« L’invisible en jeu » est un cycle d’ateliers de recherche-expérimentation consacré aux pensées et pratiques de l’énergie dans les arts de la scène. Esquissé par Martin Givors, doctorant à l’Université Grenoble Alpes, rapidement rejoint par Claire Besuelle, doctorante à l’Université Lille 3, il est aujourd’hui dirigé par un comité d’organisation de quatre chercheurs et praticiens comptant, en plus des deux porteurs, l’actrice Daria Lippi et le chercheur Gabriele Sofia. Le projet est administré par le Collectif Équinoxe et financé par la SFR Création, l’IDEX de la Communauté Universitaire Grenoble Alpes et la Ville de Grenoble.
L’atelier pratico-théorique inaugural s’est tenu en juin 2017, cinq jours durant, en résidence dans un ancien monastère drômois où étaient réunis quinze chercheurs et praticiens, trois maîtres d’atelier – la danseuse Germana Civera, le pédagogue Alexandre Del Perugia, l’acteur Yoshi Oida – et l’anthropologue François Laplantine. Désireux de travailler la notion d’énergie à la croisée de l’épistémologie et de l’étude des techniques d’interprétation, nous avons défini trois questions majeures pour présider à cette première rencontre : qu’est-ce que l’énergie pour un artiste-interprète ? Comment se travaille-t-elle ? Comment évoquer, partager et analyser dans toute leur complexité (et leur technicité) les pratiques énergétiques développées par les artistes-interprètes ? L’article qui va suivre, rédigé deux mois seulement après la tenue des premiers événements, tentera d’esquisser le portrait d’une recherche-expérimentation naissante. Il y sera question du contexte de sa conception, du dispositif pratico-théorique mis en place, de la différence entre recherche-création et recherche-expérimentation, puis de l’horizon anthropologique ouvert par la recherche.
Genèses
« L’invisible en jeu » est le fruit de la convergence d’au moins deux trajectoires : celle, d’une part, de deux doctorants en arts de la scène désireux de faire de leurs expériences du studio et de la scène des outils – plus que des objets – de recherche ; celle, d’autre part, de la Fabrique Autonome des Acteurs fondée par Daria Lippi, laquelle travaille à proposer des espaces-temps de recherche fondamentale à destination des praticiens.
De l’amphithéâtre aux studios, allers et retours
Nos parcours dans le supérieur – l’une à l’ENS, l’autre à l’université – ont pour caractéristique commune de nous avoir permis de suivre, conjointement, des cursus académique et artistique. De ces plongées tout à la fois esthétiques, historiques et pratiques dans les arts de la scène sont nés des projets de recherche faisant du vécu de l’artiste-interprète et de la technicité de son travail leur terrain d’investigation. L’entrée en doctorat, pourtant, fit de la nature pratico-théorique de nos parcours un inconfort, comme si le franchissement du seuil professionnalisant du doctorat, en demandant un investissement à plein temps dans l’activité de recherche, s’était fait au détriment de celui du studio. C’est pourquoi, afin d’éviter l’écueil d’une approche faussement désincarnée de nos sujets, nous participons depuis lors au développement d’une recherche qui se penserait comme une même pérégrination de chair et d’encre menée aux côtés d’artistes-interprètes, avec lesquels nous nouons des correspondances « longitudinales » plus que des relations unilatérales[1]. Le projet de « L’invisible en jeu », dédié à l’étude de cette noueuse notion d’énergie qui ne cesse de jaillir lors des entretiens menés au cours de nos terrains respectifs, est ainsi né pour renouer avec une pratique de la recherche qui, sans faire de nos pratiques personnelles son sujet, considère néanmoins nos corps-pratiquants comme des outils de connaissance qu’il convient d’affûter toujours plus.
Un dispositif inspiré de la Fabrique Autonome des Acteurs
C’est à la suite d’une participation au laboratoire #1 de la Fabrique Autonome des Acteurs de Daria Lippi en août 2015[2], que l’atelier de recherche a trouvé le modèle de son dispositif : réunir artistes professionnels et universitaires, travailler en résidence dans un espace isolé, mêler dans une même journée des conférences et des temps d’entraînement, organiser des sessions de recherche en soirée pour revenir et méditer sur le travail traversé en journée. Cette architecture nous intéressait pour au moins trois raisons : elle garantissait un temps d’infusion des pratiques et des pensées dans les corps ; elle favorisait le partage et le tissage du vécu entre participants par la vie en communauté ; enfin, parce qu’elle invitait à méditer sur la pratique à partir de corps fatigués par les efforts et à pratiquer à partir de corps nourris par les réflexions, elle permettait d’entremêler pratique et théorie dans une même dynamique de germination de la connaissance. Suite à notre invitation, Gabriele Sofia et Daria Lippi, tous deux initiateurs avec Corine Jola du laboratoire #1 de la FAA, ont rejoint le comité d’organisation de « L’invisible en jeu » au mois de février 2016.
Un cycle d’ateliers pour se donner le temps
Au cours de l’année universitaire 2016-2017, nous obtenons les financements de la part de différentes institutions grenobloises pour un projet ne se limitant plus à un seul atelier de recherche, mais comprenant également un cycle de sessions de restitution et/ou de poursuites de nos recherches dans une série d’institutions et de lieux partenaires désireux de nous accueillir. Cette prise d’ampleur est en réalité une réponse à trois problématiques soulevées par le concept d’atelier de recherche, rendues saillantes lors de la rédaction des dossiers de demande de subventions et auxquelles nous travaillerons durant l’année à venir.
– Modalités de partage de l’expérience
Dès lors qu’elle pose le corps du chercheur-praticien comme creuset et outil à travailler, la recherche pratico-théorique est confrontée à l’enjeu de sa communicabilité. Comment partager cette recherche au-delà du groupe des premiers participants ? Quelles formes gagnerait-on à développer pour transmettre et poursuivre un travail entamé dans les corps ? Dans quelle mesure une interface numérique pourrait-elle participer à une telle démarche ?
– Maturation des pratiques
L’exploration et l’analyse de pratiques d’interprétation, à la manière de l’immersion d’un anthropologue sur un terrain, nécessitent temps et répétition. Aussi nous donnons-nous la possibilité de revenir travailler collectivement, à plusieurs mois d’intervalle, notre corpus de pratiques.
– Ouverture aux disciplines non-scéniques
Si notre protocole de recherche se fonde sur des pratiques artistiques et s’adresse d’abord aux chercheurs et praticiens des arts de la scène, ses enjeux les dépassent et font parfois écho à des problématiques travaillées dans de nombreuses disciplines sportives et martiales. « L’invisible en jeu » s’associera ainsi avec quelques associations grenobloises pour proposer à des sportifs et artistes martiaux une exploration et une réflexion communes sur la notion d’énergie.
Une association comme structure porteuse
Si « L’invisible en jeu » a été principalement financé par la SFR Création de l’Université Grenoble Alpes et l’IDEX de la Communauté Universitaire Grenoble Alpes, sa gestion financière et logistique a été attribuée au Collectif Équinoxe, une structure associative grenobloise[3] dédiée à la création et à la recherche en art, par ailleurs soutenue depuis peu par la ville de Grenoble. Ce transfert de gestion, s’il pourrait sembler anecdotique, nous a pourtant permis de passer outre les restrictions d’hébergement, de restauration et de déplacements induits par l’administration financière de l’université qui nous interdisait alors de choisir un ancien monastère comme espace de travail. Soulignons donc que les lieux et les conditions de la recherche, parfois en marge des pratiques et circuits traditionnels, appellent peut-être à repenser la gestion même des projets pour s’adapter à la flexibilité induite par le travail en résidence.
Élaboration d’un dispositif de recherche
Décrire les étapes de l’élaboration du dispositif choisi pour ce premier atelier permet de souligner certains paramètres-clés qui sous-tendent la structuration d’un cadre expérimental suffisamment précis pour guider la recherche sans en verrouiller les orientations.
Réunir un groupe de travail
Trouver un lieu qui rende l’immersion possible fut l’un des premiers critères présidant à l’organisation de l’atelier. L’ancien monastère de Sainte-Croix offrait une diversité d’espaces nécessaire à la circulation entre différentes formes de réflexion : deux salles de pratique, la possibilité de travailler en extérieur, et un lieu dédié à l’installation d’une bibliothèque éphémère et à l’organisation de rencontres et conférences. La constitution du groupe de travail s’est faite en deux étapes : l’invitation de maîtres d’atelier et conférenciers puis un appel à participation permettant le recrutement d’une quinzaine de participants. L’invitation des maîtres d’atelier s’est pensée dans une double perspective : proposer des pratiques abordant la notion d’énergie depuis différents ancrages disciplinaires, tout en conviant des praticiens ayant élaboré depuis leurs parcours des exercices et protocoles de travail dans lesquels cette notion se révélait nodale. Ainsi, les dispositifs développés par Germana Civera sont imprégnés par une pratique du yoga qu’elle poursuit depuis l’enfance ; ceux déployés par Alexandre Del Perugia explorent les relations entre présence et énergie ; enfin, la notion de ki traverse le travail de Yoshi Oida, à la fois techniquement et culturellement. Une dynamique similaire présidait aux démarches effectuées auprès de conférenciers[4]. Une fois l’élaboration du programme de travail achevée et logistiquement confirmée, un appel à participation a été lancé sur différents réseaux, le but étant de réunir praticiens et chercheurs aux compétences, savoirs et pratiques variés : s’est ainsi constitué un groupe de travail, réuni par son intérêt pour la thématique centrale de l’atelier, mais se distinguant par l’hétérogénéité des chemins empruntés.
Temporalité et diversité des temps de réflexion
Les journées étaient dédiées aux ateliers (en deux séances de trois heures entrecoupées du déjeuner), à la suite desquels avait lieu un temps de pause laissé libre à la méditation, la discussion, la promenade ou la lecture quand il n’était pas occupé par un temps de conférence ou de rencontre.
Les soirées étaient quant à elles consacrées à des sessions collaboratives d’environ deux heures, dont les protocoles de travail étaient proposés par le comité d’organisation. Ces temps de travail sont un moment-clé du dispositif, où décante et mûrit la matière même de la recherche. L’objet des sessions était d’abord de revenir sur le travail de la journée pour laisser affleurer dans l’exercice de la discussion percepts, affects, images ou représentations les plus à même de qualifier et décrire différents aspects des expériences proposées par l’atelier. Ce partage ouvrait à une réflexion portant sur les protocoles qui avaient guidé ces expériences, c’est-à-dire les choix spécifiques à chaque intervenant pour mettre en œuvre un travail énergétique. À cela s’ajoutait un questionnement sur les biais permettant de se ressaisir de cette expérience, sur la façon dont chacun pouvait envisager de prolonger, ou de cultiver pour et en lui-même les compréhensions sensibles amenées par tel ou tel dispositif.
La formule adoptée fut la constitution de petits groupes de travail (de cinq à six personnes) conservés sur la totalité de la durée de l’atelier pour faciliter le processus de verbalisation et permettre de creuser les pistes de réflexion propres à chaque groupe. Chaque temps de travail était néanmoins conclu par un temps de mise en commun des réflexions[5], permettant l’astreinte à un effort de synthèse et de formalisation des pistes de travail émergentes. Les axes de réflexion issus de ces sessions constitueront autant de guides pour l’élaboration des ateliers de prolongation du cycle (par exemple : s’interroger sur les conséquences concrètes d’une conception de l’énergie comme réserve ou comme circulation).
Tissé à l’élaboration de cette pensée collective, le temps de conférence de François Laplantine, qui avait assisté au travail avec Yoshi Oida, s’est tenu à mi-parcours de l’atelier. Tenant d’une anthropologie des sens qui fait du corps vécu l’outil premier d’une recherche fondée sur la description du sensible, sa posture résonnait directement avec le dispositif de travail adopté, posant comme gageure d’introduire le corps dans la recherche et défaisant nécessairement la binarité traditionnelle entre sensible et intelligible. En contextualisant les résistances qu’oppose la notion d’énergie à la tradition catégorielle et conceptuelle caractéristique des cadres de la pensée occidentale, la conférence a permis de souligner la complémentarité entre les défis épistémologiques posés par notre objet de recherche et les partis pris méthodologiques du dispositif, cristallisant son potentiel pour le déploiement d’une pensée multiple et modale, horizontale et sensible.
Bilans et baptêmes
Chantiers et perspectives
Au terme de ces premiers jours de travail, nous identifions une série de points centraux pour la valeur d’une telle démarche, qui constituent par ailleurs autant de pistes pour prolonger la recherche.
– Notation, traces et polygraphie
Deux questions sont ici centrales : d’une part, le processus de documentation de l’expérience lui-même, c’est-à-dire la nature et la fonction des traces produites ; d’autre part, le partage et la diffusion de ces mêmes traces auprès d’un public plus large que le groupe de travail de départ. Pour emprunter un mot de François Laplantine, de tels formats de recherche semblent en appeler à la polygraphie : des formats hybrides où notes de travail, dessins, fragments de notation du mouvement et schématisation des protocoles de travail constitueraient une mosaïque d’objets pluriels par lesquels prolonger la pensée, évitant le piège de l’accumulation-juxtaposition de récits auto-centrés rendant compte d’une expérience subjective[6]. Anne-Claire Cauhapé, spécialiste des méthodologies de recherche-création, a assisté à l’intégralité de l’atelier inaugural et a tout particulièrement accompagné le comité d’organisation dans l’élaboration des protocoles de travail des sessions collaboratives, poussant à préciser et affiner toujours les biais par lesquels nous proposions de mettre en œuvre le travail de verbalisation, et ce, de façon à recueillir une matière suffisamment spécifique et orientée par rapport à nos questions de recherche.
– Le langage comme pratique
Les protocoles des sessions collaboratives et leurs limites ont su pointer l’importance de mettre en place différents types d’espaces-temps favorables au déploiement de la pensée dans sa forme langagière. Si la discussion a posteriori (différée de quelques heures) s’est avérée fructueuse, proposer des protocoles de verbalisation qui soient directement imprégnés par l’expérience physique, ne passant pas nécessairement par la discussion collective (et donc par l’adresse, qui présuppose déjà une forme de réflexivité), est une piste de réflexion que nous souhaitons explorer à travers les ateliers de prolongation du cycle.
– Statuts et fonctions des discours
La difficulté principale est ici de faire des discours préexistants un socle permettant d’aborder la complexité de la notion sans qu’ils s’érigent en verrous modélisant a priori l’expérience. Qu’ils émanent d’une réflexion sur l’acteur (Artaud, Barba) ou qu’ils soient plus généralement liés à la notion d’énergie (physique quantique, taoïsme, médecine chinoise), la gageure est de trouver leur juste place dans la réflexion, sans chercher à valider l’expérience vécue par sa conformité au discours (ou vice-versa), mais, au contraire, en prenant acte des constats de convergence et/ou de divergence pour en faire des éléments propices à la réflexion. À cela s’ajoute la prise en compte de la diversité des horizons de chacun, richesse mais aussi limite à la communication au sein du groupe de travail. La constitution d’une culture commune achoppe là encore sur la question de la temporalité nécessaire au déploiement d’une pensée collective.
– Réflexivité, autonomie et transmission
La réflexivité induite par le dispositif de l’atelier met l’accent sur les dynamiques d’incorporation et d’appropriation d’une technique par un praticien en posture d’apprenant, distance allant de pair avec une autonomisation par rapport aux savoirs transmis. La mise en œuvre d’une transmission en actes des protocoles et matières traversés pendant l’atelier doit dès lors faire l’objet d’une élaboration qui soit consciente de la responsabilité engagée dans un tel processus : responsabilité pédagogique liée à toute situation de transmission et responsabilité scientifique liée au devoir de transparence dans la présentation des « contenus » transmis. La question s’est cristallisée dans les débats relatifs aux pratiques proposées par Yoshi Oida : fruits d’une longue expérience émanant d’une culture mixte, imprégnées en outre d’une aura liée à la figure qu’il incarne, il apparaissait sur le moment difficile d’imaginer la façon juste de s’en ressaisir en l’absence du maître. Il fit pourtant écho à ce malaise en exprimant au contraire sa joie à transmettre dans le cadre de l’atelier, gage de la circulation de ses pratiques et de leur capacité à nourrir d’autres horizons de réflexion[7]. Au creux de ce paradoxe se dessine donc un enjeu à la fois épistémologique et méthodologique de la démarche, entre recherche, pédagogie et diffusion. Il concerne le statut des pratiques partagées dans les différents contextes de prolongation du cycle, où il s’agira d’élaborer des protocoles d’ateliers de recherche qui répondent à des problématiques spécifiques (relatives à notre thématique générale), tout en étant conscients des phénomènes d’adaptation des pratiques induits par des contextes de transmission toujours singuliers.
(Se) définir : une pratique de la recherche-expérimentation collective,
à la croisée des disciplines
Le dialogue entre différentes disciplines – artistiques autant que scientifiques – est consubstantiel à la démarche, le protocole consistant en une mise en relation des apports méthodologiques et techniques spécifiques qu’elles déploient. Le dispositif de travail adopté pour cette première session relève de la pluridisciplinarité dans son organisation spatio-temporelle, puisqu’il juxtapose chronologiquement différentes pratiques. Mais il relève aussi de l’interdisciplinarité dans sa vocation à élaborer la recherche dans l’entre des corps et des expérimentations. Le choix d’une orientation thématique ancre néanmoins la globalité de l’atelier dans la transdisciplinarité, au sens où elle constitue un fil rouge transversal, au-delà ou en-deçà des disciplines convoquées[8]. Cette dynamique de croisements témoigne peut-être d’abord de la dimension collective du dispositif de recherche, dimension qu’il est nécessaire d’interroger en tant que richesse indispensable, mais aussi que potentielle limite, au vu des habitudes de diffusion et de transmission du savoir.
Nous avons spontanément nommé le dispositif recherche-expérimentation plutôt que de nous placer sous l’égide de l’expression recherche-création, au sens où ce dispositif n’est pas directement lié à la production d’un objet artistique. Dans le champ pluriel de la « practice-as-research », il semble que notre démarche – penser la notion d’énergie dans le champ des arts de la scène depuis le corpus sensible d’une communauté de praticiens, chercheurs et intervenants partageant leurs savoirs et vécus propres – s’apparente davantage à une practice-led research. Ainsi que le souligne Linda Candy, celle-ci « a pour objet la pratique et cherche à produire de nouveaux savoirs qui aient une visée opérationnelle dans le champ de cette pratique. […] Le principal objet de la recherche est alors de faire avancer la connaissance sur la pratique, ou à l’intérieur même de cette pratique »[9]. À ce point, deux orientations coexistent au sein du dispositif et chez ceux qui le portent : le réinvestissement direct des pratiques traversées au service d’une recherche fondamentale sur l’art de l’acteur, dynamique s’ancrant dans le paradigme d’une practice-led research tel que défini ci-dessus par sa dimension pragmatique ; et le déplacement qu’implique l’étude de ces pratiques dans un horizon anthropologique. Nous ouvrirons dans la dernière partie de cet article une ébauche de réflexion sur les enjeux de ce déplacement.
Un horizon anthropologique
L’expérimentation comme pratique de modalités d’attention
L’usage du terme expérimentation, ainsi que le souligne Mireille Losco-Léna, s’inscrit dans une acception proche des paradigmes initiés par les entreprises des « laboratoires » des avant-gardes théâtrales du vingtième siècle (Stanislavski, Copeau, Barba, Grotowski, etc.), au sens où c’est l’expérience du praticien lui-même qui est l’objet de la recherche, dans un espace-temps où l’on « expérimente le théâtre sans en faire »[10].
Néanmoins, la visée des expérimentations/observations pratiquées lors de nos ateliers diffère quant à elle singulièrement de celle de ces laboratoires, n’étant ni un instrument exploratoire en vue d’une élaboration didactique (méthode, système de jeu), ni même un « laboratoire de la vie »[11] au sein duquel Yoshi Oida aurait trouvé les outils pour « être heureux jusqu’à la mort »[12]. Notre pratique de l’expérimentation n’est assimilable ni à une entreprise de formation, ni à une quête d’un quelconque savoir-vivre ou savoir-être. Elle tente plutôt de se frayer un chemin entre ces deux tendances, consciente à la fois que l’exploration d’une pratique dans le temps induit (nécessairement) l’entraînement et la formation du corps, et que Yoshi Oida « [ne fait] pas d’exercices pour les acteurs, mais pour les êtres humains », pour « trouver plus d’humanité »[13].
Au cœur de ce fragile équilibre naît pourtant l’opportunité suivante : approcher les pratiques constituant notre corpus comme autant de suggestions de modalités d’attention au monde. Ce sont d’abord ces modalités d’attention, plus que leurs possibles développements esthétiques ou éthiques, qui forment l’objet de notre étude, et ouvrent ce que nous nommerons ici l’horizon anthropologique de la recherche-expérimentation.
Pensée des kata et anthropologie écologique alternative
Considérons à titre d’exemple l’exercice de marche en pleine nature proposé par Germana Civera au cours duquel les participants travaillaient à « observer, scruter, absorber » différents éléments de leur environnement – une écorce, une terre, le dessin d’un nuage. Si cette pratique peut être considérée comme une préparation en vue de l’exécution d’improvisations in situ dans la cour du monastère, elle peut également être considérée pour elle-même, en qualité de technique d’ouverture des sens, dont l’improvisation serait l’une des continuations et non l’achèvement. Il en va de même pour la pratique des Ba Duan Jin – une forme composée de huit mouvements de Qi Gong – proposée par Yoshi Oida, et de bien d’autres techniques expérimentées au cours de l’atelier.
Ces propositions sont d’abord des explorations attentionnelles singulières à travers lesquelles nous apprenons à être sensibles aux potentiels affectifs – aux pouvoirs – que peuvent exercer des textures végétales, minérales et atmosphériques sur le corps-vécu du praticien. Cette sensibilisation aux pouvoirs de l’environnement constitue, par ailleurs, l’un des axes forts du travail énergétique tel que le théorise Alexandre Del Perugia : une sensibilisation à ce qui nous fait nous mettre en mouvement. La pratique de ces techniques gagne alors à être considérée comme une pratique de « gestes animiques »[14] au sens défini par Yves Citton : des gestes par lesquels nous développons des attentions envers les pouvoirs affectifs de réalités souvent déconsidérées, et que nous (r)amenons, ou plutôt (ré)introduisons par là même dans le jeu d’une écologie des affects (ou de la vie, pour l’anthropologue Tim Ingold). En cela, et parce que ces pratiques demandent temps et répétition, que la granularité des expériences qu’elles proposent n’est pas donnée mais peu à peu révélée par l’expérience, elles gagneraient peut-être à être considérées comme des kata, au sens proposé par François Laplantine. Pour l’anthropologue, les kata, dans la culture japonaise, sont des formes de do, c’est-à-dire des formes au travers desquelles le praticien « marche vers la vie », « s’ouvre à la vie », dans une dynamique de connaissance qui ne serait pas « logique, mais morphologique »[15].
Mais qu’entendons-nous précisément par le terme « vie » ? Tim Ingold, auteur d’une anthropologie écologique alternative, propose de le définir comme processus d’évolution d’un organisme dans un environnement, ou « système de développement »[16], c’est-à-dire comme processus par lequel un organisme extrait du monde son environnement par le biais de ses sens, et correspond/interagit avec lui dans un mouvement de perpétuelle transformation. Cette définition fait ainsi de l’étude des perceptions la porte d’entrée de l’étude des processus de vie, car étudier la vie revient à étudier les perceptions d’un organisme, les textures de son environnement, celles avec lesquelles il interagit, s’adapte, crée, celles par lesquelles il affecte et est affecté.
L’étude et la pratique de kata issus des arts de la scène – en tant qu’exercices de gestes animiques révélateurs de textures du monde exécutés dans un contexte impliquant ou non une dimension spectaculaire – pourraient donc pleinement participer de l’entreprise anthropologique telle que la définit Ingold : « l’anthropologie peut parfaitement être une pratique de l’art, et l’art peut être une pratique de l’anthropologie », car « il y a un point à partir duquel on ne parvient même plus à les distinguer : celui où l’art comme l’anthropologie sont des pratiques d’enquête sur les possibilités et les conditions de la vie dans un environnement »[17].
Ouvertures
Deux directions, peut-être non contradictoires, se dessinent déjà comme finalités de notre jeune expérience de recherche-expérimentation – appellation, par ailleurs, en réflexion elle aussi.
– Outil pour une génétique sensible des spectacles
En ceci qu’elle semble permettre une exploration des milieux attentionnels travaillant les corps d’artistes-interprètes et travaillés par eux, la recherche-expérimentation pourrait ouvrir la voie à une étude des logiques de formation pratiques et sensibles des esthétiques, au sens où les environnements sensibles qu’elle met au jour pourraient être analysés dans leur dimension matricielle vis-à-vis des œuvres produites. Elle servirait en cela une forme de génétique sensible des spectacles qui ferait de l’exploration de la fabrique des corps son outil d’analyse des formes spectaculaires[18].
– Outil d’une enquête anthropologique
La recherche-expérimentation semble également être à même de participer à l’entreprise ingoldienne d’enquête des possibilités et conditions de vie dans un environnement, et ce, dès lors qu’elle se consacre à l’étude des modalités d’attention au monde proposées par un corpus précis de pratiques artistiques, considérées comme gestes animiques.
Quelle que soit la perspective adoptée, il nous apparaît ici que le corps-pratiquant de la recherche-expérimentation rejoint sensiblement le corps de l’anthropologue, brodant depuis son savoir, sa chair et ses expériences de terrain, une connaissance écologique – c’est-à-dire incarnée et située – et travaillée par le temps – sans lequel aucune pratique ne pourrait creuser de véritables sillons dans le corps du chercheur. Par conséquent, il nous semble aujourd’hui plus que nécessaire d’aller métisser les méthodologies et épistémologies de la recherche-expérimentation avec celles des anthropologies écologiques et modales de Laplantine et Ingold afin d’y trouver des appuis et des partenaires disciplinaires.
Notes
[1] Voir Tim Ingold, « Prêter attention au commun qui vient : entretien avec Martin Givors & Jacopo Rasmi », Multitudes, n° 68, automne 2017, p. 158-159 : « Dans le cadre d’une correspondance, nous cheminons côte à côte. Lors d’une conversation par exemple, nous avançons ensemble : je parle d’abord, puis vous parlez, mais ces deux prises de parole ne sont pas des mouvements contraires, elles vont dans une même direction. […] Maintenant, supposons que vous commenciez un débat : vous vous arrêtez, et vous tournez face à face. Alors vous ne pouvez plus avancer sans vous cogner l’un à l’autre : à cet instant-là, vous commencez à avoir une interaction. La différence entre interaction et correspondance est celle distinguant un mouvement latéral d’un mouvement longitudinal. »
[2] Voir le site du laboratoire #1 de la FAA.
[3] Voir le site du Collectif Équinoxe.
[4] Avaient été conviés des chercheurs en anthropologie, épistémologie des pratiques en danse, philosophie et neurosciences. Pour des raisons logistiques, seule la conférence de l’anthropologue François Laplantine a pu se tenir.
[5] Que ce soit sur le mode du « speed-dating », deux émissaires de chaque groupe étant envoyés dans un autre pour discuter des différentes conclusions auxquelles chacun est arrivé, ou en assemblée plénière. Les modes de travail étaient en outre complètement libres (cercles de parole, déambulations, remises en corps…).
[6] À ce sujet, voir aussi Sylvie Fortin, « Apports possibles de l’ethnographie et de l’auto-ethnographie pour la recherche en pratique artistique », dans Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec (dir.), La Recherche création. Pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006.
[7] En cela, l’atelier ouvre aussi à la réflexion sur les phénomènes de transformation liés à la circulation des exercices et méthodes de jeu, nécessaire à une pensée du spectacle vivant qui prenne en considération les techniques pratiquées par les interprètes, de façon à mettre en perspective les substrats esthétiques et culturels sur lesquels elles sont fondées. Cette démarche rejoint les postulats de l’ethnoscénologie (voir Jean-Marie Pradier, « L’ethnoscénologie, vers une scénologie générale », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, n° 29, 2001, p. 51-68, ou le récent ouvrage de Sylviane Pagès, Le Butô en France, malentendus et fascinations, Pantin, Centre National de la Danse, 2016). Il apparaît également nécessaire de considérer les enjeux esthétiques mais aussi politiques de toute formation à une discipline d’interprétation.
[8] Pour reprendre les éléments de discrimination entre ces termes proposés par Anne-Marie Gourdon dans son introduction à l’ouvrage Les Nouvelles formations de l’interprète. Si cette proposition émane d’une réflexion à orientation pédagogique et non épistémologique, son substrat étymologique la rend transposable à notre propos : Anne-Marie Gourdon (dir.), Les Nouvelles formations de l’interprète, Paris, CNRS, 2004.
[9] Linda Candy, « Practice Based Research : A Guide », CCS Report, novembre 2006, nous traduisons. La démarche se distingue d’une practice-based research en tant qu’« investigation originale entreprise dans l’optique de produire un savoir en mobilisant en partie la pratique, et ses productions. […] les apports d’une telle recherche pourront être démontrés à travers l’élaboration d’objets artistiques comme des croquis, des morceaux de musique, des contenus digitaux, des performances et des expositions ». Pour un approfondissement sur ces questions : Mireille Losco-Lena (dir.), Faire du théâtre sous le signe de la recherche, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017 ; Henk Bordgdorff, The Conflict of the Faculties : Perspectives on Artistic Research and Academia, Amsterdam, Leiden University, 2012.
[10] Mireille Losco-Lena, Faire du théâtre sous le signe de la recherche, op. cit.,, p. 23.
[11] Jean-Manuel Warnet, Les Laboratoires : une autre histoire du théâtre, Lavérune, L’Entretemps, coll. Les Voies de l’acteur, 2014, p. 417.
[12] Propos tenus lors d’une discussion avec les participants de l’atelier inaugural de « L’invisible en jeu », le 1er juillet 2017.
[13] Ces phrases de Yoshi Oida, prononcées au cours de l’atelier inaugural, ne sont pas sans rappeler la formule suivante de Warnet (Les Laboratoires : une autre histoire du théâtre, op. cit.) au sujet des expérimentations des laboratoires d’avant-garde : « ce n’est pas le théâtre qui constitue l’horizon de cette connaissance, mais l’homme. »
[14] Yves Citton, Nos gestes d’humanité : anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, 2012, p. 201.
[15] François Laplantine, propos tenus lors de la conférence du 30 juin 2017.
[16] Tim Ingold, « Culture, nature, environnement », Marcher avec les dragons, trad. Pierre Madelin, Bruxelles, Zones Sensibles, 2013, p. 28.
[17] Tim Ingold, « Prêter attention au commun qui vient », art. cité, p. 166.
[18] Œuvres qui gagneraient à être considérées comme formes-en-devenir cristallisant un ensemble de problématiques et d’habiletés sensibles.
Les auteurs
Claire Besuelle est doctorante au sein du Centre d’Étude des Arts Contemporains, et comédienne. Sa recherche, menée sous la direction de Philippe Guisgand et Jean-Louis Besson, porte sur les qualités de jeu d’interprètes danseurs et acteurs dans la création contemporaine flamande. En liant analyse esthétique et poïétique, elle s’attache à développer des outils d’appréhension des corporéités scéniques autant qu’à interroger les techniques, imaginaires et représentations qui président à l’élaboration des partitions des interprètes avec lesquels elle construit sa recherche.
Martin Givors est doctorant au sein du laboratoire Litt&Arts (UMR 5316) sous la direction de Gretchen Schiller, il étudie les phénomènes de génération et de germination du mouvement aux côtés des danseurs et acrobates des compagnies Eastman-Sidi Larbi Cherkaoui et Yoann Bourgeois. Fondant son travail sur une approche anthropologique impliquant des temps d’immersion en création, en tournée et en atelier, il tente notamment de saisir ce que la notion d’énergie révèle de la complexité des relations entre organisme et environnement dans le processus d’émergence du mouvement dansé.
Pour citer ce document
Claire Besuelle et Martin Givors, « ‘‘L’invisible en jeu’’ », thaêtre [en ligne], Chantier #3 : Théâtre et recherche. Histoire et expérimentations, mis en ligne le 16 juin 2018.
url : https://www.thaetre.com/2018/06/16/linvisible-en-jeu/