# 9 | Tubes en scène !
L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines

Avant-propos

 

# 9 | Tubes en scène ! | Revue thaêtre

 

Au début du Hamlet de Christiane Jatahy, créé au Théâtre de l’Odéon début mars 2024, le personnage principal, télécommande à la main, se repasse des images vidéo projetées sur le rideau de tulle qui sépare la scène de la salle afin de revoir la visite du spectre aux gardes du Château d’Elseneur, puis de réentendre les révélations de son père au sujet des véritables causes de sa mort. Cette entrée en matière médiatisée est interrompue par l’arrivée sur le plateau de Servane Ducorps, qui interprète « Can’t Take My Eyes Off You » de Gloria Gaynor, de sa voix grave et langoureuse, mais sans lyrisme. Tournée vers le spectre géant de Hamlet père, incarné par Loïc Corbery à l’écran, Gertrude paraît lui adresser les paroles de la chanson et lui exprimer avec elles un amour post-mortem. Un glissement est cependant opéré avec l’apparition de convives numériques sur le voile de tulle, apparition qui mène sans transition au mariage avec Claudius, auquel sont désormais offertes les paroles de la chanson.

Plus tard, d’autres tubes font à nouveau irruption et suggèrent que Hamlet n’est pas le seul à souffrir de la mort de son père. Claudius exprime ainsi une mélancolie inattendue lorsqu’il écoute « Nothing Compares 2 U » de Sinead O’Connor sur son portable, morceau interrompu par Hamlet lui-même, qui se lance dans une interprétation a capella de « Et maintenant » de Gilbert Bécaud, chanson grâce à laquelle il manifeste son dégoût de la vie et le manque profond créé par la mort de son père – non sans ironie. Aux dialogues de Shakespeare, synthétisés et réécrits dans cette adaptation, se substituent ainsi à plusieurs reprises les paroles de chansons connues qui expriment d’autres affects que ceux portés par des répliques parlées et qui densifient la perception que l’on a des personnages et de leurs relations entre eux.

Ce Hamlet offre un exemple, parmi de nombreux autres, de spectacle qui ménage l’irruption de tubes dans des dramaturgies qui ne le laissent a priori pas prévoir. Il nourrit l’impression multiplement confortée ces dernières années qu’il y a là un symptôme de la création contemporaine. Cette intuition, nous avons souhaité, à l’orée de notre réflexion, la mettre à l’épreuve d’un sondage[1], grâce auquel nous avons collecté une quarantaine de témoignages de personnes se désignant à 97 % comme des spectateur·rices régulier·ères[2]. Dans les réponses que nous avons obtenues, l’artiste le plus fréquemment cité est Joël Pommerat, et tout particulièrement son spectacle Contes et légendes[3]. Cette récurrence s’explique très probablement parce que le recours de cet artiste à des musiques de variété forge « aujourd’hui l’ADN de son style » comme le formule Cécile Auzolle dans l’entretien publié dans ce chantier (« ‘‘Les chansons effectuent une dilatation de l’instant’’ »). C’est en effet parce que Pommerat s’est d’emblée imposé comme un repère pour la problématisation de la question que nous voulions aborder qu’Agnès Curel a souhaité interroger deux autres collaborateurs de cet artiste, Antonin Leymarie (« ‘‘Le tube est nécessairement au passé’’ ») et Philippe Perrin (« ‘‘On se retrouve ensemble les bras en l’air comme dans une salle de concert’’ »). Si ce chantier thaêtre donne la part belle aux metteur·ses en scène, nous avons en effet désiré donner la parole à d’autres professionnel·les du théâtre qui se trouvent confronté·es à cette irruption des tubes sur scène, aussi bien dans leur aspect technique que dans l’interprétation au plateau : régisseur, compositeur, comédienne… Sur le plan juridique, la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) apporte également des réponses précises sur la question des droits en matière d’utilisation des tubes au théâtre (« Le tube et ses droits : du côté de la Sacem »). Notre réflexion s’est ainsi tissée entre analyse de procédés artistiques et souvenirs sensibles des spectacles – les nôtres, ceux des contributeur·rices de ce chantier et ceux des personnes qui ont répondu à notre sondage, dont nous avons choisi de reproduire dans cet avant-propos les réponses les plus éloquentes, sous forme d’encadré.

 

Europe, « The Final Countdown »

Ça ira (1) Fin de Louis (2015)
de Joël Pommerat


 

« Les États généraux sont à l’arrêt et le roi va prendre la parole. Au plateau, une journaliste télé parle en espagnol, on entend la traduction simultanée en diffusion. L’effet de réel est aussi bluffant qu’hilarant alors que la salle est déjà chaude. On attend le roi sans plus guère de distinction entre la scène et la salle. On est un peuple, quoi. Le roi entre du fond de la salle, de blanc vêtu, éclairé en poursuite. Et on diffuse ‘‘The Final Countdown’’, juste l’instru, un peu retravaillée, pour que ça soit à la fois identifiable, familier et étranger, comme tout ce qu’on voit depuis le début. La mélodie est glorifiante… Mais pour qui connaît les paroles, le présage est funeste. C’est brillant. Comme tout le reste. »

 

Au-delà de Pommerat, le sondage a ainsi enrichi notre corpus de départ grâce à la description précise et souvent émue de scènes issues de spectacles de Jean-François Sivadier, Thomas Jolly, Frank Castorf, Jérôme Bel, Pascal Rambert, Pauline Bureau, Christophe Honoré, Wajdi Mouawad, Stanislas Nordey, Les Chiens de Navarre, Rébecca Chaillon ou Massimo Furlan – pour ne citer que les plus connu·es. Nous avons souhaité que ces témoignages, disséminés entre ces paragraphes, viennent éclairer et ponctuer notre propos et nous remercions les auteur·rices pour leur participation.

 

Le tube au théâtre :
interactions anciennes entre théâtre et musique

 

En 2017, Georges Banu considérait la musique live comme une « mythologie » de la mise en scène contemporaine, au sens barthésien du terme – ou, aurait-il dit ailleurs, un « point de capiton autour duquel s’organise le paysage théâtral »[4]. Citant des artistes tels que Thomas Ostermeier, Wajdi Mouawad ou Krzysztof Warlikowski, il s’approchait de près de la tendance à laquelle nous souhaitons consacrer ce chantier de la revue thaêtre, avant de se focaliser, dans le cadre restreint de deux articles, à la question précise du « passage de la parole à la musique live, de la communication au choc de la musique »[5]. Par rapport à ce premier jalon, nous souhaitons, avant de définir précisément ce que nous entendons par « tube » et par « irruption », délimiter notre champ de recherche.

Si certains des articles de ce chantier évoquent des spectacles « avec musique », comme le café-concert ou le vaudeville, notre réflexion ne prétend pas examiner les rapports entre théâtre et musique, ni non plus se consacrer au « théâtre musical » au sens le plus étroit du terme, dans lequel théâtre et musique sont créés en même temps, dans un même geste artistique, comme c’est le cas dans le théâtre de Heiner Goebbels, Luigi Nono ou Christoph Marthaler[6]. Nous avons donc volontairement exclu de notre corpus les spectacles dans lesquels la musique constitue le sujet principal ou ceux dans lesquels elle fait d’emblée et explicitement partie intégrante de la dramaturgie – que ces spectacles prennent la forme de comédies musicales, de spectacles-concerts ou de biographies scéniques d’un chanteur ou d’une chanteuse[7]. S’il y a indubitablement des tubes dans ces spectacles qui misent sur un rapport de complicité avec le public par la reprise de musiques connues, leur irruption, délectable, n’est en rien surprenante. Elle ne crée pas cet « effet de surprise, de bouleversement, de déflagration sonore qui brise la continuité du récit et injecte une énergie toute particulière sur le plateau »[8] que décrit Georges Banu.

Le piège aurait par ailleurs été de penser cette tendance du théâtre contemporain comme pure invention du siècle nouveau. Il y a pourtant plus d’une trentaine d’années, Patrice Chéreau usait déjà de cet art, comme l’a rappelé Jean-François Dusigne, qui voit en lui un grand orchestrateur[9] : on peut se rappeler de la voix du chanteur Prince, offrant un décalage grotesque à la souricière de Hamlet (1988). En 1995, dans la troisième version de Dans la solitude des champs de coton, c’est Massive Attack qui surgit dans le dernier tiers du spectacle comme le rappelle Anne-Françoise Benhamou, qui décrit un « passage à vide de la représentation où les acteurs se relâchaient, marchant sur le plateau, puis s’asseyant parmi les spectateurs, pour boire de l’eau à la bouteille ». Elle poursuit :

Et soudain, la musique de Massive Attack les précipitait sans sommation dans une étrange et charnelle danse à deux. Avec eux, par eux, nous nous trouvions saisis par ces figures de fusion, par l’espoir fou d’amour sauvage qu’elles libéraient d’un coup. La scène ouvrait soudain une ligne de faille dans la pièce, laissant surgir – quoi ? Un rêve, un fantasme ? Oui, mais tellement réels sur ce sol de béton… Et, après ces instants comme de l’autre côté du miroir, sur l’envers secret du texte, lorsqu’à l’arrêt inéluctable de la chanson, le Client et le Dealer reprenaient leurs places de parole, il ne nous restait qu’à nous demander ce qui leur était arrivé, de quoi était fait ce moment d’intense proximité avec leur désir, et pourquoi nous avions été si désespérément avec eux – presque en eux[10].

 

Massive Attack, « Karmacoma » – extrait
Album Protection, 1995

 

« Karmacoma » de Massive Attack, morceau sorti quelques mois avant la mise en scène de Chéreau, fait irruption durant un « temps mort » de la représentation. La diffusion « sans sommation » de la musique, qui a une incidence sur les corps qui se mettent à danser, est tout à la fois relance rythmique pour « reprendre son souffle »[11] avant d’aborder la dernière partie du spectacle, et moment de cristallisation dramaturgique. Cette « ligne de faille » permet d’explorer sensiblement le désir, au-delà des mots, et de faire miroiter les tensions du dialogue.

À n’en pas douter, ce procédé n’est pas nouveau et ne cesse de faire retour – comme un refrain – dans l’histoire du théâtre. Sans épuiser la question, deux articles du chantier soulignent l’ancienneté de cet effet scénique. Dans « Arts scéniques et vieux succès. Quand le théâtre accueillait la chanson ‘‘moderne’’ », Marie Goupil-Lucas-Fontaine nous entraîne à la fin du XIXe siècle, époque où les technologies de reproduction sonore permettent une plus grande circulation des voix des vedettes. Certains succès musicaux motivent l’écriture de pièces entières où le tube vient se nicher, et dont l’interprétation en scène constitue le climax du spectacle. De même, dans l’entretien qu’elle mène avec Léo Cohen-Paperman, Marco Horvat et Clémence Monnier (« Tubes, goguettes et vaudevilles. Conversation autour de la recréation de L’Île des Amazones (1718-2025) »), Judith le Blanc montre comment le vaudeville du XVIIIe siècle, qui reposait lui aussi sur la remémoration de « tubes » contemporains aux spectateur·rices, peut se régénérer en se frottant aux airs connus des XXe et XXIe siècles. C’est l’effet de reconnaissance du tube qui est ici exploité sur scène. Ces morceaux largement aimés et partagés permettent de créer une communauté dans la salle et créent une forte connivence entre les artistes et le public.

En choisissant de parler de tube, nous avons non seulement souhaité restreindre notre perspective à un certain type de morceaux – qu’il reste à définir –, mais aussi accorder l’essentiel de notre attention au théâtre contemporain. Le terme apparaît en effet en 1979, comme le rappelle Peter Szendy, dans l’essai Tubes. La philosophie dans le juke-box[12]. Afin de ressaisir les grandes lignes de la pensée qu’il développe dans ce texte, dont la lecture a été décisive pour notre réflexion, nous avons d’ailleurs souhaité ouvrir ce numéro avec un entretien avec le philosophe et musicologue (« Dans l’inthymnité des tubes »).

 

De la musique populaire au tube :
tentative de délimitation d’une catégorie de pensée

 

Quand on lui demande une définition du tube, Peter Szendy paraît à première vue se dérober : « Tout pourrait devenir tube », suggère-t-il. C’est, en un sens, ce que viennent confirmer les spécialistes de la musique et du son interrogés pour ce chantier. Bien sûr, les recettes pour faire un tube pullulent sur internet[13] et certains principes semblent efficaces. La musicologue Cécile Auzolle souligne le fait que Pommerat aime jouer avec « les codes de la musique pop, sa rythmique, ses mélodies répétitives », aussi bien dans les créations originales d’Antonin Leymarie, compositeur pour les spectacles de Pommerat depuis de très nombreuses années, que par les tubes que le metteur en scène décide de disséminer dans ses spectacles. Dans La Réunification des deux Corées, Agnès Berthon interprète ainsi un air qui résonne comme un tube déjà connu, alors qu’il s’agit de « Dancing Alone », une création du compositeur. Paradoxalement, c’est alors le spectacle qui peut créer un tube, en rappelant des conditions d’écoute – ce qu’analyse Philippe Perrin dans son entretien – ou en s’appuyant sur des structures mélodiques simples et communes à d’autres succès musicaux.

Le tube apparaît donc comme un objet versatile, qui dépend tout autant de sa structure musicale, de ses paroles mémorables que de ses conditions de production et de diffusion. Autrice de Dialectique de la pop, Agnès Gayraud exclut de son corpus de réflexion la musique savante à la faveur de la musique populaire enregistrée, et préfère pour cette raison la notion de « hit » à celle de « tube » : « les hits ne s’expliquent pas vraiment, voilà une autre dimension du problème. […] Hasards, caprices de l’époque, choix des maisons de disques : la nécessité du hit se renverse facilement en contingence. »[14] En se concentrant sur le « fonctionnement esthétique » du tube pop, la philosophe constate que celui-ci peut être analysé à l’aune de la disproportion, tant du point de vue de sa simplicité, de l’engouement qu’il provoque, que des moyens mis en œuvre pour le diffuser de manière massive. Antonin Leymarie le dit autrement : pour un morceau de musique, être un tube n’est pas, en soi, un gage de qualité. Il arrive ainsi bien souvent que l’industrie culturelle impose, à force de matraquage publicitaire et commercial, des voix et des airs qu’on écoute malgré soi dans les lieux publics ou sur les plateformes. Ces tubes, à l’instar des fameux « tubes de l’été », font irruption dans notre quotidien, nous imprègnent, et finissent par emporter notre adhésion par itération.

Si penseur·ses et professionnel·les de la musique s’accordent à ne pas enfermer la notion dans une définition restrictive, la réflexion de Peter Szendy suggère malgré tout qu’un trait commun aux morceaux extrêmement hétérogènes qui peuvent se voir gratifiés du titre de tube est leur « force obsédante »[15] qui prend d’assaut la sensibilité et la hante. Cette qualité, qui assimile le tube à un « ver d’oreille » dont il est difficile de se débarrasser – image plusieurs fois reprise dans les articles tant elle est éloquente –, explique la raison pour laquelle des morceaux particulièrement longs s’imposent d’eux-mêmes comme des tubes. L’exemple canonique est peut-être le Boléro de Ravel, dont la structure répétitive, reprise en crescendo pendant seize minutes, s’imprime durablement dans les esprits dès la première écoute. La « mélobsession »[16] est telle que Thomas Bernhard, maître dans l’art de la réitération, place ce morceau au cœur de son roman Des arbres à abattre – et invite ainsi Célie Pauthe et Claude Duparfait[17] puis Krystian Lupa[18] à reprendre l’œuvre musicale dans son intégralité dans leurs adaptations respectives de cette œuvre[19].

 

Gavin Bryars, « Jesus’ Blood Never Failed Me Yet » – extrait
Album The Sinking of the Titanic, 1975

 

Un autre morceau est exemplaire de cette qualité du tube : « Jesus’ Blood Never Failed Me Yet », mélodie chantée par un sans-abri enregistré dans les rues de Londres et orchestrée par Gavin Bryars. La reprise en boucle d’une unique phrase pendant vingt-quatre minutes en grave durablement la mélodie en mémoire. Cet effet de tube est amplifié par l’utilisation de ce morceau dans la deuxième partie de May B de Maguy Marin[20], spectacle lui-même « tubesque » car créé il y a plus de quarante ans et depuis régulièrement repris. Dans ce cas, comme le précédent, le pouvoir d’impression du tube semble décuplé par sa diffusion dans un spectacle, au point que la mémoire spectatrice paraît définitivement marquée par leur articulation, que ces spectacles deviennent indissociables de ces musiques, et inversement.

 

Joséphine Baker, « De temps en temps »

Music-hall de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène de Marcial di Fonzo Bo (2022)


 

« Cette chanson ramène toujours, immanquablement à Jean-Luc Lagarce […]. À chaque fois que je l’entends, même hors contexte, j’ai la même émotion, à en pleurer, la même pensée pour Jean-Luc Lagarce, l’homme et l’écrivain. Cette chanson ramène toujours à la perte, pas vraiment au deuil, mais à l’absence d’un écrivain qui a marqué une génération entière de comédien·nes, metteur·ses en scène et de spectateur·rices. »

 

Le cas de May B met sur la voie d’un élargissement de la notion de tube, auquel invite Peter Szendy. Si n’importe quel morceau peut devenir un tube, tout, même au-delà du champ musical, peut devenir tube. Bien que le théâtre n’entre pas dans le cadre de réflexion du philosophe, il s’en approche ainsi en envisageant qu’il existe des tubes « autres que musicaux »[21], et notamment littéraires. Leur force obsédante ne réside pas dans ce cas dans leur longueur ; ces tubes se résument au contraire à quelques phrases, quelques répliques, ou quelques vers : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », « Ô Roméo, pourquoi es-tu Roméo… », « Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! / N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? »… Ce dernier exemple, plus long que les deux précédents, suggère que la scansion de l’alexandrin favorise la mémorisation – mémorisation peut-être d’autant plus marquante quand ces tubes littéraires ont été appris dans un cadre scolaire.

Le parallèle entre tube littéraire et tube musical met en évidence le fait que tous deux ont en commun de pouvoir être identifiés à partir de quelques mots ou quelques paroles seulement – ou, dans le cas d’un morceau de musique, quelques notes, un gimmick[22]. Cet effet de reconnaissance par citation est aussitôt rattrapé par un mouvement de remémoration, par lequel on s’attache à retrouver tout à la fois la mélodie, les paroles, le titre du morceau et le nom de l’artiste, et si les couplets nous échappent – comme peuvent faire défaut la suite de la tirade, du poème ou de la page –, reste ce que Gayraud nomme la glossolalie, ou la « plasticité du langage », qui l’emporte sur « sa fonction référentielle » et n’entrave pas la « puissance de communication » du hit[23]. De nombreux·ses artistes jouent de ce pouvoir de convocation immédiat du tube, qui produit un effet euphorisant. C’est ce dont témoigne Vincent Macaigne, qui explique sa « passion pour la musique italienne » par l’impact qu’elle peut avoir « sur la mémoire collective » (« La variété italienne comme seuil dramaturgique chez Vincent Macaigne et Anne-Sophie Pauchet »). Parce qu’il se constitue en référence commune, le tube se révèle à l’origine de moments d’unisson non pas seulement vécus lors de concerts de musique, d’événements sportifs ou de manifestations politiques, mais aussi dans les théâtres, quand les tubes font irruption dans des spectacles.

La force de la diffusion de tubes sur scène se niche peut-être ici : parce que le tube est ontologiquement fait pour être partagé selon Peter Szendy, qu’autrement il devient un agacement qui enferme le sujet dans une boucle sans fin, les spectateur·rices éprouveraient une jubilation particulière en retrouvant des conditions d’écoute collectives dans une salle de spectacle. Le théâtre et les tubes auraient pour qualité commune de reposer sur une même articulation entre le collectif et l’intime. En effet, le tube, produit par une industrie culturelle de masse, connu de tous et toutes, touche paradoxalement à ce qu’il y a de plus intime chez un individu. Szendy nomme par le mot-valise « inthymnité », cette capacité extraordinaire du tube à conjuguer souvenirs personnels et puissance unificatrice. Dès lors, lorsque le tube résonne dans une salle de spectacle, il vient souligner la complexité du dispositif théâtral, qui joue et insiste sur la dimension collective de cet art, où les spectateur·rices sont constitué·es en tant que public, mais qui repose également, et sans contradiction, sur une réception individuelle et intime du spectacle.

 

Gérard Lenorman,
« La ballade des gens heureux »

Hospitalités de Massimo Furlan (2017)


 

« ‘‘La ballade des gens heureux’’, en ouverture, accompagne l’arrivée sur scène des acteur·rices, qui se positionnent sur l’espace frontal. Elle installe une atmosphère assez gaie, on entend discrètement fredonner et on sait, on sent que cette chanson résonne pour beaucoup. Chez moi, elle rappelle des souvenirs d’enfance, de chansons reprises en famille, mais aussi de colonies de vacances comme enfant, puis comme animatrice. »

 

Dans le corpus progressivement établi, les morceaux classiques ont cependant été peu étudiés. C’est peut-être que la notion de tube semble immédiatement convoquer la chanson de variété, le morceau de l’été martelé à la télévision et à la radio et « marketé » comme un produit dénué de toute valeur artistique, une « chanson populaire », qui « s’en va » et qui « revient », faite de « tout petits riens », comme l’indique la chanson de Claude François, et ainsi relever du « lowbrow » par opposition au « highbrow »[24]. Pour autant, l’exemple cité du Boléro de Ravel démontre qu’il existe aussi des tubes classiques, « écoutés comme de la musique populaire, ce qui faisait enrager Adorno », comme le souligne Agnès Gayraud[25]. Dans les spectacles analysés dans ce chantier, circulent d’ailleurs des airs connus composés par Ravel, Charpentier, Vivaldi, Rameau, Mozart ou Puccini. La création d’Émilie Rousset, Playlist politique (2022), est entièrement consacrée à L’Hymne à la joie de Beethoven, devenu antienne au sens propre comme au sens figuré au gré des usages cérémoniels dont il a fait l’objet (« Dans la playlist d’Émilie Rousset »). Et c’est encore Beethoven, celui de la Symphonie n° 7, que l’on retrouve dans l’Allegretto (2024) de François Gremaud où le morceau, découvert à sept ans dans le Zardoz de John Boorman, se cristallise en « bloc de sensation pure », loin des effets de dévitalisation suscités par la répétition ad libitum – et nauseam (« Dans la playlist de François Gremaud »).

Le cas de Purcell paraît particulièrement exemplaire de ce caractère potentiellement « tubesque » de la musique savante. Alors que « O Let Me Weep » et « When I am Laid in Earth » retentissent à plusieurs reprises, entrecoupés de moments sans musique, dans Café Müller de Pina Bausch (1978), « O Solitude My Sweetest Choice » rythme les déplacements presque chorégraphiques des acteur·rices d’Institut Ophélie de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano (2022). La lamentation de Didon est également reprise par Milo Rau comme soutien émotionnel dans Grief and Beauty (2021), spectacle portant sur l’euthanasie. De manière plus inattendue, « Music For a While » fait irruption dans Adishatz/Adieu (2010) de Jonathan Capdevielle comme l’évoque Lucie Dumas dans son article (« Le tube chez Jonathan Capdevielle : un désordre temporel ? »).

 

Henry Purcell, « When I am Laid in Earth » – extrait
Dido and Æneas dirigé par Raymond Leppard, 1985
Jessye Norman dans le rôle de Didon

 

Comme ces tubes « classiques », supposément highbrow mais peut-être en réalité middlebrow[26] tant leur circulation est évidente, certains morceaux semblent dissociés de la catégorie élitiste du jazz par leur caractère tubesque. C’est par exemple le cas de « Somewhere over the Rainbow » de Judy Garland et « When You Wish upon a Star » de Cliff Edwards, dont Ariane Issartel analyse la portée dramaturgique dans les pièces de Jim Cartwright (« ‘‘In a sentimental mood’’. De l’usage du tube de jazz vocal chez Jim Cartwright »). Cet élargissement de la notion de tube, fondé sur la capacité de certains morceaux à circuler largement et à faire parfois irruption dans des contextes culturels parfois inattendus, donne sens à la démarche d’Agathe Giraud et Clément Scotto di Clemente qui analysent « En bande organisée » du rappeur Jul comme un tube au même titre que « Sara perché ti amo » de Ricchi e Poveri ou « S.O.S. d’un terrien en détresse » de Daniel Balavoine et Starmania (« ‘‘En bande organisée, personne peut nous canaliser’’ Usages du tube dans la pratique artistique de Kevin Keiss »), ou celle d’Ulysse Caillon, qui propose de considérer la reprise du morceau de R’n’B de Wejdene « Je t’aime de ouf » en tube queer dans la version d’ELOI, « jtm de ouf » (« Lettre d’amour à nos adelphes. Passer le mur de la cishétéronormativité par l’irruption du tube queer. ‘‘jtm de ouf’’ dans Pour un temps sois peu de Laurène Marx »).

Les tubes les plus fréquemment cités dans le cadre de notre sondage relèvent cependant pour la majorité de la musique dite populaire. Dalida arrive ainsi très largement en tête, avec deux titres, « Mourir sur scène » (cité six fois) et « Laissez-moi danser ». Cette prééminence ne paraît pas le fruit du hasard, car l’artiste française d’origine italienne est en outre citée dans notre dossier par Bénédicte Boisson, Philippe Perrin, Cécile Auzolle, Aurore Évain, Judith le Blanc ou encore Agathe Giraud et Clément Scotto di Clemente. Sont ensuite mentionnées des chansons telles que «The Final Countdown » d’Europe, « Mamma mia » d’ABBA, « Que je t’aime » de Johnny Hallyday, « Envole-moi » de Jean-Jacques Goldman, « Despacito » de Luis Fonsi et Daddy Yankee, « Should I Stay or Should I Go » des Clash, « Felicità » d’Al Bano et Romina Power, « The House of the Rising Sun » des Animals, « Wuthering Heights » de Kate Bush, « Le blues du businessman », chanson issue de Starmania, « Amoureuse » de Véronique Sanson, « Heavy Cross » de Gossip, « Comme un boomerang » de Dani et Étienne Daho, « One Step Beyond » de Madness, « 99 Luftballons » de Nena, « Ella elle l’a » de France Gall, « Blue (Da Ba Dee) » d’Eiffel 65 ou « Un homme heureux » de William Sheller. D’autres reviennent moins immédiatement en tête quand ils sont simplement cités, mais leur écoute confirme leur qualité de tubes. Ce sont par exemple « La Tendresse » de Daniel Guichard, « Ain’t Got No » de Nina Simone, « New York » d’Alicia Keys, « 2 Unlimited » de No Limit, « God Is a Girl » de Groove Coverage, « God Save the Queen » de Queen, « De temps en temps » de Joséphine Baker, « To Bring You My Love » de PJ Harvey, « Comme elle vient » de Noir Désir, « Dis, quand reviendras-tu ? » de Barbara et « Wunderbar » de Christiane F.

On le voit, la liste est hétéroclite : les tubes sont français, italiens, espagnols, allemands, anglais ou nord-américains ; « vieux » ou très récents ; « intellectuels » (« Wuthering Heights ») ou très populaires (« Despacito », tube de l’été 2017). L’ensemble de ces morceaux ont cependant pour caractéristique d’être reconnus dès les premiers accords, de pouvoir être chantés à l’improviste, sans le support de la musique, voire sans le support des paroles. Ce sont des mélodies et des rythmes largement partagés, parfois transmis de génération en génération ou faisant le pont entre elles à l’occasion de moments festifs, sociaux ou familiaux.

Si certaines chansons ont été constituées en tube par leur reprise dans des contextes variés, comme « The Final Countdown », hymne de la coupe du monde de la FIFA en 2010[27], ou des morceaux d’Abba relancés par la comédie musicale, puis le film Mamma mia!, leur reconnaissance dans des spectacles n’est pas toujours immédiate, car leur reprise se limite à quelques notes, ou à un refrain, ou parce que les artistes utilisent des reprises ou des versions retravaillées des morceaux connus, qu’il·elles composent avec des technicien·nes du son ou qu’il·elles trouvent sur YouTube et Spotify, plateformes mobilisées comme sonothèques dans les processus de création contemporains. Confronté à ces versions légèrement différentes des tubes, le public, tout en reconnaissant la chanson, se trouve face à un sentiment d’étrangeté.

À cela s’ajoute le fait que le contexte spectaculaire produit un renouvellement de l’écoute, et éventuellement une redécouverte des paroles, entendues comme pour la première fois. Ces conditions singulières de diffusion ou d’interprétation d’un morceau sur scène peuvent même le constituer en tube. C’est peut-être le cas de « Happe » d’Alain Bashung, qui s’intercale entre le monologue de Stanislas Nordey et celui d’Audrey Bonnet dans Clôture de l’amour de Pascal Rambert – spectacle lui aussi repris comme un tube à succès depuis sa création en 2011. L’interprétation du morceau a capella par un chœur d’enfants suspend provisoirement l’affrontement de Stan et Audrey et génère une grande émotion.

 

Alain Bashung, « Happe »

Clôture de l’amour de Pascal Rambert (2011)


 

« Entre la tirade de Stan et la tirade d’Audrey, une chorale d’enfants vient chanter la chanson de Bashung sur une version instru diffusée au plateau par un ghetto blaster. Je connais la chanson. J’aime Bashung. Mais il me faut plusieurs secondes pour reconnaître. Parce que je n’entends pas le texte dans la bouche des enfants. Le temps que je percute, je redéroule le texte dans ma tête et je comprends pourquoi Rambert a fait ce choix. »

 

Par tubes, nous entendons donc des chansons populaires (au sens de connues de tous et toutes), immédiatement reconnaissables – qu’elles soient pop ou classiques, jazz ou rap. Nous avons en revanche souhaité circonscrire notre champ de réflexion aux morceaux avec paroles, afin de voir comment celles-ci sont susceptibles d’entrer en résonance ou en dialogue avec les mots du spectacle, et parce qu’il nous semble qu’un air instrumental est susceptible d’être vécu par le public comme une musique d’accompagnement, comme au cinéma, et que l’effet d’irruption qui nous intéresse est dès lors moins nettement identifiable.

 

Mettre en scène l’irruption :
jeux de décalage et surprises dramaturgiques

 

Évoquant son émotion face à l’intermède de Massive Attack dans la mise en scène de Patrice Chéreau, Anne-Françoise Benhamou utilisait l’expression très parlante de « sans sommation ». C’est à nouveau « sans sommation » que déboulent « Should I Stay or Shoud I Go » des Clash ou « Honesty » de Billy Joel dans deux mises en scène récentes du Misanthrope de Molière, de Jean-François Sivadier et Ivo van Hove, comme l’analyse l’article de Corinne François-Denève (« ‘‘Si le roi m’avait donné…’’ un tube. Irruption et disruption dans les Misanthrope d’Ivo van Hove et Jean-François Sivadier »). Aurore Évain revient aussi sur cette intention dans son entretien (« Les tubes du matrimoine »). La stratégie semble dans ce cas être celle d’une revivification d’un classique par l’emploi de tubes, comme le suggère Georges Banu :

Ici la musique live intervient comme une rupture, comme une fracture dans le déroulement des mots. Émergence violente d’une actualité sonore en plein développement d’un texte perçu comme ancien, même s’il est soumis à un travail de « contemporanéisation ». La musique nous rappelle le présent, elle renvoie au quotidien des jeunes, elle agit comme un court-circuit[28].

Au sujet de ces « fulgurances », Banu écrit encore qu’elles « engendrent une déflagration brutale au sein même de la fiction. Comme un séisme passager, source d’une fêlure qui laisse surgir l’air et permet de mieux respirer ». Plusieurs témoignages de notre sondage rendent compte de semblables impressions de rupture et de respiration, particulièrement fortes lorsque les tubes sont convoqués dans des œuvres classiques. Sont ainsi évoqués une Mouette – du Collectif 6e heure (2014) –, un Richard III – de Thomas Jolly (2015) – ou un Othello – de Jean-François Sivadier (2022). Une spectatrice se souvient également de la diffusion à haut volume de « Wunderbar » dans l’adaptation des Frères Karamazov de Frank Castorf (2015), procédé ancien et récurrent chez le metteur en scène allemand et repris par Vincent Macaigne dans son adaptation d’un autre roman de Dostoïevski, L’Idiot (2009 et 2014), introduite par « Sara perché ti amo » de Ricchi e Poveri. Dans l’un comme l’autre cas, le tube a pour fonction de mettre un monument de la littérature parfois jugé comme inaccessible à la portée du public, grâce à sa confrontation à une culture populaire que revendiquent aussi la scénographie, les accessoires et les costumes.

Ces exemples particulièrement flagrants d’irruption invitent à se demander si le tube ne serait pas un alibi mis au service d’une démocratisation culturelle, ou d’une vulgarisation, pour « faire descendre » la « grande pièce » au niveau d’un nouveau public, qui n’est familier ni du répertoire, ni même de la langue. Ou encore si la musique ne produirait pas une reconnaissance extérieure à la pièce qui permettrait d’y faire « entrer » les spectateurs et spectatrices, par un biais populaire – alors que le théâtre ne le serait plus. L’utilisation d’un tube s’expliquerait dès lors par une double volonté, celle de ressaisir l’attention d’un public de théâtre supposément vieillissant et endormi, et celle de capter l’intérêt d’un public jeune et volatil. Georges Banu avance d’ailleurs cette dernière hypothèse :

La musique live atteste d’une volonté de rapprochement du présent, par-delà l’intimidation que peut exercer la culture, surtout ce que l’on appelle la Hochkultur à laquelle sont associés, pour bon nombre d’adolescents, les textes du répertoire, même Shakespeare. Elle apaise les craintes et annule les complexes, elle renvoie aux concerts et aux smartphones dont tout jeune est aujourd’hui un habitué. Grâce à cette musique il cesse de se sentir étranger et plonge dans le bruissement qui lui est familier ; cela produit un effet de reconnaissance[29].

Se jouerait ici dans le champ culturel une ligne mineur/majeur, légitime/populaire, ou une négociation entre highbrow, lowbrow et middlebrow. Il paraît tout à fait symptomatique de ce trouble que ménage l’irruption des tubes le fait qu’Ulysse Caillon mobilise les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes pour analyser les paroles du morceau d’ELOI, « jtm de ouf ». Comme le souligne Peter Szendy en prenant appui sur le psychanalyste Theodor Reik, auteur de The Haunting Melody, le tube vient toujours d’ailleurs. Il impose une altérité, un écart, et organise ainsi la rencontre, voire le choc entre des sphères culturelles différentes, et c’est peut-être en partie sur cette confrontation que repose notre plaisir à l’écouter au théâtre. L’interprétation ou la diffusion du tube sur scène reconduirait ainsi l’idéal de réconciliation hérité du romantisme qui sous-tend la musique populaire selon Agnès Gayraud. Elle rappelle en effet :

Dans son projet utopique, la popularité de la musique populaire est l’enchantement d’une mélodie universelle, qui ravit l’adulte autant que l’enfant, qui fait s’accorder un instant l’expert et l’ignare, dans la joie simple d’un langage immédiatement expressif, mélodique ou rythmique[30].

Le hit, écrit-elle encore, est une « promesse de réconciliation de l’art et du plébiscite, de l’enchantement et de l’émancipation, des béotiens et des experts »[31].

La convocation d’un tube pourrait cependant être inversement vue comme une sorte de snobisme pour happy few, dès lors qu’il s’agit de reconnaître un tube esquissé ou détourné. Comment appréhender le tube quand il devient une partition « cachée » des Beatles dans un Shakespeare, comme dans la mise en scène de Comme il vous plaira de Christophe Rauck (2018) ? Le risque n’est-il pas celui de produire une différence générationnelle dans la réception, voire la reconnaissance des tubes, et donc une division du public : les « jeunes » comprendraient, les « vieux » en perdraient leur latin, ou leurs classiques ? Les Goguettes en trio (mais à quatre), qui entreprennent de rapprocher d’un public contemporain une œuvre ancienne et oubliée de tout le monde, L’Île des Amazones de Lesage et d’Orneval, espèrent précisément produire l’effet inverse, convaincues qu’il suffit qu’une partie du public seulement reconnaisse le tube réécrit pour que l’ensemble jouisse du double processus de citation et de détournement. Si le décalage temporel peut être moindre – comme lorsque « Bad Romance » de Lady Gaga (2009) fait irruption dans Jours de joie d’Arne Lygre (2022) (« ‘‘La chanson est une partenaire qui se prépare en coulisses’’ ») –, le tube n’en produit pas moins un effet d’incongruité ou de dissonance qui déplace les attentes développées en amont du spectacle.

Que l’écart créé par le tube soit flagrant ou non, l’effet d’irruption produit par l’insertion d’un morceau de musique dans la trame dramaturgique d’un spectacle pour l’essentiel parlé peut être décuplé par son interprétation live. Soudainement, un corps et une voix qui jouent deviennent un corps et une voix qui se mettent à chanter, voire à danser. Quand bien même l’interprétation du morceau se trouve soigneusement inscrite dans la diégèse, la performance de l’acteur·rice trouble sa potentielle identification au personnage. L’acteur·rice peut d’ailleurs se délecter de ce moment de show qui lui est offert et « faire le cabot » comme le relate une spectatrice au sujet de Nicolas Bouchaud, qui se lance dans un karaoké comique sur le morceau « One Step Beyond » de Madness dans l’Othello de Jean-François Sivadier. Si, dit la spectatrice, cet acteur fait cela très bien, l’interprétation d’un tube sur scène n’implique pas nécessairement des qualités de chanteur·se de la part des acteurs et actrices. Indépendamment des formations musicales que peuvent avoir certain·es, le caractère amateur de leur version du tube peut en effet se révéler la pierre de touche de l’émotion ressentie par le public.

 

Barbara, « Dis, quand reviendras-tu ? »

Plutôt vômir que faillir (2022)
de Rébecca Chaillon


 

« Le spectacle se centre sur la façon dont a été vécue l’adolescence par quatre jeunes acteur·rices. L’une deux, Mélodie Lauret, évoque les reprises qu’elle postait sur YouTube, maladroites, mal montées. Une desdites vidéos est projetée, et après une quinzaine de secondes M. Lauret s’accompagne elle-même en live en harmonisant. J’ai l’impression que tout le monde était au moins légèrement ému (la choupitude de ce moment !), et moi particulièrement, du fait que j’adore Barbara. »

 

De la même façon, des artistes tels que Jérôme Bel ou Alain Platel sondent l’émotion suscitée par une « danse non virtuose », en articulant étroitement le spectacle de personnes « non formées spécifiquement en danse » à la diffusion de tubes dans leurs spectacles, comme le met en valeur Bénédicte Boisson (« Irruption et usages des tubes en danse contemporaine. Histoire et esthétique d’un phénomène récent (Alain Platel, Jérôme Bel, Latifa Laâbissi, Antonia Baehr et quelques autres…) »). Dans l’article qu’elle consacre à Jonathan Capdevielle, Lucie Dumas souligne quant à elle l’articulation paradoxale entre prouesse et amateurisme dans Adishatz/Adieu, spectacle dans lequel l’artiste imite de manière volontairement imparfaite des morceaux de Madonna, Britney Spears et Henry Purcell. Ce parti pris de non-virtuosité, qui se révèle fréquent, semble vouloir mettre l’accent sur l’opération de réappropriation du bien commun que constitue le tube par l’artiste et/ou le personnage – opération qui peut requalifier le morceau ainsi transplanté dans un univers sonore inédit, et alors faire passer les premières vocalises de « Bad Romance » de Lady Gaga pour un air d’opéra, dans l’interprétation qu’en offre Virginie Colemyn.

Deux partis pris se distinguent en revanche nettement du point de vue de l’engagement corporel des acteur·rices. Soit l’émotion que convoque leur interprétation intime du tube est surlignée par une posture frontale et presque immobile, soit elle est réinvestie dans des danses joyeuses – rondes chez Pommerat, farandoles chez Vincent Macaigne ou chez Christophe Honoré qui cite Pina Bausch, ou chorégraphie improvisée chez Stéphane Braunschweig.

À rebours d’une interprétation en live, le tube peut également être joué en playback, transformant le moment en jeu théâtral particulier, insufflant une distance fertile. Dans Quand je pense qu’on va vieillir ensemble des Chiens de Navarre (2013), l’un des comédiens apparaissait sur scène le visage en sang, avec de grosses dents postiches, jouant faussement de la guitare à l’aide d’un balai. À ses côtés, une comédienne elle aussi ensanglantée et enlaidie chantait en playback « I’ve Been Loving You Too Long » d’Otis Redding dans la version d’Ike et Tina Turner enregistrée en 1969. La distance instaurée – qui confine ici au décalage grotesque – explore le hiatus entre l’apparence physique du personnage et la chanson langoureuse diffusée. Au-delà de cet exemple, le playback est une marque de fabrique du théâtre de Joël Pommerat – ce que Cécile Auzolle qualifie de « vrai faux playback ». Les acteur·rices viennent se glisser dans la chanson comme dans un costume et ainsi « habiter le son de la chanson d’une présence ineffable », comme elle le formule. Au lieu d’atténuer la virtuosité de l’interprétation, le choix du playback peut au contraire accroître l’attention portée à la voix de la vedette tout en soulignant le jeu corporel des comédien·nes. La chanson est alors, littéralement, donnée à voir, incarnée dans un corps. À l’instar de bien d’autres moments, les scènes de playback sont l’occasion d’explorer la tension entre le visible et l’audible dans le théâtre de Pommerat, distillant un trouble chez les spectateur·rices. Philippe Perrin, collaborateur son dans Contes et légendes, raconte d’ailleurs que les spectateur·rices le questionnent fréquemment sur l’interprétation du grand final « Mourir sur scène », qu’on ne perçoit pas de manière évidente comme un playback. L’indécision du public participe au trouble et à la sensation qu’il s’agit là d’un moment suspendu.

Diffuser un tube au plateau plutôt qu’en offrir une réinterprétation live, c’est aussi pouvoir jouer sur le volume sonore. Bénédicte Boisson convoque malicieusement l’expression « à plein tube » qui signifie « complètement, le plus possible ». Les autrices et auteurs du numéro font ainsi souvent remarquer que le tube fait irruption grâce au volume sonore. L’effet psychoacoustique recherché est souvent celui du concert. D’ailleurs, chez Pommerat, les tubes en playback sont le plus souvent associés à des moments de concert dans la diégèse, instants hors du temps qui troublent l’ancrage spatiotemporel.

Ce rapprochement entre salle de concert et salle de spectacle avait déjà été évoqué par Georges Banu, qui critiquait cette « reprise telle quelle des protocoles de réception repris par les spectacles qui invitent le public à taper des mains, à se lever, à se constituer en communauté dont les liens se trouvent exacerbés par la musique »[32]. Serait-ce seulement une grosse ficelle de mise en scène, une facilité à laquelle céderaient les metteurs et metteuses en scène ? Agnès Gayraud souligne l’association étroite entre la musique populaire et la fête. L’imaginaire ainsi convoqué par les morceaux diffusés « à plein tube » transforme certes l’espace théâtral, mais permet surtout de modifier une qualité d’écoute et de jeu, voire d’ouvrir le public à des lectures dramaturgiques spécifiques. En étudiant le travail de Kevin Keiss, Agathe Giraud et Clément Scotto di Clemente montrent par exemple la capacité du tube à insuffler de l’énergie au plateau, aux comédien·nes, mais aussi au public, électrisé et constitué en communauté. Ce faisant, c’est l’équilibre et les codes régissant les relations scène/salle qui s’en trouvent modifiées. Pour les Goguettes en trio (mais à quatre), les moments de chanson sont l’occasion de créer un grand karaoké, invitant le public à chanter. Chez Vincent Macaigne, la fête atteint des proportions parfois extrêmes, monstrueuses, presqu’excluantes comme l’explique Floriane Toussaint : les tubes diffusés à un volume à la limite du supportable constituent une « mise en condition » qui déborde de l’espace théâtral.

Dans ce dernier exemple, comme dans d’autres analysés ici, le tube est utilisé comme un seuil, qui tantôt déstabilise le public, le prend par surprise, tantôt permet de créer une atmosphère ou d’introduire une clé dramaturgique sur tel ou tel personnage. Lorsqu’un tube fait l’ouverture d’un spectacle, le risque est cependant grand pour la suite : il faut être « à la hauteur » du morceau de musique liminaire, qui impose une intensité de rythme et d’émotions. Lorsque le tube vient brusquement interrompre le cours du spectacle, il peut créer un effet de « clou », comme dans certaines formes du XIXe siècle, se constituer en acmé, redoublée par un moment de boum, d’orgie ou de dépense physique, avant le retour à la parole, et au dénouement par la parole. Le risque de redescente n’en est pas moins grand dans ce cas. Anne-Françoise Benhamou se souvient ainsi, au sujet de la troisième version de Chéreau de Dans la solitude des champs de coton :

Et nous avions beau attendre de toute notre faim de théâtre le retour de cet élan, de cet accord, nous avions su avec certitude, sur le dernier accord de la chanson, qu’ils ne reviendraient pas. La fin du spectacle se lestait alors d’un poids de deuil et de mélancolie profonde ; il nous fallait reconnaître le théâtre qui reprenait comme le lieu de cette perte. Et accepter, nous aussi spectateurs, notre inassouvissement – puisqu’après avoir éprouvé un instant une intimité rêvée, le point où se brise en soi toute barrière avec l’autre, il fallait bien admettre qu’une fois éprouvée, il ne nous en restait plus que le manque, comme une blessure[33].

Peut-être est-ce pour atténuer cet « adieu au tube », comme le décrit Ulysse Caillon, que l’on constate des effets de réitération dans plusieurs des spectacles vus ou analysés. Ces reprises trouvent cependant la plupart du temps un fondement dramaturgique, et permettent de requalifier une situation ou un personnage. C’est ce que s’attache à montrer Ondine Plesanu dans l’article qu’elle consacre à l’irruption de « My Lady d’Arbanville » de Cat Stevens dans Le Côté de Guermantes de Christophe Honoré, tube chanté puis diffusé, le passage du live à l’enregistré redoublant l’impression de désillusion qui frappe le narrateur de La Recherche à l’égard de la duchesse de Guermantes (« ‘‘Lady d’Arbanville’’ dans Le Côté de Guermantes de Christophe Honoré. De la sacralisation à la désillusion »).

Un dernier emplacement de choix semble être la fin du spectacle. Le tube semble alors avoir pour fonction de créer un point d’orgue, de constituer le public en communauté émotionnelle juste avant les applaudissements. L’envie qui peut avoir saisi les spectateur·rices de chanter avec les acteur·rices et/ou d’applaudir peut alors plus librement s’épanouir. Christophe Honoré répond à cette envie dans Le Ciel de Nantes (2021), lorsqu’il reprend pendant les saluts « Spacer » de Sheila, tube diffusé plus tôt dans le spectacle, sur lequel ont dansé les personnages, invitant le public à applaudir au rythme de la chanson, voire à se lever. Dans pareil cas, il n’y a pas effet de rupture, mais plutôt de bis, qui leste d’émotion le public et l’enjoint de repartir du théâtre avec une mélodie entêtante.

 

Daniel Guichard, « La tendresse »

Hospitalités de Massimo Furlan (2017)


 

« La mélancolie gagne la salle : elle signe de façon très claire la fin du spectacle, fort en émotions pour une majorité du public (on ressent cette émotion de façon très physique tout au long du spectacle) et sans doute éveille-t-elle aussi de nombreux souvenirs personnels. C’est mon propre cas, avec cette chanson qui appartient à nouveau au répertoire familial et que j’ai souvent entendue depuis mon enfance. Je l’appréhende un peu différemment, en tissant les paroles avec les récits d’Hospitalités. Et bien évidemment, le titre du spectacle est en harmonie avec les paroles de ‘‘La tendresse’’. Lorsque les dernières notes se sont tues, une sorte de suspension a eu lieu dans la salle, avant les applaudissements. Je ne pense pas que le public s’interrogeait sur le fait que ce soit ou non la fin – c’était relativement évident, avec le départ progressif des artistes en coulisse. Il s’agissait plutôt d’une sorte de recueil intérieur, de plongée en soi, générée par le spectacle et ses récits très émouvants, dont une sorte de paroxysme s’incarnait dans les paroles douces de ‘‘La tendresse’’. »

 

Puissance dramaturgique du tube

 

Dans les premières pages de son essai, Peter Szendy rappelle que Boris Vian aurait été l’un des premiers à utiliser le terme argotique de « tube » pour évoquer un succès musical[34]. Comme l’objet dont il tire son nom, le tube serait creux, « chanson quelconque » dit le philosophe, « qui ressemble à toutes les autres »[35] et qui aurait pour motif structurant celui de la répétition. Son irruption au cours d’un spectacle pose donc un paradoxe essentiel, au cœur de notre réflexion. Voilà que des œuvres qui cherchent à affirmer une esthétique singulière, qui, dans le système du théâtre public, semblent tourner le dos à une culture commerciale, voilà que ces œuvres, donc, peuvent laisser entendre des tubes à la logique diamétralement opposée donnant ce faisant de la valeur au « sans-valeur », à l’objet « indigne »[36]. En le traitant comme un matériau dramaturgique, les artistes lui conféreraient ainsi une légitimité, le rendant audible et acceptable pour un public de théâtre partiellement élitiste – n’y a-t-il pas quelque chose de jouissif à faire entendre du Lady Gaga sous les ors du Théâtre de l’Odéon, comme le raconte Virginie Colemyn ? Ou à surprendre, voire provoquer le public des Bouffes du Nord avec la diffusion à haut volume d’un tube de rap comme le fait Kevin Keiss ? L’indignité esthétique deviendrait, par renversement, curiosité du kitsch, mais aussi jubilation de recharger sémantiquement et symboliquement le tube : le creux se comblerait, riche d’une nouvelle polysémie, comme révélé dans toute sa potentialité par le dispositif théâtral.

Ainsi, si pour certain·es spectateur·rices, l’usage du tube peut apparaître comme une facilité, un effet gratuit et consensuel, notre postulat, et celui des contributeur·rices de ce chantier, est que l’insertion d’un morceau de musique dans un spectacle relève d’une démarche profondément dramaturgique, qu’elle produit un effet de citation intermédiale grâce auquel texte et paroles entrent en dialogue et donnent lieu à divers degrés de lecture et de compréhension.

 

Luis Fonsi et Daddy Yankee, « Despacito »

Les Idoles de Christophe Honoré (2018)


 

« Je me suis dit en sortant que c’était un peu facile pour Christophe Honoré d’utiliser ce qui était à l’époque le plus écouté des tubes. Quelque chose qui relèverait peut-être de la démagogie, comme s’il utilisait la notoriété du tube pour jour sur l’émotion facile.

Je me suis rendu compte par la suite que c’était l’inverse. C’est Christophe Honoré qui chargeait émotionnellement un tube qu’on entendait partout, qui lui redonnait une contenance, qui le faisait exister pour chaque spectateur·rice qui fut touché·e, au-delà du côté standardisé du tube, il lui donnait une existence singulière. La chanson a d’ailleurs intégré pendant quelques temps ma playlist, me ramenant incessamment au spectacle et à l’émotion attachée. »

 

À la lecture des articles de ce chantier, l’un des effets dramaturgiques les plus évidents produits par l’irruption d’un tube sur scène semble être la nouvelle écoute qu’elle permet. Comme sorti de son milieu naturel – l’espace quotidien, fortuit, non interprétable –, le tube se charge soudainement de significations nouvelles[37].

En s’immisçant dans le déroulé du spectacle, les paroles de ces chansons connues peuvent entrer en résonance, ou au contraire en dissonance avec le texte. Dans Saga, analysé par Lucie Dumas, la voix nue de Madonna, désincarnée, permet une resémantisation des paroles : on y entend, en écho aux propos tenus par Jonathan Capdevielle sur scène, les questionnements adolescents sur la sexualité, sur l’amour et la religion. En surgissant dans le spectacle, le tube viendrait concentrer et ressaisir en quelques minutes ses enjeux dramaturgiques, entraînant un stimulant dialogue avec les paroles – pleines de sens ! – de la chanson et le texte dit sur scène.

Le tube peut également se doter d’une dimension politique : à propos de MDLSX de la compagnie Motus, Stefania Lodi Rizzini montre bien que les tubes diffusés viennent rappeler un contexte historique précis et éclairer l’environnement du personnage principal (« Tubes musicaux et identités minoritaires dans MDLSX de Motus »). Les tubes, comme disséqués sur scène, en viennent même à révéler leur complexité, comme dans le cas de « Bande organisée », diffusé dans La Tendresse : Agathe Giraud et Clément Scotto di Clemente analysent comment le tube de Jul renforce d’abord le discours de la masculinité hégémonique, avant que la suite du spectacle vienne déconstruire ce cliché, en introduisant une distance critique.

Si le tube peut entrer en dialogue avec les enjeux généraux du spectacle, il peut venir éclairer plus spécifiquement un personnage. Il deviendrait alors musique de l’intérieur, exploration dramaturgique à l’échelle d’un rôle. Dans L’Avare mis en scène par Ivo van Hove (2013), le suicide d’Harpagon, qui se jette du haut de son appartement, avait lieu alors qu’était diffusé « The Wilhelm Scream » de James Blake (2011), dont les paroles semblent tout droit sortir de l’esprit du personnage : « I don’t know about my dreams / I don’t know about my dreamin anymore / All that I know is / I’m fallin’, fallin’, fallin’, fallin’ / Might as well fall in…»[38] L’irruption de la chanson nous surprenait autant que le geste d’Harpagon, tout en venant l’expliquer.

 

James Blake, « The Wilhelm Scream » – extrait
Album James Blake, 2011

 

Dans Le Misanthrope du même Ivo van Hove, l’utilisation de « Honesty » de Billy Joel semble suivre la même logique. Son irruption sur scène offre un hymne explicatif au personnage d’Alceste, dont les motivations sont comme creusées par cette « chanson-totem » selon la formule de Corinne François-Denève. Le tube devient ainsi « bande-son de la vie » des personnages, et donne de l’ampleur aux sentiments joués par les comédien·nes. C’est ainsi que chez Christophe Honoré, « Lady d’Arbanville » devient le ver d’oreille de la duchesse de Guermantes. Ondine Plesanu montre bien, alors, comment les paroles viennent construire – autant que la théâtralisation de ses apparitions – le regard admiratif que le narrateur pose sur cette femme tout en exacerbant « la banalité du moi ».

Là est peut-être une des forces de ces tubes qui surgissent sur scène : celle de pouvoir condenser des effets de sens, aussi bien du point de vue de la fable que de la construction des personnages, celle de pouvoir aussi raconter une histoire en quelques secondes ou minutes – qui peuvent d’ailleurs se poursuivre dans le for intérieur des spectateur·rices et s’entremêler à leurs propres souvenirs et émotions. Le tube ouvre la voie à la suggestion, à l’évocation. Dans Le Côté de Guermantes, « This Magic Moment » – le titre est déjà évocateur ! – permet de condenser une histoire d’amour, les paroles de la chanson coïncidant avec les gestes chorégraphiés des comédien·nes.

D’autres artistes ont recours au tube pour raconter une génération. Au-delà du contexte, c’est une atmosphère qui est recherchée, une manière de fixer l’air du temps. Dans MDLSX, l’entremêlement des tubes permet le passage d’une génération à une autre : « C’era un ragazzo come me amava i Beatles e i Rolling Stones » fait ressurgir en quelques notes toute la révolte des années 1960, tandis que « This is not a song, It’s an Outburst : Or, the Establishment Blues » de Sixto Rodriguez nous replonge dans la contestation des années 1970. En miroir l’un de l’autre, les articles de Stefania Lodi Rizzini et d’Ulysse Caillon viennent par ailleurs éclairer une autre facette de ces chansons, qui peuvent avoir une symbolique particulière pour une communauté spécifique. Chez Jim Cartwright, « Somewhere Over the Rainbow » de Judy Garland condense en quelques secondes tout l’espoir de la génération d’entre-deux-guerres. La chanson devient l’icône sonore d’une époque et construit un horizon pour le personnage principal. Mais ce sont parfois des constructions identitaires plus complexes qui sont en jeu à travers les tubes. Adolescente mal dans sa peau prenant la pose de pop stars conquérantes dans _jeanne_dark_ (2020), jeune Iranien élevé par Samantha Fox et Gougoush dans Pourama Pourama (2016) : les playlists des spectacles de Marion Siéfert (« Dans la playlist de Marion Siéfert ») et de Gurshad Shaheman (« Dans la playlist de Gurshad Shaheman ») sont des patchworks où se croisent les époques, les cultures et les communautés, entre affiliations multiples et invention de soi.

D’autres fois, le tube fait irruption pour sauver le langage. Il n’interrompt pas : il prend le relais, secourt la parole défaillante du personnage. C’est ce que postulait Georges Banu[39] en évoquant la « fêlure des mots » qui « ne se suffisent pas tout à fait » et que la musique live viendrait compléter. Plus précisément, dans le cas des tubes, l’irruption permettrait de laisser entendre une émotion autrement indicible et de trouver un medium commun – l’air connu et partagé, les mots sus par cœur – pour la partager avec les spectateur·rices.

Là encore, on peut penser au personnage de Calliope dans MDLSX qui affirme la complexité à se dire : les paroles des chansons et les orchestrations (le rock puissant de « Nancy Boy » par exemple) viennent résoudre les nœuds et insuffisances du langage pour affirmer la transformation d’un monde et d’un corps. Le souffle musical ouvre l’imagination autant que les cœurs, insuffle de la force pour mieux retrouver le langage. De même, le personnage de Little Voice dans The Rise and Fall of Little Voice de Jim Cartwight est sauvé par la force des paroles des tubes qu’elle chante pendant une scène qui tient de « l’acte vaudou ». Ariane Issartel en vient même à parler d’un « effet Otis Redding » pour ces personnages : l’irruption du tube vient débloquer une situation, proposer des mots dont peuvent s’emparer les personnages pour retrouver le contrôle. Le tube est une perturbation salvatrice, qui rend la parole aux personnages, leur confère une nouvelle maîtrise du langage.

Ce dernier exemple montre que l’irruption des tubes peut être prévue dans le texte même. Une fois encore, le procédé est ancien, ce que rappellent les cas des vaudevilles au XVIIIe siècle et des pièces créées à partir de tubes du caf’conc’ à la Belle Époque. À cet égard, le sondage mis en ligne a permis de constituer un réjouissant corpus de textes contemporains qui intègrent ce surgissement de l’air connu dans la dramaturgie même. En écrivant Tristesse animal noir (2007), Anja Hilling intègre au texte des mentions à Elvis Presley, dont une strophe de « Always On My Mind » apparaît même en exergue de la troisième partie. À la fin de la pièce, c’est « Wuthering Heights » qui est évoqué par les personnages qui parlent de l’enterrement qui vient d’avoir lieu. Si l’irruption n’est pas précisément décrite dans le texte, tout l’y prépare.

 

Kate Bush, « Wuthering Heights »

Tristesse animal noir de Anja Hilling
Mise en scène de Stanislas Nordey (2013)


 

« Dans mon souvenir, la chanson, interprétée par Thomas Gonzalez, fait irruption à l’issue du deuxième tableau, celui qui fait la narration de l’incendie. L’acteur chante a cappella dressé seul devant nous sur scène, à la manière d’un événement surgi de nulle part, d’une parole étrange, d’une parole qui ne peut qu’être chantée ou versifiée comme le ferait un chœur antique dans une tragédie. Je me souviens de l’étonnement, de l’émotion immense, et de la grâce imprévue suscitée par ce moment dramatique suspendu. Comme un cri de détresse partagé, nous appelant à l’aide et au recueillement. Un chant, dont la mélodie et les paroles nous sont si familières, redevenu animal et étrange au cœur de la forêt. C’est une de mes plus grandes expériences de sidération théâtrale. »

 

Dans Music-Hall de Jean-Luc Lagarce (1988), cité dans un souvenir précédent, « De temps en temps » de Joséphine Baker est un leitmotiv structurant dans la dramaturgie de la pièce : elle est tantôt diffusée de manière acousmatique, tantôt chantonnée par les Boys. Le tube est devenu ver d’oreille dans l’écriture même, donnant à voir un auditeur hanté par ces paroles empreintes de nostalgie. Les auteur·rices imaginent ainsi des situations caractéristiques du tube : s’il hante les personnages lagarciens, il surgit aussi dans le quotidien de personnages des fables hyperréalistes de Pauline Bureau. On entend ainsi « Comme un boomerang » à la radio au début de Mon Cœur (2017), comme écho ironique à la situation, une coïncidence grinçante dont la vie a le secret, tandis que « Don’t Stop Me Now » de Queen est le morceau, enregistré sur une K7 audio, qu’écoutent Rose et Joana dans Féminines (2020). Ces tubes sont pensés dès l’écriture comme pouvant entrer en dialogue fécond avec la fable et les motivations des personnages. Parfois, l’auteur·rice imagine dans sa pièce l’irruption d’un tube sans arrêter de choix. C’est ainsi que Wajdi Mouawad ouvre Forêts sur le rythme de « 99 Luftballons », sans toutefois graver ce choix dans le texte publié, qui annonce simplement une fête d’anniversaire avec musique et danse. Si notre chantier se concentre sur les mises en scène contemporaines, force est donc de constater que l’écriture dramatique peut penser le tube et l’intégrer en amont dans la dramaturgie, l’envisageant tout aussi bien dans la rupture rythmique qu’il peut constituer que dans sa capacité à catalyser des émotions et des effets de sens.

Quoique la notion d’irruption invite à penser le tube comme un élément rare, voire unique, du spectacle, certains contre-exemples cités dans ce numéro poussent enfin à envisager le tube, non pas comme une chanson résonnant avec la dramaturgie d’ensemble de la pièce, mais comme un principe fondateur, structurant, lui conférant le statut de fil rouge au plateau. Cette « dramaturgie jukebox » repose sur un montage de tubes qui permettent peu à peu au spectacle de progresser. Comme le montre bien Stefania Lodi Rizzini dans le cas de MDLSX, l’abondance de tubes, jusqu’à la saturation, loin d’atténuer le caractère irruptif des morceaux, permet au contraire une habile transformation de la narration : la transposition du roman vers la performance passe par la musique qui vient scander les grandes étapes du récit. C’est un point commun avec un autre solo autobiographique de Jonathan Capdevielle, Adishatz/Adieu, et plus largement ses autres spectacles : les titres ne laissent en rien présager le recours massif aux tubes, qui sont les premiers déclencheurs de la mémoire des protagonistes. L’irruption des tubes contribue alors à composer cette dramaturgie du désordre propre à l’artiste, aussi bien dans ses adaptations de romans pour la scène que pour ses spectacles plus personnels.

Les irruptions sont sans nul doute bien plus attendues dans les spectacles de danse évoquées par Bénédicte Boisson, du fait de la spécificité de cet art mais aussi des titres mêmes, comme dans le cas de Gala de Jérôme Bel (2015) : c’est la musique alors qui tisse l’ensemble de la dramaturgie du spectacle où les tubes ont été choisis par les amateur·rices réuni·es par le chorégraphe. Bénédicte Boisson retrace ainsi les grandes lignes d’une histoire de la danse, des années 1960, méfiantes à l’égard de la musique, à un retour de cette dernière, notamment par le biais des tubes autour des années 2000. Ce « tube turn » prend de multiples formes et n’est pas attaché à « un vocabulaire chorégraphique spécifique ». Parmi les hypothèses avancées par Bénédicte Boisson, la recherche de nouvelles dramaturgies montre ici les échos avec les créations évoquées plus largement dans ce numéro.

 

Le tube au théâtre, intensification et cristallisation :
faire résonner l’émotion

 

Que l’irruption du tube soit à l’origine d’une mise à distance ironique ou d’une acmé dramatique, elle semble dans tous les cas produire un effet « grandiloquent », comme le formule Philippe Perrin. « La musique exacerbe l’intensité des états, fait exploser la tenue des mots pour exaspérer les émotions », écrit Georges Banu[40].

 

Nena, « 99 Luftballons »

Forêt de Wajdi Mouawad (2009)


 

« Il me semble que le morceau ouvrait le spectacle et était diffusé à fort volume. Forêt était le 3e spectacle de la trilogie et débutait au milieu de la nuit, vers 4 heures du matin, après un entracte. Je me souviens avoir été d’emblée saisie par l’énergie. Le morceau allait de pair avec l’énergie des comédiens sur le plateau, affairés à mettre en place un repas. »

 

Que le tube soit interprété en live ou non, son écoute collective dans un lieu public semble ainsi capable de lui réattribuer une aura de type benjaminienne – celle qu’Adorno dénie à toute musique industrielle[41] –, car elle permet, ou implique, une déterritorialisation qui dissocie l’interprétation du morceau de son écoute. Le tube a beau être « nécessairement passé », comme le formule Antonin Leymarie, au théâtre, il se trouve re-présenté, il est rendu à nouveau présent, selon le principe du spectacle vivant, qui lui redonne vie et souffle, parfois de surcroît via l’incarnation du corps des acteurs et actrices. Parce qu’il permet un partage au présent de l’émotion provoquée par la musique, le théâtre semble à même de conférer de l’unicité aux tubes.

Si la musique peut servir de guide à l’émotion et produire des effets d’unisson, elle n’est pas pour autant univoque. Elle peut produire des effets sensiblement divergents, comme en témoignent les récits suscités par l’irruption de « Mourir sur scène » de Dalida à la fin de Contes et légendes de Joël Pommerat.

 

Dalida, « Mourir sur scène »

Contes et légendes de Joël Pommerat (2019)


 

« Le tube faisait irruption à la fin du spectacle, sous la forme d’un karaoké. Il était interprété en live par Angélique Flaugère jouant le rôle d’un robot. Sa voix était modifiée (autotune). J’ai explosé de rire en reconnaissant les premières notes. J’ai ri de surprise. Je ne m’attendais pas à cette chanson, encore moins à ce moment-là. Le décalage participait vraiment du comique de la scène. Quand elle a commencé à chanter, beaucoup de personnes se sont mises à rire dans le public. S’en est suivi un moment plus calme, presque silencieux. Une écoute nouvelle peut-être, des paroles qui prenaient un tout nouveau sens dans le contexte de la pièce. »

 

« Le tube fait irruption à la fin du spectacle. Il est interprété au micro, au milieu de la scène, face au public, par une actrice qui joue un robot humanoïde. L’actrice-robot ne laisse transparaître aucune émotion sur son visage figé, et sa voix est aussi neutre que possible alors que les paroles de la chanson sont tragiques ! Ce retrait émotionnel dans l’interprétation a pour effet paradoxal de produire une émotion assez forte dans le public. Avec ce moment de concert, on en vient soudainement à comprendre l’affection profonde que les adolescents du spectacle portent à leur robot humanoïde, parfois au détriment d’autres relations humaines. »

 

« J’ai trouvé l’apparition de ce tube très anticipable, une bonne manière de réunir le public autour du consensus Dalida, une ouverture musicale propre à la culture commune à la plupart d’entre nous. Sa présence m’a plutôt exaspérée. »

 

Aussi consensuel puisse-t-il paraître, le tube engage des sentiments intimes, attachés à la biographie de chacun·e, et provoque un investissement émotionnel parfois indépendant de la dramaturgie dans laquelle le morceau est inscrit.

Il paraît dans tous les cas produire un effet de « dilatation de l’instant », comme le formule Cécile Auzolle. L’irruption du tube suspend la représentation et produit un triple effet de ressaisie : du spectacle, comme condensé dans le morceau diffusé ou interprété, du tube lui-même, soudainement rechargé de sens, et du·de la spectateur·rice, en tant qu’individu chargé de souvenirs liés à cette chanson et en tant que membre d’une communauté pour quelques minutes soudée par la musique.

 

Michelle Gurevich, « Party Girl »

On s’en va de Krzysztof Warlikowski (2018)


 

« Ma sensation face à cette scène, c’est celle d’une mélancolie immédiate, extrêmement contagieuse, émotion frontale à un moment stratégique du spectacle – qui par ailleurs jusque-là ne m’avait pas tellement accroché. La chanson a l’air à la fois de rassembler toute la tristesse/mélancolie de la première partie du spectacle […]. Mais c’est aussi une percée dans la progression à la fois du spectacle et de la fable, c’est un moment ‘‘suspendu’’ comme on dit, apparemment arbitraire ou contingent : le chanteur n’a pas de fonction dramatique dans la narration, la performance/danse tranche avec le reste de la dynamique du spectacle, son androgynie en fait, dans une communauté nettement structurée par la séparation des hommes et des femmes et dont la frustration du désir hétérosexuel des jeunes hommes est un motif essentiel, un ovni, un alien, un ange – une apparition quasi surnaturelle. Le fait que la scène ait lieu juste avant l’entracte est capital : cela crée bien sûr un attachement au spectacle, une attente pour la suite mais aussi et surtout, ça a l’effet d’une petite mort de la fiction – à la fois climax-orgasme et préfiguration de la disparition de cette petite communauté –, à la fois dans la fiction (mort progressive des protagonistes) et concrète (fin du spectacle). »

 

C’est sans doute parce que le tube vient cristalliser l’émotion produite par le spectacle et qu’il lui devient du même coup indissociable que son irruption devient mémorable. Un témoignage rend ainsi compte d’un « moment de grâce » mis en évidence par un « silence assourdissant du côté du public » au sujet de l’interprétation de « Mourir sur scène » par une femme âgée dans Gala (2015) de Jérôme Bel. Un autre dit au sujet de l’irruption du même morceau, à la fin de Contes et légendes (2019) de Pommerat : « c’est l’expérience la plus émouvante que j’ai pu faire de tous les spectacles avec chanson que j’ai pu voir depuis les années 1990 », tandis qu’une spectatrice évoque quant à elle l’irruption de « The Final Countdown » dans Ça ira (1) Fin de Louis (2015) de Joël Pommerat comme « un de [ses] souvenirs très forts en théâtre ».

Au début du chapitre trois de sa Dialectique de la pop, « Des hits et des hooks », Agnès Gayraud écrit : « Entre captatio benevolentiae et accaparement, invitation et sommation, plaisir consenti et ravissement irrésistible, le hit déploie une poétique de l’accroche dont il faut explorer les ressorts. »[42] L’enjeu de ce chantier de la revue thaêtre est d’explorer les ressorts esthétiques, dramaturgiques, actoraux et techniques non des hits eux-mêmes, mais des pics émotionnels que procure l’articulation chaque fois singulière du théâtre avec des tubes de musique.

 

Notes

[1] Pour prendre connaissance des questions, on peut consulter le sondage diffusé en ligne : « Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines ».

[2] 30 % indiquent avoir entre 35 et 45 ans ; 24 % entre 25 et 35 ans ; 21 % entre 55 et 65 ans ; 16 % entre 45 et 55 ans. Ces chiffres s’expliquent sans doute en partie par le fait que c’est par le biais des réseaux sociaux que le sondage a le plus circulé. Notre sondage n’a pas permis d’éclairer l’expérience vécue par les spectateur·rices en situation de handicap auditif. Si cette question a pu se poser durant la préparation du numéro, nous n’avons pas eu l’occasion d’explorer plus avant la question de l’inclusivité liée à l’irruption de tubes durant le spectacle : quelles potentialités dramaturgiques ouvre l’usage du chansigne ? Quels sont les effets vibratoires des tubes diffusés à plein volume  ? Les pratiques d’audiodescription prennent-elles en compte la dimension sonore de la représentation ? Espérons que ces questions encore en suspens donnent lieu bientôt à de nouveaux travaux.

[3] Contes et légendes, texte et mise en scène de Joël Pommerat, création le 5 novembre 2019 à la Coursive / Théâtre Verdière (La Rochelle).

[4] Georges Banu, Miniatures théoriques : repères pour un paysage théâtral, Arles, Actes Sud, 2009, p. 15.

[5] Georges Banu, « La musique live et la fêlure des mots », le blog de la revue Alternatives théâtrales, 6 février 2017.

[6] Nous renvoyons à ce sujet au numéro 136 de novembre 2018 d’Alternatives théâtrales, « Théâtre Musique, Variations contemporaines ». Dans ce dossier, Chloé Larmet consacre un article au « théâtre musical de Christoph Marthaler » où elle évoque l’irruption des tubes disco dans les pièces du metteur en scène suisse (p. 12-17), et invite à penser que la musique vient souvent se substituer à la parole. Il s’agira ici de se demander si le tube accomplit la même chose, ou s’il vient compléter et expliquer la parole.

[7] Ce type de spectacle, qui rencontre un succès public certain et qu’on trouve sans doute pour cette raison fréquemment dans les théâtres privés, a acquis une forme de légitimité grâce à plusieurs créations récentes de la Comédie-Française, qui, comme on peut le lire sur le site, « explorent le répertoire musical ». C’est par exemple le cas de Cabaret Boris Vian de Serge Bagdassarian (2013), Cabaret Georges Brassens de Thierry Hancisse (2014) ou Les Serge (Gainsbourg point barre) de Stéphane Varupenne et Sébastien Pouderoux (2019). Outre ces spectacles dans lesquels les acteur·rices entreprennent de reprendre le répertoire d’un chanteur patrimonial, on peut encore en citer deux récents : Comme une pierre qui roule de Marie Rémond et Sébastien Pouderoux, d’après Like a Rolling Stone, Bob Dylan à la croisée des chemins de Greil Marcus (2016), qui transforme la scène en studio d’enregistrement, et Art majeur de Guillaume Barbot, d’après des textes de Pauline Delabroy-Allard, Emmanuelle Fournier-Lorentz, Simon Johannin et Gilles Leroy (2024), qui a pour ambition de donner « au spectacle la forme d’un album de 60 minutes », dont l’idée est de « faire sonner quelques-unes des mélodies qui habitent notre imaginaire collectif, de Bashung à Dalida » (voir le dossier en ligne du spectacle).

[8] Georges Banu, « La musique live et la fêlure des mots », art. cité.

[9] Jean-François Dusigne, « La veine musicale de Patrice Chéreau, orchestrateur d’histoires », Double jeu [en ligne], 9|2012, mis en ligne le 29 juin 2018.

[10] Anne-Françoise Benhamou, Patrice Chéreau. Figurer le réel, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2015, p. 68-69.

[11] Valérie Nativel, « De l’entracte au break. Aspects de la mise en scène de Dans la solitude des champs de coton par Patrice Chéreau (1995) », Agôn [en ligne], 1|2008, mis en ligne le 18 décembre 2008.

[12] Peter Szendy, Tubes. La philosophie dans le jukebox, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 2008.

[13] Voir par exemple John Seabrook, Hits ! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires, trad. Hervé Loncan, Paris, La Découverte, 2016. Il suffit de lancer une recherche en ligne pour tomber sur nombre de sites vendant les recettes pour créer des tubes.

[14] Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, Paris, La Découverte, 2018, p. 302.

[15] Peter Szendy, « ‘‘Dans l’inthymnité des tubes’’ », entretien réalisé par Floriane Toussaint, thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.

[16] Peter Szendy, Tubes, op. cit., p. 76.

[17] Des arbres à abattre, texte et mise en scène de Célie Pauthe et Claude Duparfait, création le 16 mai 2012 à la Colline.

[18] Wycinka Holzfällen, texte et mise en scène de Krystian Lupa, création le 31 octobre 2014 dans le cadre du Festival Temporada Alta, en Espagne. Dans ce spectacle, Lupa diffuse également la reprise de « Cold Song » de Purcell par Klaus Nomi – morceau moins long que celui de Ravel, mais dont la force obsédante est tout aussi grande.

[19] Les Chiens de Navarre exploitent aussi le caractère euphorisant de ce morceau dans Les Danseurs ont apprécié la qualité du parquet (2012).

[20] May B de Maguy Marin, création le 4 novembre 1981 au Grand Théâtre d’Angers.

[21] Peter Szendy, « ‘‘Dans l’inthymnité des tubes’’ », entretien cité.

[22] « Il est rare lorsque nous chantonnons un tube que nous nous contentions de chanter la mélodie chantée. Il y a toujours un “tchik tchik”, un “tadada”, un “tindongdingdong” qui vient compléter cette dernière, aussi nettement inscrit – et parfois plus – dans notre mémoire que les paroles chantées. Quelques notes d’un clavier au son typique, un accord de guitare, un effet de percussion, tous ces motifs brefs et mémorables sont là pour capter notre oreille et la garder captive pour ce qui suit. » (Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 306).

[23] Ibid., p. 316.

[24] Lawrence Levine, Highbrow/Lowbrow. The Emergence of Cultural Hierarchy in America, Cambridge, Harvard University Press, 1988. En 2010, l’ouvrage a été traduit sous le titre Culture d’en haut, culture d’en bas. Essai sur l’émergence des hiérarchies culturelles en Amérique par Marianne Woollven et Olivier Vanhée (La Découverte, 2010). Venu de la phrénologie (« brow »), les deux termes s’opposent et peuvent se superposer, en français, aux notions de « culture savante » et de « culture populaire ». Dans son ouvrage, Levine montre bien qu’un auteur « populaire » en son temps comme Shakespeare peut devenir dans les siècles suivants un outil de distinction pour « intellectuels » ; le contenu importe tout autant que le lieu – c’est bien le sens de notre réflexion sur les tubes (lowbrow ?) au théâtre (highbrow ?). L’ouvrage de Levine montre surtout que les objets culturels sont en mouvement et en transition, ce qui est également le sens de notre réflexion ici, qui s’articule sur les potentiels déplacements des tubes insérés dans des spectacles, ou des spectacles dans lesquels sont insérés des tubes.

[25] Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 51.

[26] Le terme de « middlebrow » propose un moyen terme entre high– et lowbrow, culture « médiocre » au sens premier du terme. Il peut ici désigner le tout-venant imposé dans les ascenseurs, la radio, les supermarchés.

[27] Ces reprises se sont également trouvées au cœur des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux Olympiques de Paris 2024, orchestrés par le metteur en scène Thomas Jolly. Se sont distingués des tubes patrimoniaux, reconnaissables pour le grand public international (« L’hymne à l’amour » d’Édith Piaf par Céline Dion, « Sous le ciel de Paris », classique de 1951, chanté par Zaho de Sagazan) et des « tubes » déplacés : « Ça ira » joué par le groupe de métal Gojira et la chanteuse lyrique Marina Viotti, « For me Formidable » et « La Bohème » de Charles Aznavour traversant de même les catégories culturelles dans le mash up proposé par Aya Nakamura et la Garde Républicaine. Les moments de liesse collective étaient soutenus par les tubes « I Will Survive » (classique de victoire française), « Que je t’aime » de Johnny Hallyday, « Dans les yeux d’Émilie » de Joe Dassin (déjà recyclé par les stades) ou « Freed from Desire » de Gala. Sans nul doute le choix de ces tubes devait-il à Thomas Jolly, d’ailleurs accusé de proposer des musicien·nes French Touch trop « highbrow ». L’ouverture par « Vivre pour le meilleur » de Johnny Hallyday, et la fermeture par « One More Time » des Daft Punk lors de la cérémonie de clôture des Jeux Paralympiques proposaient de lire l’ensemble de l’événement JO de Paris 2024 comme un « texte avec musique(s) ». Les paroles des  chansons utilisées dans les seuils des JO faisaient office de programme.

[28] Georges Banu, « La musique live et la fêlure des mots », art. cité.

[29] Ibid.

[30] Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 77.

[31] Ibid., p. 299.

[32] Georges Banu, « La musique live et la fêlure des mots », art. cité.

[33] Anne-Françoise Benhamou, Patrice Chéreau. Figurer le réel, op. cit., p. 69.

[34] Peter Szendy, Tubes, op. cit., p. 17-18.

[35] Ibid., quatrième de couverture.

[36] Au début de son essai, Peter Szendy annonce vouloir « donner une dignité à ces objets que tant de discours considèrent comme indignes. Une dignité philosophique, même, un peu comme les chiffonniers, le kitsch, les enseignes, les publicités, la manie de collectionner ou les livres pour enfants se sont vus élever à la dignité d’objets de pensée dans l’œuvre de Walter Benjamin, que ce soit dans son Livres des passages ou ailleurs » (ibid., p. 12). La démarche du philosophe s’inscrit dans le sillage d’autres relevant des études culturelles, de la sociologie ou de la musicologie, comme celles de Barbara Lebrun (Dalida, mythe et mémoire, Marseille, Le Mot et le reste, coll. Musiques, 2020), Yves Santamaria (Johnny, sociologie d’un rocker, Paris, La Découverte, 2010) ou Philippe Gonin (voir ses différents travaux sur les « musiques actuelles »).

[37] Voir aussi à ce sujet Sandrine Le Pors, « Le texte théâtral contemporain et la chanson », dans Guy Freixe et Bertrand Porot (dir.), Les Interactions entre musique et théâtre, Montpellier, L’Entretemps, 2011, p. 172-186.

[38] James Blake, « The Wilhelm Scream », album James Blake, 2011. Traduction des paroles : « Je ne sais plus à propos de mes rêves maintenant. Tout ce que je sais, c’est que je tombe, je tombe, je tombe. Je pourrais aussi tomber… » Même si James Blake fait plutôt partie de la scène indé, son premier album a été immédiatement remarqué. « The Wilhelm Scream » est le deuxième single de l’album.

[39] Georges Banu, « La musique live et la fêlure des mots », art. cité.

[40] Ibid.

[41] Voir Theodor Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, trad. Christophe David, Paris, Allia, 2003 : « La musique de masse et la nouvelle écoute contribuent, avec le sport et le cinéma, à rendre impossible tout arrachement à l’infantilisation générale des mentalités. » Le « problème » n’était pas tant la musique en soi que la façon dont elle arrive aux oreilles de tout un chacun, imposée par la nouvelle « industrie culturelle » qui submerge les auditeur·rices incapables de venir par elleux-mêmes à la musique. La réflexion d’Adorno prolonge les théories de Benjamin sur la perte de l’aura de l’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité mécanique, mais elle les radicalise aussi en déniant la capacité de cet industrie culturelle à donner naissance à un art de masse.

[42] Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 306.

 

Les autrices

Docteure en études théâtrales, agrégée de lettres modernes, Agnès Curel est maîtresse de conférences en littérature française des XIXe-XXIe siècles à l’Université Lyon 3 Jean Moulin (UR MARGE). Ses recherches sont à la croisée des études littéraires et théâtrales, de l’histoire culturelle et des sound studies. Elle s’intéresse particulièrement à la dimension sonore de la représentation et à l’oralité. Sa thèse, qui portait sur les bonimenteurs de foire et de cabaret au XIXe siècle et leur persistance dans l’imaginaire théâtral contemporain, paraîtra dans une version remaniée en 2025 aux Presses Universitaires de Lyon sous le titre Le Grand Théâtre du bonimenteur : pratiques spectaculaires et imaginaires culturels (1845-1914). Actuellement, ses travaux portent sur les spectacles forains du XIXe siècle et sur quelques dramaturges contemporains (Enzo Cormann, Sonia Chiambretto…).

Corinne François-Denève est professeure des universités en littérature comparée à l’Université de Haute-Alsace. Après une thèse sur le « roman de l’actrice », elle se spécialise en études actorales (Vivien Leigh, Greta Garbo…). Elle traduit du suédois et du norvégien les œuvres du « matrimoine » (La Comédienne d’Anne Charlotte Leffler, suivi de La Juliette de Roméo de Victoria Benedictsson, L’Avant-Scène Théâtre, 2015, Sauvé d’Alfhild Agrell, L’Avant-Scène Théâtre, 2016, Théâtre complet d’Anne Charlotte Leffler, Classiques Garnier, 2016, La Lioncelle de Frida Stéenhoff, suivi de L’Ensorcelée de Victoria Benedictsson, Classiques Garnier, 2022, Le Gant de Bjørnstjerne Bjørnson L’Avant-Scène Théâtre, 2023). Elle est également directrice de compagnie, dramaturge et critique.

Agrégée de lettres modernes et docteure en études théâtrales, Floriane Toussaint est maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et membre du Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires (CRIMEL). Elle est l’autrice d’un ouvrage consacré aux adaptations des romans de Dostoïevski sur la scène moderne et contemporaine (Classiques Garnier, 2024) et d’articles portant sur les questions d’hybridation entre théâtre et littérature. Ses travaux de recherche en cours portent sur les dramaturgies textuelles et scéniques contemporaines et sur les questions esthétiques et de jeu qu’elles soulèvent. Elle a également fait paraître trois traductions chez Actualités Éditions et travaille à la diffusion des dramaturgies cubaines contemporaines en France. Par ailleurs, elle pratique la dramaturgie auprès de plusieurs metteuses en scène ainsi que la critique, en tant que membre du Syndicat professionnel de la Critique.

 

Pour citer ce document

Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint, «  Avant-propos », thaêtre [en ligne], Chantier #9 : Tubes en scène ! L’irruption du tube sur les scènes théâtrales contemporaines (coord. Agnès Curel, Corinne François-Denève et Floriane Toussaint), mis en ligne le 15 janvier 2025.

URL : https://www.thaetre.com/2025/01/15/tubes-en-scene-avant-propos/

 

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