussi à apprendre, tous ensemble, chaque partition. Nous avons donc réparti les partitions sur les cinq semaines que nous avions devant nous, et défini un·e référent·e pour chacune d’entre elles pour qu’il y ait une personne qui connaisse mieux le texte, avec un accent tout particulier sur L’Amoureux extravagant comme est intervenu le projet de le jouer pour le colloque-festival. Dans le processus, nous avons ouvert nos répétitions au public scolaire qui est ainsi devenu notre « public test ». C’était très intéressant car cela nous a permis de voir si notre mise en scène marchait, si ce public comprenait la pièce. Ce genre d’expérience démystifie le rapport scène-salle, car on accepte d’être en fragilité, de montrer quelque chose qui n’est pas fini, et donc de ne plus sacraliser la toute première représentation.
Jean-Malik Amara. – En parallèle de tout cet apprentissage, nous avons fait appel à des subventions, et nous nous sommes entouré·es d’une scénographe, Loana Meunier, car nous partirons sur quelque chose d’un peu plus imposant que pour La Supercherie réciproque. Du côté des costumes, nous sommes aidé·es par Amandine Pénigot, avec l’idée d’avoir des costumes qui permettent d’identifier rapidement chaque personnage.
Sarah Chovelon. – Avec l’enjeu, pour les costumes, que tout nous aille à tou·tes. Amandine a donc eu l’idée que nous ayons chacun·e une tenue appelée un « neutre », par-dessus lequel on ajoute les accessoires qui correspondent à notre personnage : une cape, une épée, un chapeau…
Guillaume Douat. – L’idée, je crois, c’est de penser le personnage comme une cour de récréation. On trace seulement les grandes lignes de chaque figure, puis chaque comédien·ne est libre d’interpréter son personnage avec sa propre sensibilité. Si Sarah joue Philon, l’amoureux extravagant de la pièce, puis que moi je le joue, il y aura deux Philon différents mais toujours cohérents, car on aura défini ensemble le cadre du personnage. Dans ce cadre, chaque comédien·ne laisse parler sa spontanéité.
Sarah Chovelon. – Et puis on s’est rendu compte, lors des répétitions de L’Amoureux extravagant, qu’une scène ne rend pas du tout la même chose si un personnage est joué par un homme ou une femme. En particulier les scènes de séduction. Il y a aussi certaines choses qu’on ne peut pas forcément faire, sinon ce serait du non-sens dramaturgique. Je pense notamment au personnage d’Amarante, qui est un tout petit rôle, mais qui fonctionne en couple avec Cléandre. Il s’agit de deux nobles, amoureux, et il y a tout un jeu de séduction entre eux deux à l’abri des regards du père d’Amarante. Si on présentait un Cléandre très viril, joué par un homme, et une Amarante jouée par une femme, on tombe sur quelque chose de très traditionnel. Il est justement intéressant de casser ces codes.
La représentation à l’occasion du colloque-festival constitue une étape de travail dans votre processus de création. Comment allez-vous présenter le fonctionnement du tirage au sort au public le jour de la représentation ?
Sarah Chovelon. – C’est en cours de création, mais pour l’instant, on a l’idée de faire un prologue expliquant nos choix : pourquoi le matrimoine et pourquoi on veut sortir de nos rôles d’emploi. Puis il y aura un tirage au sort devant le public, un temps de mise en situation où chacun s’échauffe en fonction de son rôle, se concentre, et c’est parti.
Jean-Malik Amara. – On tenait à ce prologue, car c’est un moment où l’on sort du texte pour rendre visible notre travail en tant que comédiens et comédiennes. Pour le colloque-festival, nous avons toutefois décidé de faire le tirage au sort en amont, en septembre, car il s’agit de notre toute première représentation et que notre travail sur la pièce n’est pas terminé.
Sarah Chovelon. – Et puis, comme on apprend tous l’entièreté du texte, ce qui est assez laborieux, on a trouvé un moyen de se rassurer en cas d’oubli. Si l’un·e d’entre nous a un blanc au moment de la représentation, il lui suffit de dire « texte », et n’importe quel·le autre comédien·ne peut le remplacer sur une réplique. En plus d’être rassurant, ce système rend la chose encore plus ludique pour le·la spectateur·rice qui se rappelle à ce moment-là tout le travail de mémorisation à l’œuvre.
Les différents travaux scientifiques autour des femmes dramaturges, et plus spécifiquement sur Françoise Pascal, vous ont-ils aidé·es dans votre adaptation de la pièce ?
Guillaume Douat. – L’anthologie du Théâtre de femmes de l’Ancien Régime bien sûr, mais aussi les travaux de Theresa Varney Kennedy[24] que nous allons rencontrer à l’occasion du colloque. Nous ne sommes pas sociologues, ni universitaires, donc c’est formidable que l’on puisse s’entourer d’une équipe qui a une vision plus concrète de ce qu’était la réalité des femmes dramaturges au XVIIe siècle. Après, l’idée n’est pas de faire de la littérature costumée, il s’agit surtout d’être conscient du contexte historique.
Sarah Chovelon. – Et puis il est important de conserver une forme de spontanéité sur le plateau. À titre personnel, si j’ai trop de documentation en début de travail, je prends le risque d’être paralysée. Et nous ne sommes pas dans de la reconstitution historique. Il s’agit d’abord pour nous de se demander : de quoi parle la pièce ? Quels en sont les enjeux dramaturgiques ? Qu’est-ce que j’ai envie de faire dire à mon rôle ? Tout en prenant garde à ne pas faire de contresens, notamment pour ce qui est du vocabulaire.
L’Amoureux extravagant est une petite comédie en un acte. Comment caractériseriez-vous le comique chez Françoise Pascal, et comment avez-vous fait pour rendre compte de ses effets ?
Guillaume Douat. – Il me semble qu’on trouve beaucoup de procédés comiques de la Commedia dell’arte, intimement liés à la création de la pièce à Lyon, puisque de nombreuses troupes italiennes étaient de passage à cette époque[25]. La pièce repose en grande partie sur le comique de situation, et nous avons ramené du comique de geste afin de renouer avec cette comédie italienne qui est très vive et très corporelle.
Sarah Chovelon. – Notre spectacle présente finalement deux types de comique : il y a celui qui est porté par la pièce et celui qu’on amène par la mise en scène. L’Amoureux extravagant joue aussi beaucoup sur le comique de personnage, en particulier grâce à Philon, le personnage principal, qui est aussi le centre du ridicule de la pièce. C’est un amoureux extravagant qui voit des choses qui n’existent pas. Il est très lunatique, il se prend pour un poète mais ses vers sont très mauvais. La pièce est portée par ce personnage qui lui donne un rythme un peu « on/off » qui est comique en soi : on le voit coup sur coup tomber amoureux de Cloris, faire des vers, puis se battre. À côté de ce comique, on a amené un anachronisme qui crée lui aussi une dissonance qui peut faire rire. Je pense en particulier à la scène de séduction entre Amarante et Cléandre : on a ajouté en fond sonore une musique de Rihanna qui nous permet d’introduire une forme de « parade amoureuse ». Le comique peut naître de cette distance historique.
L’Amoureux extravagant de Françoise Pascal
Avec Clémentine Degardin, Sarah Chovelon, Jean-Malik Amara et Léna Génin
Mise en scène du collectif Les Herbes Folles
Grand Amphithéâtre de l’Université Lumière Lyon 2, 17 novembre 2023
© Émile Zeizig
Guillaume Douat. – Il y a aussi des effets comiques amenés par Cliton, le valet, et la servante, Dorinde. L’Amoureux extravagant est en cela assez similaire à La Supercherie réciproque, puisque ce sont les valets qui ont un rapport privilégié avec le public. Ils s’adressent directement aux spectateur·rices pour établir une connivence et leur montrer les coulisses de la tromperie. Le public est alors incité à rire avec les personnages de la feinte. C’est tout particulièrement le cas dans la scène où Cliton, déguisé en pauvre passant revenant des Enfers, tente de soustraire de l’argent à Philon. Cette scène joue beaucoup sur les regards et les adresses au public.
Jean-Malik Amara. – Tout le comique de cette scène repose d’ailleurs sur la naïveté de Philon, car il vit tout au premier degré. Quand il voit cet homme qui lui dit revenir des Enfers, il y croit, et il est également persuadé qu’il peut récupérer celle qu’il aime contre de l’argent. Dans les faits, c’est tout à fait absurde, mais c’est tellement premier degré que cela fait rire.
Le matrimoine dans le spectacle vivant
Vous l’avez bien signalé, votre collectif s’inscrit dans une volonté de valorisation et de réhabilitation du matrimoine. Y a-t-il pour vous une distinction entre cette démarche et la mise en avant d’un discours féministe ? Le sentez-vous présent chez Françoise Pascal ou chez d’autres autrices ?
Jean-Malik Amara. – J’ai l’impression qu’à partir du moment où l’on joue une de ces pièces, on produit un discours féministe dans la mesure où l’on essaie de remettre ces autrices en lumière. Notre prologue, présenté à chaque fois que l’on joue L’Amoureux extravagant ou La Supercherie réciproque, permet de le mettre en avant car on y aborde la question du matrimoine et notre projet qui s’inscrit dans l’héritage d’Aurore Évain mais aussi de Reine Prat[26].
Sarah Chovelon. – Le féminisme peut aussi être à différents endroits, dans la démarche même de jouer des pièces de femmes, mais aussi dans notre manière de travailler, qui est, il me semble, inclusive et donc féministe. Il s’agit d’une co-mise en scène, mélangeant hommes et femmes et où les femmes peuvent interpréter des rôles masculins. Après, quant à savoir si L’Amoureux extravagant mais aussi d’autres pièces de femmes sont des pièces qui parlent de féminisme, il ne me semble pas. Surtout que les rôles féminins dans la pièce de Françoise Pascal sont des petits rôles. En revanche, c’est parce qu’on laisse le hasard décider qui joue qui que l’on est ensuite amené à se questionner sur les stéréotypes de genre autour de chaque rôle, et donc on produit un discours féministe. La question du mariage, par exemple, présente dans les deux pièces de Françoise Pascal, prend un tout autre sens à partir du moment où l’on inverse les genres et les rôles. Qu’un homme tienne le discours d’une jeune première, ou qu’une femme tienne le rôle d’un vieil homme avare, je trouve ça fort.
Il ne s’agit donc pas tant du sujet de la pièce que de ce que vous lui faites dire par la mise en scène ?
Guillaume Douat. – Oui, et je pense qu’au-delà du contenu, c’est le simple fait de jouer la pièce qui est un acte féministe en soi car il est un acte d’équité et de réhabilitation. Il s’agit donc d’un féminisme particulier puisqu’il se trouve en dehors de la pièce. L’on a déjà eu des retours de la part de personnes assez militantes qui se sont rendu compte que les pièces n’étaient pas si féministes. Et bien oui, car il s’agit de pièces du XVIIe ou du XVIIIe siècle et que les autrices, tout comme les auteurs d’ailleurs, n’avaient pas la liberté d’expression dont on dispose aujourd’hui. Cela signifie que l’on a tendance à porter un regard trop anachronique sur ces pièces. À l’inverse, il y a des gens à qui l’engagement peut faire peur, et ce que l’on montre, c’est que ces pièces sont comme les autres, que c’est avant tout du divertissement.
C’est pour cela que ce serait formidable que ces textes trouvent leur place à la Comédie-Française et qu’ils rentrent aussi dans les programmes scolaires. Car c’est un effet de levier mécanique : les compagnies de théâtre aujourd’hui définissent une grande partie de leur répertoire en fonction de ce qui se trouve dans les programmes scolaires. Il faudrait donc que ces pièces retrouvent leur place à l’école pour qu’elles soient jouées à plus grande échelle. Ces actions peuvent aussi être menées par les directeur·rices de salles de spectacle, le ministère de la Culture… Même si nous sommes satisfait·es par notre projet, nous n’avons pas encore cet impact : nous restons une petite compagnie, nous avons toutes et tous moins de trente ans, et nous travaillons à l’échelle régionale.
En même temps, l’on observe depuis quelques années un regain d’intérêt, à l’échelle universitaire en tout cas, à l’égard du théâtre de femmes et des autrices de manière générale. Est-ce quelque chose que vous observez dans les arts du spectacle ? Et si oui, avez-vous peur que votre démarche soit prise comme un « effet de mode » ?
Guillaume Douat. – C’est vrai qu’aujourd’hui on « surfe » sur un mouvement et que tout se passe très bien. Mais il ne faut pas en rester là : tout le problème est de faire en sorte que le théâtre de femmes ne soit pas perçu comme un effet de mode ou quelque chose de ponctuel, mais qu’il soit normalisé. Finalement, il s’agit sans doute de dépasser la question féministe pour se dire tout simplement : « On va parler de Françoise Pascal ou de Madame de Villedieu parce que ce sont des autrices importantes au XVIIe siècle. » Que ces pièces soient ramenées strictement à une mode féministe est problématique, car elles risquent de n’être jouées que dans certaines programmations. Au contraire, il faut jouer du Françoise Pascal comme on jouerait du Molière ou du Marivaux.
Notes
[1] Voir le site du collectif Les Herbes Folles ainsi que leur page Facebook.
[2] En plus de mettre en scène le théâtre de femmes de l’Ancien Régime, Aurore Évain est l’autrice de plusieurs travaux de recherche majeurs sur l’histoire des actrices et des autrices dans le monde du spectacle. Nous nous permettons de renvoyer à un entretien réalisé avec elle dans le cadre de la série « Autrices » de la revue thaêtre : Aurore Évain, « Jouer La Folle Enchère de Madame Ulrich », entretien réalisé par Caroline Mogenet, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 13 mai 2024.
[3] Voir le site du collectif Les Herbes Folles.
[4] « Professionnelle », dans le sens où elle serait, à notre connaissance, la première femme à voir ses pièces montées par une troupe professionnelle. Pour une biographie complète de Françoise Pascal, voir la notice de Perry Gethner, Femmes dramaturges en France (1650-1750), pièces choisies, vol. 1, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, 1993 ; voir également la notice de Deborah Steinberger dans le Dictionnaire des Femmes de l’Ancienne France de la SIEFAR.
[5] Son corpus théâtral comprend trois tragi-comédies, Agathonphile martyr (1655), Endymion (1657) et Sésostris (1660), et trois petites comédies, L’Amoureux extravagant (1657), L’Amoureuse vaine et ridicule (1657) et Le Vieillard amoureux (1664).
[6] Voir Edwige Keller-Rahbé, « Women Playwrights in the Time of Molière: A Gynocentric Vision of French ‘‘Classical’’ Theater », Theater, vol. 52, n° 3, 2022, p. 66-79.
[7] Voir le site du collectif Les Herbes Folles.
[8] Coorganisé par Isabelle Garnier, Edwige Keller-Rahbé, Justine Mangeant, Isabelle Moreau, Michèle Rosellini et Emily Lombardero, le colloque a eu lieu du 15 au 17 novembre 2023 à Lyon. Voir le programme complet sur le site de l’IHRIM.
[9] Doctorat en littérature française à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (laboratoire DYPAC), dirigé par Mathilde Bombart (IHRIM, Lyon 2) et co-encadré par Edwige Keller-Rahbé (IHRIM, Lyon 2) et Nadine Ferey-Pflazgraf (BnF). Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’investissements d’avenir intégré à France 2030, portant la référence ANR-17-EURE-0021 École Universitaire de Recherche Paris Seine Humanités, Création, Patrimoine – Fondation des sciences du patrimoine.
[10] Justine Mangeant est actuellement post-doctorante au LabEx COMOD à l’ENS de Lyon (IHRIM). Nous la remercions vivement pour son aide dans la mise en place de cet entretien.
[11] Stagiaire dans le cadre du colloque-festival, Victoire Colas est étudiante à l’ENS de Lyon, en master 1 de lettres modernes. Elle prépare, sous la direction de Justine Mangeant, un mémoire sur la figure de l’Amazone dans la littérature du XVIIIe siècle.
[12] Le Mouvement HF compte actuellement plusieurs collectifs en France et a pour mission de défendre l’égalité femmes/hommes aux postes de responsabilité, dans l’attribution des subventions, dans les programmations et dans les instances de décision et de nomination.
[13] École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre, Lyon.
[14] Aurore Évain, « Matrimoine : histoire et enjeux », conférence donnée pour les Assises de la transmission théâtrale au prisme de l’égalité femmes-hommes, 23 novembre 2019.
[15] Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, éd. Aurore Évain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn, Paris, Classiques Garnier, 4 vol., 2014-2016.
[16] Françoise-Albine Benoist, La Supercherie réciproque, dans Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, op. cit., vol. IV, XVIIIe siècle, p. 441-476.
[17] Marjorie Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre en France depuis 1945, Marseille, Agone, coll. L’Ordre des choses, 2023.
[18] C’est le cas notamment de Roméo et Juliette, mis en scène par Romain Chesnel et Caroline de Touchet et création en juillet 2022 à l’Espace Roseau Teinturiers dans le cadre du Festival Off d’Avignon.
[19] Gwenaël Morin est metteur en scène et directeur artistique du Théâtre Permanent de Lyon. Il adapte pour la scène plusieurs pièces du répertoire classique, telles que Lorenzaccio, Tartuffe, Hamlet, Bérénice ou encore Antigone, en proposant une distribution des rôles par tirage au sort.
[20] Marie-Catherine Desjardins, ou Madame de Villedieu (1632-1683), est l’autrice de trois pièces, dont l’une, Le Favori, a été jouée par la troupe de Molière à Versailles en 1665.
[21] Catherine Bernard (1663?-1712) a écrit deux tragédies, Laodamie (1689) et Brutus (1690), toutes deux jouées à la Comédie-Française.
[22] Voir le site de la Cie La Subversive.
[23] L’Amoureux extravagant et L’Amoureuse vaine et ridicule sont publiées pour la première fois au sein d’un recueil poétique : Diverses poésies, Lyon, Simon Matheret, 1657.
[24] Theresa Varney Kennedy est l’une des premières, avec Perry Gethner, à proposer une édition critique d’une pièce de Françoise Pascal : Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragicomédie (1655), éd. Theresa Varney Kennedy, Tübingen, Gunter Narr, coll. Biblio 17, 2008.
[25] Voir Claude Brouchoud, Les Origines du théâtre de Lyon : mystères, farces et tragédies, troupes ambulantes, Molière ; avec fac-simile, notes et documents, Lyon, N. Scheuring, 1865, p. 10-40.
[26] Reine Prat est l’autrice de deux rapports ministériels, un premier en 2006, « pour l’égal accès des hommes et des femmes aux postes de responsabilités, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation dans le secteur du spectacle vivant », puis un second en 2009, « de l’interdit à l’empêchement ». Les deux rapports mettent au jour l’inégale répartition entre femmes et hommes des responsabilités, des financements et des outils de travail dans le secteur des arts et de la culture en France.
Pour citer ce document
Collectif Les Herbes Folles, « Jouer L’Amoureux extravagant de Françoise Pascal », entretien réalisé par Caroline Mogenet, Justine Mangeant et Victoire Colas, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 2 septembre 2024.
URL : https://www.thaetre.com/2024/09/02/jouer-lamoureux-extravagant-de-francoise-pascal
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Jouer L’Amoureux extravagant de Françoise Pascal