Tout enseignant-chercheur en danse a déjà fait l’expérience de la perplexité de ses interlocuteurs, dans une situation mondaine, amicale ou familiale, après avoir annoncé sa profession. Invariablement, on lui demande s’il est « professeur de danse », c’est-à-dire s’il enseigne comment danser à ses élèves. Il faut généralement quelques explications supplémentaires pour que soit acceptée l’idée que la danse est désormais une discipline universitaire, un champ de recherche. Cette première clarification passée, c’est à une autre question-piège qu’il faudra répondre : que signifie, exactement, mener une recherche « en danse » ? Est-ce que cela peut se rapprocher de la recherche menée par un artiste chorégraphique au sein de sa compagnie, ou est-ce que cela s’apparente à une recherche « sur la danse », portant sur des spectacles ou des pratiques de danse, dans le cadre par exemple d’un doctorat en histoire ou en sociologie ? Et si oui, quelle différence alors avec ces derniers cas ? Cela est loin d’être une interrogation de béotien, dans la mesure où ces problèmes de catégorisation se posent à tous les niveaux de la recherche, du recrutement des enseignants-chercheurs par les universités jusqu’à la classification des ouvrages en bibliothèque. En effet, des travaux de recherche sur la danse peuvent se poursuivre en France au sein de départements de danse, depuis les années 1980, mais aussi au sein des départements de STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives). Une association hébergée par le Centre National de la Danse, l’Atelier des Doctorants en Danse, rend particulièrement compte de ces disparités, puisqu’elle accueille des doctorants venus de tous horizons, et qui ont pour seul point commun d’avoir un sujet de thèse traitant, d’une manière ou d’une autre, de pratiques de danse. Il s’agit donc de se rassembler autour d’un objet plutôt que d’une méthode. L’équipe dirigeante, pour l’année 2016-2017, était ainsi constituée d’une doctorante en études culturelles, d’une doctorante en musicologie et d’une doctorante en danse.
Pour prendre mon exemple, ma thèse[1], qui portait sur la danse en tant que construction de sens et forme symbolique, aurait pu être rattachée, sur le strict plan du corpus et de la méthodologie adoptée, à la dix-septième section (Philosophie) comme à la dix-huitième (Arts). Après avoir consulté ma directrice de thèse, j’ai décidé de demander ma qualification uniquement en section 18, en raison de mon cursus préalable (master d’études théâtrales). Voilà ce qui pourrait être, à mon sens, une des premières particularités de la recherche « en danse » : s’il semble facile de s’y rattacher (quelle que soit sa formation initiale, dans la mesure où l’on travaille sur la danse), il paraît plus difficile de s’en détacher – on évoluera aisément de la section 17 vers la section 18, un peu moins facilement, sans doute, de la section 18 vers la section 17. Je ne m’exprime ici qu’à partir de ma propre expérience, et de discussions informelles entre collègues, il me semble cependant opportun de signaler cette impression.
Mentionnons par ailleurs que le choix de se déclarer « doctorant en danse » ou de choisir un intitulé plus classique relève purement d’une décision personnelle, puisque la qualification en tant que telle n’existe pas – la section 18 se rapporte plus généralement aux « Arts ». Ce choix vise donc, généralement, à se positionner plus tard sur des postes d’enseignants-chercheurs fléchés « danse » ou « études chorégraphiques ». Une telle option peut s’avérer être davantage une stratégie de carrière qu’un manifeste pour une recherche définie par son objet plutôt que par sa méthode, mais c’est une stratégie de carrière plus audacieuse qu’opportuniste, dans la mesure où les postes sont rares. Qu’est-ce que ces postes de recherche « en danse » ont alors de spécifique, et d’attractif malgré leur rareté et le ratio dissuasif entre candidats et appelés ? Je vais essayer de présenter ce que cette recherche recoupe, mais aussi de rappeler les conditions de son émergence et d’évoquer leurs conséquences quant à la question disciplinaire.
Un objet en quête de reconnaissance
Les premiers départements de danse ont été créés dans les universités françaises dans les années 1980. Avant cela, la danse avait sa place à l’université, mais dans les sections STAPS, mettant ainsi en exergue sa qualité de pratique physique plus que sa dimension artistique. La section « danse » du département des arts de l’Université de Nice a été fondée en 1983 ; le premier poste de maître de conférences en danse y a été attribué, en 1984, à Francine Lancelot. Le département de danse de Paris 8 a été fondé quant à lui par Michel Bernard en 1989. Cette innovation ne fut toutefois pas toujours synonyme de facilité ou de pérennité. Rémi Hess en témoigne, en 1998 :
Je suis parvenu, de bric et de broc, à créer ma chaire de professeur de danse à l’université. Michel Bernard qui m’a précédé à Paris VIII a fait de même. Venu du théâtre, il a créé un département de danse. Mais lorsqu’il a atteint l’âge de 65 ans, son poste a été republié en théâtre et non en danse, ce qui empêchait qu’il ait un successeur[2].
Pour comprendre complètement les enjeux de la création d’une discipline universitaire reposant uniquement sur l’objet « danse », il faut prendre en compte le fait que, des siècles durant, le milieu de la danse a bataillé pour être reconnu, d’abord en tant qu’art, ensuite comme art digne de réflexions et d’études. La danse en effet a, depuis la Renaissance, les honneurs de la Cour – en particulier celle de Louis XIV – mais tandis que le théâtre se formalise et se théorise à l’envi, les traités sur l’art du ballet suggèrent de ne pas trop s’attacher aux règles. Ainsi Michel de Pure, amateur éclairé, écrit en 1668 :
Soit que jusqu’ici les Lois du Ballet n’aient pas été publiées, ou que le Ciel et la bonne fortune l’aient préservé des chicaneuses et ridicules inquiétudes des Maîtres-ès-Arts, il n’est tenu que de plaire aux yeux, de leur fournir des objets agréables et dont l’apparence et le dehors impriment dans l’esprit de fortes et belles images[3].
Le fait que la danse se permette quelques libertés quant à la mimesis et qu’elle échappe au domaine des « Maîtres-ès-Arts » fait d’elle un divertissement raffiné, une discipline nécessaire à une bonne éducation, mais non un art à part entière. C’est le constat que feront les théoriciens du ballet d’action au siècle suivant, dont Diderot : « La danse est mauvaise partout, parce que l’on soupçonne à peine que c’est un genre d’imitation. » [4] Noverre, à sa suite, voudra faire adopter à la danse des préceptes plus aristotéliciens, dans le but de la faire pleinement reconnaître en tant qu’art, de lui donner un rayonnement égal à ceux de la peinture et du théâtre. Voici ce qui, selon lui, attend la danse si elle embrasse enfin sa vocation d’art imitatif :
Les ballets, alors, partageront avec les meilleures pièces de théâtre la gloire de toucher, d’attendrir, de faire couler des larmes et d’amuser, de séduire et de plaire dans les genres moins sérieux. La danse embellie par le sentiment et conduite par le génie, recevra enfin avec les éloges et les applaudissements que toute l’Europe accorde à la poésie et à la peinture les récompenses dont on les honore[5].
La danse, activité corporelle, n’a eu de cesse au XVIIIe siècle de revendiquer un droit à la considération intellectuelle, une considération qui passe alors par la reconnaissance de sa capacité à imiter. Pour les Lumières, imiter permet de toucher l’âme et d’éduquer les esprits, et c’est là le noble objectif que doit désormais s’assigner le ballet. On lui avait toujours accordé une place de choix dans l’éducation du courtisan, dans une perspective plus platonicienne qu’aristotélicienne, en tant qu’exercice de maîtrise de la raison sur le corps. Désormais, il s’agit de voir dans son spectacle un appel à la vertu par l’attendrissement du cœur, autrement dit, non plus un exercice physique ou un divertissement fantaisiste, mais un art à part entière.
Cette quête de considération n’a pas cessé depuis. C’est ainsi que le terme de « danse contemporaine », lorsqu’il est utilisé pour la première fois dans un texte officiel dans la loi du 1er décembre 1965 tendant à réglementer la profession de professeur de danse, joue avant tout un rôle de label artistique : « l’épithète contemporain est alors préféré à celui de moderne, qui renvoie davantage aux danses de société. » [6] Plus généralement, le constat fait en 1970 par la section des chorégraphes du Syndicat National des Auteurs Compositeurs souligne les efforts à faire en matière de reconnaissance institutionnelle et de moyens alloués :
La situation de la danse en France est désastreuse […]. Elle est considérée comme un divertissement mondain. Au niveau de la formation, elle est souvent assimilée à une école de maintien. Au niveau de l’expression, la majorité des efforts consentis à son égard l’est en faveur d’un répertoire du siècle dernier au détriment de la création contemporaine[7].
À cet égard, les années 1980 en France marquent un tournant, du fait d’une véritable volonté politique de promotion de l’art chorégraphique : cela passera par la création du réseau des Centres Chorégraphiques Nationaux en 1984, par l’institution du diplôme d’État de professeur de danse en 1989, et enfin par l’apparition des premiers départements de danse au sein des universités françaises.
En résumé, tout cela permet de comprendre un point essentiel dans la fondation de ces départements de danse en France : s’il a été souhaité de se rassembler autour d’un objet plus que d’une méthode, c’est parce que cet objet avait un important besoin de légitimation intellectuelle.
L’émergence des Dance Studies
Outre cet aspect historique et ces questions institutionnelles franco-françaises, l’influence de la recherche anglo-saxonne a également joué un rôle dans la fondation des départements de danse français, dans la mesure où la danse s’est constituée en discipline universitaire beaucoup plus tôt aux États-Unis : en 1937, la New York University accueille Curt Sachs, ethnomusicologue allemand chassé par le régime nazi, qui va notamment y enseigner l’histoire de la danse. Il est l’auteur d’Histoire de la danse[8], ouvrage qui peut être considéré comme fondateur de l’histoire de la danse comme discipline académique – bien des traités relevant de l’histoire de la danse sont parus auparavant, mais aucun ne s’inscrivait dans une démarche de recherche universitaire. De ce fait, ce qui conduit outre-Atlantique au développement de la recherche sur la danse n’est pas tant la question de la valorisation intellectuelle de l’art chorégraphique, que celle de la continuité ou de la prise de distance avec l’histoire de la danse telle qu’initiée par Curt Sachs, qui a fait figure de référence pendant plusieurs décennies.
Il faut également noter que la danse moderne a trouvé aux États-Unis un terreau que la France n’a pas d’emblée offert, favorisant davantage la création que le répertoire. Dans cette mesure, la danse s’est invitée plus facilement dans les questionnements[9] qui ont travaillé l’art contemporain de l’après-guerre, et suscité l’intérêt de la philosophie – ce qui a contribué à la valoriser académiquement. Précisons par ailleurs que l’organisation des études supérieures aux États-Unis n’implique pas de spécialisation dans un premier temps. Ce caractère généraliste a permis à certains sujets d’étude de se faire d’abord une place au sein des programmes de première année, avant d’accéder à une reconnaissance académique suffisante pour ouvrir un champ de recherche. L’étude de la danse a suivi ce parcours, par le biais notamment des écrits de la philosophe Susanne Langer, auteure de Philosophy in a New Key[10], best-seller généraliste paru en 1942, que presque tous les étudiants américains de premier cycle ont lu dans leur cours de philosophie. Son apport à l’étude des arts peut se résumer ainsi :
Bien loin de faire de l’art un objet d’étude pour d’autres disciplines, Langer prend en considération la manière dont l’objet d’art (s’)exprime et dont il en vient à participer à l’élaboration même de la pensée[11].
L’approche de Susanne Langer a contribué à la considération des disciplines artistiques, dont la danse, comme autant de domaines de production de pensée – et donc, potentiellement, de domaines universitaires[12].
Ce qui s’exprime dans une danse
est une idée
Suzanne Langer
Danser n’est pas un symptôme de ce que le danseur se trouve ressentir ; car les sentiments propres du danseur ne peuvent être prescrits ni prévus pour être montrés sur commande. Nos sentiments propres surviennent simplement, et la plupart des gens ne tiennent pas à les voir s’exprimer par des soupirs, des gémissements ou des gesticulations. Si les danseurs faisaient vraiment cela, il n’y aurait pas beaucoup de balletomanes pour les regarder.
Ce qui s’exprime dans une danse est une idée ; une idée de la manière dont les sentiments, les émotions, et toutes les autres expériences subjectives vont et viennent – comment ils naissent et grandissent, comment ils se combinent en une synthèse complexe qui donne à notre vie intérieure unité et identité personnelle. Ce que nous appelons la « vie intérieure » d’une personne est le récit intime de sa propre histoire ; la manière dont elle ressent le fait de vivre dans le monde. Ce genre d’expérience n’est d’ordinaire connue que vaguement, car la plupart de ses composantes sont dépourvues de nom, et aussi aiguë que puisse être ou non notre expérience, il est difficile de se forger une idée de quelque chose qui n’a pas de nom. Sur cela, l’esprit n’a pas de prise. Cet état de fait a conduit beaucoup de personnes savantes à croire que le sentiment est une chose sans forme, qu’il a des causes déterminables, et des effets dont il faut tenir compte, mais qu’il est en lui-même irrationnel – un trouble de l’organisme, dénué de structure propre.
Cependant l’existence subjective a une structure ; rencontrée de façon subjective, elle n’en est pas moins accessible à la connaissance conceptuelle, à la réflexion, à l’imagination, à une expression symbolique détaillée et très approfondie. Seulement ce n’est pas notre medium habituel, le discours – la communication par le langage – qui sert à exprimer ce que nous connaissons de la vie du sentiment. Il y a des raisons logiques pour lesquelles le langage échoue à atteindre ce but, raisons que je n’essaierai pas d’expliquer ici. Le fait important est le suivant : ce que le langage peine à accomplir – présenter la nature et les schèmes de la vie sensible et émotionnelle, les œuvres d’art le font. Ces œuvres sont des formes expressives, et ce qu’elles expriment est la nature du sentiment humain.
Suzanne Langer, « L’image dynamique, quelques réflexions sur la danse », dans Anne Boissière et Mathieu Duplay (dir.), Vie, Symbole, Mouvement. Susanne K. Langer et la danse, Villeneuve d’Ascq, De l’incidence, 2012, p. 39-40.
La conjugaison de ces perspectives ethnologiques et historiques développées au sein de l’université (à la suite de Curt Sachs), de cette approche philosophique de la danse comme production de pensée, de la vitalité de la création chorégraphique américaine et de sa critique (John Martin notamment), va aboutir à l’apparition, dans les années 1970, des Dance Studies. Celles-ci se démarquent de l’histoire de la danse traditionnelle, en cela qu’elles se refusent à faire une chronologie commentée des œuvres, un récit fléché avec la création contemporaine comme aboutissement, pour privilégier une histoire culturelle de la danse[13]. Il s’agit ici d’un choix revendiqué de ne pas faire simplement une histoire des canons ou une étude esthétique, mais d’accueillir les autres problématiques dont la danse se fait l’écho, à la croisée des Gender Studies et des Cultural Studies. Cela se cristallise particulièrement dans les années 1990, comme le note Ramsay Burt :
À l’époque, il semblait très important de démontrer que la danse en tant qu’art n’était pas une forme esthétique autonome et anhistorique, mais un champ historique dans lequel des intérêts sociaux et politiques étaient à l’œuvre[14].
La pratique au cœur de la discipline
En résumé, on pourrait avancer que deux facteurs ont été déterminants dans la constitution en France de la danse en intitulé disciplinaire : d’une part, le désir de considération intellectuelle, nourri par la longue histoire institutionnelle et mondaine de sa défaveur ; d’autre part, l’influence des Dance Studies, et le souci de « parler » du monde et de la société par le prisme de la danse. Les deux perspectives soulignent toutes deux l’importance de la danse dans la culture humaine, mais elles se révèlent assez différentes : dans le premier cas est en jeu l’affirmation de la danse en tant qu’art ; dans l’autre, au contraire, c’est l’étude de la danse hors des considérations esthétiques, en sa qualité de révélateur d’évolutions sociales. Ces deux approches ont en tout cas abouti, plus ou moins conjointement, à l’avènement de la recherche « en danse ».
Si l’on saisit mieux, peut-être, les enjeux institutionnels et les objectifs théoriques de cette recherche « en danse » à l’aune de ce contexte d’émergence, en quoi consiste-t-elle exactement, dans le quotidien du chercheur ? Notons encore une fois que sa spécificité ne réside pas dans l’adoption d’une méthodologie particulière, le choix d’une méthode historique, philosophique ou sociologique. Des chercheurs revendiquant diversement ces méthodes poursuivent des recherches « en danse ». Leur choix méthodologique se présente alors comme un champ de spécialisation, à l’instar de géographes se spécialisant, par exemple, dans la théorie du care. Philippe Guisgand explique plutôt la spécificité du chercheur « en danse » par l’exploitation d’un savoir corporel :
Affirmer que l’on est chercheur en danse suppose de reconnaître l’existence d’une connaissance intuitive, sédimentée par le corps, et relevant difficilement du discours. La pratique artistique est une source d’expériences dans laquelle on peut puiser pour fabriquer des connaissances. C’est tout l’enjeu d’une approche esthétique de l’analyse chorégraphique et de l’écriture sur la danse. Comme le dit justement le critique Gérard Mayen : « choisir de regarder la danse, d’abord depuis le mouvement dansé, est une question d’angle. Lequel embrasse alors les savoirs particuliers du danseur »[15].
Cela sous-entend qu’il s’agit de chercheurs ayant une pratique de leur objet d’étude, et que, de cette pratique, ils tirent un savoir particulier. Il semblerait effectivement qu’une très grande majorité de la population enseignante et étudiante des départements de danse ait une pratique de la danse. Cela conduit parfois à brouiller les pistes quant aux objectifs poursuivis par cette population : n’y a-t-il pas une tentation d’utiliser le milieu universitaire pour créer des formes artistiques qui, dans le contexte professionnel de la danse, seraient très difficiles à produire et à diffuser ? Cette éventualité est loin d’être un phénomène répandu, mais elle est intéressante à considérer car elle conduit à des questionnements méthodologiques et stratégiques.
En particulier, dès lors qu’une recherche « en danse » s’apparente à une proposition artistique, il devient plus difficile de la faire reposer sur un des socles de l’institution universitaire : le jugement par les pairs. Les frontières entre la critique d’art et l’évaluation scientifique sont de fait questionnées. L’existence de ces départements centrés sur l’objet et non sur la méthode offre la possibilité aux chercheurs de produire eux-mêmes leurs objets, de faire l’étude de leur propre pratique. Cela peut être perçu comme une invitation à repenser le lien entre pratique et théorie, mais aussi comme le signe d’une circularité suspecte.
La transdisciplinarité comme spécificité
La revendication des savoirs particuliers du danseur comme socle de la recherche « en danse » n’est cependant pas le seul positionnement des chercheurs, et pour un certain nombre d’entre eux, une pratique personnelle n’est pas un prérequis[16]. Certains, comme l’historienne de la danse Marie-Françoise Bouchon, critiquent même ouvertement la survalorisation de l’ancrage dans la pratique et la perçoivent comme une forme de sectarisme alléguant que « dès qu’il est question de danse, seul le danseur sait »[17]. Se dessinent ici des enjeux de pouvoir propres à l’émergence de tout champ disciplinaire…
Quand la pratique n’apparaît pas comme une caractéristique essentielle de la recherche « en danse », d’autres composantes entrent alors en jeu, et celles-ci sont davantage d’ordre méthodologique. Beaucoup de recherches « en danse » se mènent ainsi en croisant les disciplines – comme dans tous les départements se définissant par leurs objets – au point que cela passe pour l’une de leurs plus fréquentes caractéristiques. La transdisciplinarité apparaît dès lors comme une méthode en soi, permise par le non-rattachement de la recherche à un département défini par une méthode. Étudier son objet – qu’il s’agisse d’une œuvre, d’une tradition de danse, d’un rituel… – en faisant appel à différents types de littératures scientifiques, est une démarche qui est devenue l’un des marqueurs forts de la spécificité de ces départements. Cet usage de la transdisciplinarité invite souvent les chercheurs et les étudiants à pratiquer l’autodidaxie au sein même des institutions d’enseignement que sont les universités. Ils peuvent bien sûr bénéficier des conseils de lecture de leurs collègues spécialistes pour s’orienter dans telle ou telle discipline, mais cela demeure un apprentissage par soi-même, dès lors qu’ils doivent, pour bâtir leur propre recherche, explorer des champs ne relevant pas de leur formation initiale.
L’oxymore « autodidaxie universitaire » révèle un paradoxe qui mériterait un développement en soi, mais je me contenterai d’exposer les implications de la transdisciplinarité comme spécificité méthodologique, dans le cas de la danse. Il ne me semble pas que ce croisement des approches permette au chercheur de brosser un portrait plus complet de son objet d’étude, dévoilant chacun de ses aspects – comme si l’une nous renseignait sur ses couleurs, l’autre sur ses contours, et ainsi de suite. Chaque approche change plutôt l’objet lui-même, un peu à la manière, en physique quantique, d’un instrument de mesure venant fixer un état particulier de l’élément mesuré. De ce fait, la transdisciplinarité est autant une navigation entre différentes méthodes d’investigation, qu’une acceptation de la plasticité de son objet, qui se métamorphose d’approche en approche. Ainsi, l’approche issue de la philosophie esthétique et de l’histoire de l’art s’intéressera à la danse en tant qu’art, tandis que l’approche anthropologique considérera la danse en tant que non-art. C’est ce que souligne Joann Wheeler Kealiinohomoku :
Les anthropologues étudient la danse en tant que « non-art » car leur discipline défend le principe de relativité culturelle. […]
Si l’on pose l’art et la danse en équation, alors, ce sont probablement les trois quarts des danses du monde qui sont éliminés de l’étude sérieuse. Les spécialistes de la danse ont eu tendance à écrire sur « l’art de la danse » et pas sur le non-art de la danse. Mais dans le cadre d’une analyse anthropologique, toutes les formes de danse doivent être prises en considération. […]
L’art n’est pas nécessairement une interface de la danse. En fait, le plus souvent l’art n’est pas une interface de la danse[18].
La définition d’une recherche par l’objet plutôt que par la méthode devient dans ce cadre, assez paradoxalement, une recherche sans objet prédéfini. Engager une recherche « en danse » qui croise les approches revient à laisser ouvert ce que le terme de « danse » recoupe, en s’accommodant, pour reprendre encore les termes de la physique quantique, de la superposition de ses états, même contradictoires.
Ce qui est profondément questionné, dans ces recherches, est peut-être le lien entre discours et réalité. Dans le cas de la revendication d’une spécificité par la pratique, il s’agit de poser que tout ne peut pas s’analyser par le discours. Dans le cas de la revendication d’une approche transdisciplinaire, il s’agit de refuser une hiérarchie a priori des discours. Chaque discours disciplinaire a vocation à établir une réalité, mais n’a pas la charge de dire la réalité, étant seulement une des « manières de faire des mondes »[19] :
Dans ces conditions, connaître ne pourra pas exclusivement, ou même en premier lieu, concerner la détermination de ce qui est vrai. […]
Si, en outre, les mondes sont autant faits que trouvés, alors connaître c’est autant refaire que rendre compte. Tous les procédés de construction du monde que j’ai discutés [ceux de l’artiste et ceux du physicien] entrent dans la connaissance. Percevoir un mouvement, nous l’avons vu, c’est souvent le produire. Découvrir des lois implique de les rédiger. Reconnaître des motifs consiste surtout à les inventer et les appliquer. Compréhension et création vont ensemble[20].
Voilà peut-être quelque chose qui rassemble les acteurs de la recherche en danse, et plus généralement de la recherche se caractérisant par un objet plutôt que par une méthode : ils problématisent le fait même d’émettre un discours et de le faire correspondre au réel. Et par là, s’inscrivent à la suite de la grande réflexion sur les similitudes des démarches scientifique et artistique qu’ont amenées, de Cassirer à Goodman, ceux qui ont questionné la production des savoirs et leur dialogue, et ont remis en cause leur supposée hiérarchie.
Notes
[1] Aude Thuries, L’Apparition de la danse : construction et émergence du sens dans le mouvement. À partir de la philosophie de Susanne Langer, thèse de doctorat sous la direction d’Anne Boissière, Université Lille 3, 2014.
[2] Rémi Hess, cité dans Ciro Giordano Bruni (dir.), L’Enseignement de la danse et après ! Études et recherches. Rencontres dans les Universités Paris V & Paris VIII, Sammeron, GERMS, 1998, p. 166.
[3] Michel de Pure, Idée des spectacles anciens et nouveaux, Paris, Michel Brunet, 1668, p. 212-213 (orthographe modernisée).
[4] Denis Diderot, Entretiens sur Le Fils naturel, Paris, GF Flammarion, 2005, p. 143.
[5] Jean-Georges Noverre, Lettres sur la danse, Paris, Éditions du Sandre, 2009, p. 58-59.
[6] Patrick Germain-Thomas, La Danse contemporaine, une évolution réussie ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2012, p. 25.
[7] Cité par Patrick Germain-Thomas, ibid., p. 26.
[8] Curt Sachs, Eine Weltgeschichte des Tanzes (1933), traduit en anglais en 1937, en français en 1938.
[9] Des questionnements tant esthétiques (expression et abstraction, fin de l’art) que politiques (question de l’identité afro-américaine notamment).
[10] Susanne K. Langer, Philosophy in a New Key, a Study in the Symbolism of Reason, Rite and Art, Cambridge, Harvard University Press, 1942.
[11] Kenneth J. Knoespel, « Susanne K. Langer et la réforme du système éducatif en Amérique », trad. Mathieu Duplay et Bernard Escarbelt, dans Anne Boissière et Mathieu Duplay (dir.), Vie, symbole, mouvement. Susanne K. Langer et la danse, Villeneuve d’Ascq, De l’incidence, 2012.
[12] Au sujet de la considération de la danse comme champ de production théorique, et donc potentiel domaine universitaire, voir également Susan Leigh Foster, « Dancing and Theorizing and Theorizing Dancing », dans Gabriele Brandstetter et Gabriele Klein (dir.), Dance [and] Theory, Bielefeld, Transcript Verlag, 2013.
[13] Notons que les Dance Studies ne s’apparentent pas uniquement à l’histoire culturelle de la danse, même si l’avènement de cette perspective a été déterminant pour leur développement. Précisons aussi que la rupture avec l’histoire de la danse n’est pas forcément radicale : selon Ramsay Burt, il s’agit surtout, pour les auteurs qui défendent ce tournant, d’« estomper les frontières entre les recherches en danse et d’autres disciplines universitaires dans lesquelles les méthodologies historiographiques n’ont pas joué une rôle très significatif. » (Ramsay Burt, « L’histoire de la danse et les Dance Studies anglo-américaines », trad. Jelena Rajak, 2007, dans Isabelle Launay et Sylviane Pagès (dir.), Mémoires et histoire en danse, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 424) « Il ne s’agit donc pas de s’éloigner de l’Histoire de la Danse mais de réviser ses méthodologies. […] Une des façons d’opérer est de ne pas prendre uniquement le chorégraphe et sa chorégraphie comme objet de recherche, mais d’élargir l’approche de façon à ce qu’elle inclue la relation entre le performer et le spectateur au moment de la représentation. » (ibid., p. 437)
[14] Ibid., p. 422.
[15] Philippe Guisgand, propos recueillis par Agnès Santi, La Terrasse, hors-série « État des lieux de la danse en France », hiver 2011-12, p. 5.
[16] S’il me semble que ce profil est plus généralement celui des chercheurs spécialisés en histoire de la danse, cela relève d’une simple impression, et une étude statistique mériterait d’être conduite à cet endroit.
[17] Marie-Françoise Bouchon, « Le monde chorégraphique a-t-il peur de l’histoire ? », Marsyas, n° 37-38, juin 1996, p. 97.
[18] Joann Wheeler Kealiinohomoku, « Le non-art de la danse : un essai », dans Andrée Grau et Georgiana Wierre-Gore (dir.), Anthropologie de la danse, genèse et construction d’une discipline, trad. Élise Argaud, Isabelle Leymarie et Annie Suquet, Pantin, Centre national de la danse, 2005, p. 165-166.
[19] Expression d’Ernst Cassirer que Nelson Goodman reprend dans le titre de son ouvrage Ways of Worldmaking, paru en 1978.
[20] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, trad. Marie-Dominique Popelard, Paris, Gallimard, 2006, p. 43.
L’auteur
Aude Thuries est danseuse, enseignante et docteure de l’Université Lille 3. Ses recherches portent sur la création de sens dans le mouvement. Elle a publié L’Apparition de la danse aux éditions L’Harmattan en 2016 et a contribué aux premières traductions françaises de la philosophe de l’art Susanne Langer (Vie, Symbole, Mouvement. Susanne K. Langer et la danse, dirigé par Anne Boissière et Mathieu Duplay, De l’incidence, 2012). L’ensemble de ses articles accessibles en ligne est consultable depuis le site de L’Harmattan.
Pour citer ce document
Aude Thuries, « Être chercheur “en danse” : la transdisciplinarité en question », thaêtre [en ligne], Chantier #3 : Théâtre et recherche. Histoire et expérimentations, mis en ligne le 16 juin 2018.
url : https://www.thaetre.com/2018/06/16/etre-chercheur-en-danse/