« L’animal est là avant moi, là près de moi, là devant moi – qui suis après lui. Et donc aussi, puisqu’il est avant moi, le voici derrière moi. Il m’entoure. »
Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis
Foin du théâtre !
Ce champ est/n’est pas un champ
Une vache regarde le caméraman (nous regarde, avais-je tout d’abord écrit)[1]. Puis un homme, qui nous tourne le dos et fait face à trois vaches, entre dans le champ : celui institué par la caméra, celui qu’habitent les bêtes – un même mot pour deux milieux hétérogènes. Sons de cloches, bourdonnements, pépiements, battements ferrugineux et tranquilles, bruits de sabots qui avancent sans hâte. L’homme marche lentement, et s’arrête de profil : un peu trop vivement, il tourne la tête, deux fois sur la droite, une fois devant lui, une fois à droite. Travelling sur les vaches, qui débouche à nouveau sur l’homme. L’homme ? En une dizaine de secondes, ce dont on n’avait peut-être pas pris conscience en le voyant de profil nous est devenu perceptible : il est entré – peut-on croire – dans la peau d’une vache. Sa tête et sa langue chassent des mouches imaginaires, son pied racle le sol et s’alourdit, sa peau frissonne. Le voici à quatre pattes, il commence à déambuler, pesant et agile [extrait 1].
Extrait 1. Dominique Loreau (réal.), Dans le regard d’une bête, 2011.
Ce sont ce passage, de la position debout à celle à quatre pattes, et ce changement de comportement qui amèneront les vaches à se déplacer, à tenir compte de l’humain et à le regarder.
Il serait tellement simple de se dire que Cyril Casmèze[2] joue la vache ; que les vaches sont devenues un public ou des actrices ; que le champ s’est transformé en scène ou en décor ; que le film nous transmet une expérience brute. Mais l’on est bien en peine de cerner ce qui se passe dans cet extrait : après des débats vifs et diversifiés menés avec des étudiants du séminaire « Littérature, zoopoétique et pensées du vivant »[3], j’en déduis que les interprétations dépendent, très profondément, des rapports que nous entretenons avec les animaux ; des façons dont nous envisageons la diversité des espèces et celle des individus à l’intérieur de celles-ci ; de notre façon enfin, de considérer notre propre animalité. Si tant est que nous acceptions d’envisager les parlants que nous sommes comme des animaux ! Certes, le langage figural, symbolique ou abstrait (incantation, prière, art oratoire, littérature, philosophie, mathématiques, logique formelle…) fait des humains une espèce dotée d’une particularité – l’accès à des formes très complexes de médiation, de transcendance et de sortie de soi – qu’elle ne partage à un tel degré avec nulle autre espèce ; les humains ne sont cependant pas les seuls vivants à posséder des traits spécifiques qui les caractérisent comme tels, et Montaigne contrait déjà l’idée que le langage articulé et créatif ferait sortir l’humain de l’animalité. Enfin, de nombreux peuples, que le versant dualiste de l’Occident considère sans toujours se l’avouer comme archaïques, envisagent la parole soufflée (inspirée/expirée) ou l’écriture sacrée comme des modes de participation avec l’ensemble du vivant.
Lors de la séance du séminaire, l’extrait a dès lors été diversement appréhendé comme une saynète drolatique sans enjeu particulier, comme une intrusion plutôt agressive, voire flouante, comme une expérience relevant d’une projection anthropomorphique d’emblée vouée à l’échec, enfin – et c’est là mon avis – comme une entreprise de déstabilisation du « singe debout » fondée sur un pas de côté qui se soucie en réalité peu du franchissement. Car ce moment partagé, mais non commun, ce voisinage labile qui s’avère un espace de malentendus fructueux, nous les devons à une adresse de départ dont peu importe au fond qu’elle soit couronnée de succès et qu’elle provoque ce qu’on entend usuellement par une rencontre. En effet, un hiatus, que j’envisage comme une donnée et non comme une tare, s’instaure d’emblée entre Casmèze, performeur à la Butler plutôt qu’acteur, et les vaches. L’un sait qu’il tend vers un autre « état »[4] que son état humain habituel, et qu’il est filmé ; les autres savent qu’une intrusion, sans doute troublante puisqu’un humain se comporte de façon inédite, a lieu sur leur territoire, et y réagissent collectivement. Côté humain, le champ se fait tentation, autant que tentative, de déterritorialisation humaine, de reterritorialisation humanimale et champ filmique – Casmèze m’a précisé que l’éleveur qui contemplait la performance (hors champ à tous les sens du terme) a fini par partir, sans doute agacé. Côté vaches, le champ reste un territoire, où les humains ont leur place, à condition d’agir de façon familière (je n’ose dire spécifiquement en humains, tant le comportement de ces derniers varie géographiquement et culturellement selon qu’ils élèvent des vaches à viande en Belgique, ou qu’ils nomadisent avec d’autres espèces de vaches en pays massaï). À aucun moment, les vaches ne peuvent douter d’avoir affaire à un humain : si leur vision leur apporte des informations contradictoires (un homme, inconnu, adopte un comportement inhabituel dont on ne peut savoir s’il est perçu comme « bovin »), leur odorat ne peut les tromper.
D’où l’ambivalence de leur approche lorsque qu’elles se placent en demi-cercle autour de Casmèze, en une illusion de théâtre qui masque un agencement très deleuzien : c’est en effet pour le troupeau une position défensive et menaçante face à un prédateur. Casmèze, qui s’arrange toujours pour faire face aux vaches, se remet d’ailleurs momentanément debout – il tient donc à cette peau qu’il ne quitte jamais, mais dans laquelle il se tient plus ou moins, qu’il investit plus ou moins intensément selon les moments –, tout en continuant à jouer le jeu du bovin (à y répondre ou à s’y risquer). Selon lui d’ailleurs, les vaches se sont alors comportées de façon moins agressive que lorsqu’elles font face par exemple à un chien inconnu[5]. Il n’en reste pas moins que le film – monté en une série de travellings, de plans sur le troupeau (Casmèze compris ou non) et de gros plans sur des bêtes particulières – vient « capter »[6] les vaches, malgré et surtout sans elles, pour en faire conjointement un public et des compagnes de performance. Inversement, Casmèze scénarise cette dernière en fonction de la réaction du troupeau : à aucun moment la scène que sa présence institue ne peut se permettre de quitter le plancher des vaches. Restent les spectateurs du film, qui décident eux-mêmes du statut à accorder à cette scénographie ambiguë, et du statut à accorder au « regard d’une bête », pour reprendre le titre du film d’où est tiré l’extrait analysé. Nul doute que certains s’arc-bouteront sur « l’oubli calculé » que l’animal peut « me regarder », même si c’est du « point de vue de l’autre absolu »[7]. La réalisatrice Dominique Loreau laisse quant à elle ce regard à la fois lumineux et opaque nous renvoyer une image invisible et indécidable, et Casmèze détourner l’attention sur son enfance pour n’avoir peut-être pas à formuler ce qui ne peut pas l’être.
Ce qui est certain, c’est que, foin du théâtre, l’expérience zoomorphique produit un espace tensif où se joue ce que Deleuze nomme « un effet, un zigzag » : une rencontre « dissymétrique » qui est le contraire d’un « échange »[8]. S’intéressant à la « double capture » que produit la fécondation de l’orchidée par la guêpe, le philosophe précisait sans ambiguïté : « Ce n’est pas un terme qui devient l’autre, mais chacun rencontre l’autre, un seul devenir qui n’est pas commun aux deux, puisqu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, mais qui est entre les deux, qui a sa propre direction, un bloc de devenir, une évolution a-parallèle. »[9]
Il est d’emblée intéressant que ce que « fait » Casmèze ne soit pas évident à décrire – chaque mot qui me vient à l’esprit semble piégé, grevé d’une charge millénaire de présupposés culturels. J’ai tendance à envisager sa métamorphose (relative, mais efficace) non comme une transformation, mais comme une adresse – pas de rencontre possible sans un aller vers dont peu importe au fond qu’il débouche (tout dépend des cas, des individus en jeu, des moments…) sur un partage à la Haraway[10] ou un « co-fonctionnement »[11] à la Deleuze. Ce qui compte sans doute dans ce travail par-devers soi que s’acharne à produire Casmèze est cette apostrophe – gestuelle, sonore, psychique – qu’il fait à d’autres que lui, en tant qu’autres que lui (ce qui ne signifie pas étrangers à lui). On ne saurait trop insister sur le temps dédié par cet acrobate mental et physique à l’observation des bêtes, dès l’enfance, et sur son entraînement à un exercice perspectiviste qui est un exercice sur soi autant que sur ce qu’on entend par « le soi ». Casmèze n’imite pas la bête, ne cherche pas à être systématiquement au plus près de la vérité biologique ou éthologique du mouvement animal. Il lui arrive certes de vérifier qu’il restitue justement ce dernier ; il choisit ensuite de revisiter ou non sa manière de performer – il est parfois plus signifiant pour lui (plus troublant, plus comique, plus subversif, plus hybride…) de ne pas être exact[12]. On comprend dès lors qu’il lui arrive souvent de performer plusieurs espèces en même temps, ou successivement. L’essentiel est le maintien du déséquilibre entre l’ek-stase, toujours inaboutie, hors de sa peau d’« hominien »[13] et l’insertion, toujours précaire et incomplète, dans une manière autrement animale d’appréhender le monde.
C’est donc davantage à un démimétisme qu’à un mimétisme qu’on a affaire. Il s’agit de désapprendre à bouger et à voir en humain, de privilégier d’autres sens et d’autres points de vue – odorat, audition, kinesthésie, vision à ras de terre, de haut, latérale… –, d’embrasser différemment un espace pour y entrer, en prendre possession ou le traverser. Par quelles espèces est-il habité, qui importent souvent si peu aux humains ? Pour quels corps est-il configuré, structuré, délimité ? Sait-on à quel point nous restreignons les potentialités de nos membres ? Autant de questions que Uexküll et Chevillard ont envisagées, le premier en faisant d’une « forêt » voire de « la tige d’une fleur sauvage »[14] une série de milieux (parfois jamais entrecroisés) qui diffèrent selon les espèces qui l’investissent, le second en rappelant que le monde, « sans l’orang-outan », perd à jamais des dimensionnalités qui ne sont pas les nôtres, mais qui nous feront défaut.
Sans l’orang-outan
Éric Chevillard
C’est être amputé soudain de bien des membres. Il est certain que je vais ramper davantage. […]
Oubliée, la formidable envergure de l’orang-outan qui évoluait dans les arbres par brachiation, assurant sa prochaine prise avant de lâcher la première, alors se jetant dans le vide suspendu au grappin de ses doigts, finies aussi, ces locomotions prodigieuses dans les hauteurs.
Tout va s’éloigner considérablement, reculer derrière des brumes épaisses, choir dans des puits profonds. Je peux me gifler, me tordre le nez, il n’y a plus que moi à portée de ma main. Pourtant je suis pris de vertige en regardant mes pieds. Retour au sol, et même aux bas-fonds, aux chemins de tourbe, aux caves, aux tunnels glaiseux entre les racines. Le soleil s’éloigne, on le tenait presque.
Éric Chevillard, Sans l’orang-outan,
Paris, Minuit, 2007, p. 16-17.
Ce « démimétisme » est impossible, me rétorquent certains humains, trop humains : anthropos ne peut sortir d’anthropos, parce qu’il est indissociable du logos (les deux termes, lourds de sens, de temps, d’autorité, ont fusé lors du séminaire mentionné). Deux présupposés structurellement entrecroisés sont ici à l’œuvre. Le premier affirme qu’anthropos, même issu d’une cellule commune à l’ensemble du vivant, est uniquement anthropos : ni vertébré, ni mammifère, ni primate (et certainement pas « singe nu »[15]), il serait condamné à l’anthropomorphisme. Anthropos, qui charrie des concepts qui diffèrent de ceux charriés par « hominien », habiterait donc une niche écologique qui aurait la forme d’une monade hermétique. Le deuxième est que le langage nous séparerait du vivant, du monde sensible, et qu’en aucun cas il n’en serait issu, ou n’y serait fondamentalement attaché.
Exit Merleau-Ponty et la parole qui parcourt mon corps et résonne en moi, manifestant mon lien au monde tout comme la structure stylistique de ce dernier ; exit Segalen et les fantastiques arrachements qu’autorise le verbe poétique ; exit Canetti et l’idée que le langage adamique a partie liée avec les riches « formes »[16] du vivant, qui précèdent et fondent la nomination ; exit la puissance évocatrice/invocatrice de l’« appel »[17], de l’incantation chamanique ou de la littérature. Exit les points de vue animistes et les « métaphysiques cannibales »[18] décrits par Eduardo Viveiros de Castro et David Abram[19], qui fluidifient les statuts culturels des humains et des bêtes ; exit la coévolution proie-prédateur-prairie selon Paul Shepard et le codéveloppement des langages humains (alphabets compris) et des formes animales (sonores[20] ou non) ; exit la capacité à l’empathie, les jeux et les affects partagés, les malentendus opérants entre espèces différentes… Comme si tendre vers l’autre, expérimenter la tangente, déplacer les lignes culturelles était essentiellement impossible. Est-ce si rassurant ? N’est-ce pas préjuger, selon un courant occidental aujourd’hui moins majoritaire qu’il ne le fut, de ce que serait l’essence de l’homme ? La capacité à être relié à différent que soi dépend en réalité des individus – de leurs désirs et de leurs peurs – autant que de leurs cultures.
Comment cependant traverser une autre espèce, et être traversé par elle, quand on n’a qu’un seul corps à disposition ? Le paradoxe de l’Occident est d’en être arrivé à un point où il doit se poser cette question. S’auto-attestant ontologiquement légitime, la question révèle plus profondément l’oubli qu’il y a des usages plus ou moins opératoires et légitimes de l’anthropomorphisme[21], ou que nos styles de vie s’intègrent dans un biomorphisme général dont il n’est qu’en apparence paradoxal que nous puissions en rendre compte avec des moyens spécifiquement humains, comme l’exercice sur/avec notre corps ou le langage figural[22]. En outre, d’un point de vue phénoménologique, intuitif, « sauvage » (au sens de Lévi-Strauss), animiste, biblique ou tout simplement biologique, notre séjour est d’emblée et constamment partagé, transfusé, voisiné. Il n’est pas de vie, humaine comprise, qui ne soit dissociable de l’archè primordiale, ce sol si évident et si fondateur qu’il finit par devenir aussi transparent que l’air qui le parcourt – souffle vital qui anime tant de cosmogonies[23], mais aussi tout simplement milieu où s’échangent respirations, frémissements, pollens et signaux chimiques. Quand Casmèze performe, il ne fait donc pas simplement appel à d’autres corps : en premier lieu, il prend en considération cet espace commun, en découvre ou en invente des modes d’habitation, y convie d’autres allures. Que nous soyons espantés par ses animales acrobaties est le signe que nous comprenons qu’elles dessinent des potentialités de nos corps que nous n’actualisons jamais, et que nous envisageons nos styles humains comme spécifiques (propres à notre espèce), quand ils sont des formalisations sociales qui ont acquis le naturel de l’évidence et l’évidence du naturel.
L’espace de la scène est toujours institué – par un acteur et un spectateur. La question animale permet d’en démultiplier la complexité. Il devient un lieu problématique quand deux espèces qui l’investissent différemment (l’une comme un territoire[24], l’autre comme une scène précaire et un territoire) s’y croisent de façon inhabituelle, dans une intention de jeu initiée et assumée uniquement par une d’entre elles. Comment transformer un lieu en scène est une question classique. Comment transformer une scène en territoire l’est moins. Pour y parvenir, il faut animaliser et animer la scène, en demandant au corps de l’acteur de quitter ses modes d’être culturels et ses allures humaines inconscientes, en faisant dérailler le bel enchaînement de son langage articulé, en réactivant des capacités dégradées. Il s’agit donc d’espacer notre pensée en revenant à son lieu d’émergence et en associant la scène à une réflexion sur l’oïkos, qui est le contraire d’un espace vacant ou d’une étendue mesurable : un séjour peuplé, exposé, motile, présent, précaire, perspectiviste, territorial, toujours limitrophe d’un autre séjour, d’une autre perspective.
En se faisant humanimal (ce qui ne revient surtout pas à associer l’humanité à l’esprit, et l’animalité à la pulsion, au bas corporel ou à l’inconscient), Casmèze transforme conjointement le champ (de notre regard, du regard des vaches) en territoire et en scène. Tenir ces deux bouts est exigeant. La scène devient une aire (le sens étymologique du nid de l’aigle nous renvoie à la dimension territoriale) de jeu, où prime le trouble plus encore que les croisements trop sages, trop iréniques, trop idéalistes : non, rappelle Jade Duviquet, l’acteur ne devient pas un animal, pas plus qu’il ne fait la bête de scène ou de cirque. L’extrait le montre ainsi en train de performer un animal inconnu, un hybride irréel, mais bien présent, humain qui tend vers la vache, mais rappelle aussi le chien, comme par exemple lorsqu’il se roule par terre. Derrida le précisait, il s’agit de tendre non à « effacer la limite, mais à multiplier ses figures, à compliquer, épaissir, délinéariser, plier, diviser la ligne justement en la faisant croître et multiplier »[25]. Casmèze engrange ; il expérimente des manières d’exister et, ajouterait Portmann à Deleuze et Guattari, de se rendre visible[26]. « C’est par la voix, c’est par le son, c’est par un style qu’on devient animal, et sûrement à force de sobriété »[27] : avoir conscience qu’anthropos n’est pas uniquement anthropos permet de libérer de nouveaux phrasés corporels, de « franchir des seuils d’intensité »[28], de prendre la tangente.
Ce trouble qu’introduit l’humain qui performe une autre espèce, fût-elle imaginaire, au sein d’un troupeau de vaches, que devient-il lorsque, quittant le champ, il rejoint la scène de théâtre[29] ? Duviquet et Casmèze travaillent sur des formes de vie et sur des manières d’investiguer les espaces : alterner ou imbriquer comportements humains et comportements animaux, soit dans des amphithéâtres savants, soit au théâtre, conduit à repenser l’écologie de la scène.
Scène, Arche et Jardin
La Bible est le livre des commencements. Avant Béréchit/la Genèse, il y aurait eu un autre commencement (celui d’Aleph ? Béréchit commence par la deuxième lettre de l’Aleph-Bet…). Au sein même de l’épisode, on assiste à deux créations de l’humain et des bêtes, celle du cinquième et du sixième jour où apparaissent les Aquatiques, les Aériens puis les Terrestres, et celle de l’Adam masculin-féminin à qui il est demandé d’intégrer les bêtes, espèce après espèce, peut-être animal après animal, dans l’ordre du symbolique, en les nommant. La valence sonore du verbe hébreu le rappelle, il s’agit plus exactement de les évoquer et de les appeler, dans la langue même qui permit de créer le monde et de donner vie et nom à l’humain·e. Puis tout se complique, et se passe plutôt mal. On efface tout et on recommence, autrement : Déluge, arche pour les couples de vivants, nouveau commencement, nouvelle alliance. Mais aussi : nouveau rapport aux bêtes, fait de domination et d’ingestion – même si pas seulement, la suite de la Bible, axée sur la responsabilité et la profusion vitale, le suggère à de nombreuses reprises.
Extrait 2. Cie du Singe Debout, Quand un animal te regarde, 2016.
Quand un animal te regarde, pièce créée en 2016 par la Compagnie du Singe Debout à partir de l’ouvrage éponyme d’Élisabeth de Fontenay[30], s’inspire de ces éléments sans s’y cantonner. La pièce débute précisément par une série de commencements (le sableur dessine un cheval, l’efface, crée un troupeau [extrait 2] [31]…) et par une cosmogonie axée sur un âge d’or que se partagent bien des cultures. Elle déploie une multiplicité de lieux : biosphère primordiale et enfantine, mi-paradis mi-arche (représentés par des animaux en plastique entourés d’un cerceau) ; au-delà divin peuplé d’un couple de dieux naïfs ou de démons humains, spectateurs d’une naissance des vivants qu’ils finissent par « ordonner » et mettre en scène, pour le pire ; appartement où sont enfermés ces animaux « familiers » et « familiaux »[32] honnis par Deleuze, tant ils mettent en valeur la bêtise humaine ; cirque où, comme dans Clair de femme de Romain Gary, on ne sait jamais trop qui, du metteur en scène ou de la bête, est donné en spectacle ; tribunal dévitalisant où le fameux logos humain est, à la Charlot, mis à mal autant qu’il met à mal l’âme des bêtes ; ferme devenant usine à viande, élevage industriel et abattoir où sont machinés les animaux ; forêt grecque où se rejoue le mythe d’Actéon… La scène s’avère, pour les bêtes, une scène de crime réitéré, qui s’origine dans une scène de ménage cosmique et comique qui fait exploser l’arche et la communion de l’ensemble des vivants[33].
Restons-en aux commencements, et à cette scène dans la scène que sont l’arche et le jardin partagé : ce mini-monde (microcosme serait trop prétentieux) est récurrent dans les pièces et les performances de la Compagnie du Singe Debout, parce qu’il est un « support narratif »[34] infini. Le jardin originel, minuscule Guignol de l’apparition des vivants sur Terre, a beau sembler dérisoire, il enclenche et provoque – à tous les sens du terme – le jeu. Dans un autre spectacle ainsi, Normal/Pas normal[35], Casmèze finit par bondir sur la table qui supporte les jouets évocateurs, créant un nouveau plateau, celui de la table, à l’intérieur même de la scène de théâtre [extrait 3]. Dans Quand un animal te regarde, les acteurs font vivre humoristiquement les bêtes en plastique, leur attribuant non seulement un nom, mais une voix (seule la girafe pose problème et laisse le comédien mutique, en un comique de répétition qui fonctionne chaque fois que le dysfonctionnement se répète). Cette ménagerie primordiale intégrant tous les vivants évolue donc au fil de la pièce : une fois les dieux descendus sur scène, la pensée occidentale se met en branle, et la mise en scène met au jour le lien de l’humanité et de la bestialité en démontant les mécanismes, plus ou moins directs, plus ou moins hypocrites, de la domination. Une « maîtresse » devient littéralement folle de son chien, jouissant, sous le masque de l’affection, des impératifs contradictoires qu’elle lui impose. Le discours d’un tribun sûr de lui est désarticulé de telle sorte que n’en restent audibles que quelques mots épars et des intonations dont l’unique valence est celle de la tyrannie. Les jeux et les croisements humanimaux se transforment en opposition frontale, et les rouages de la souveraineté humaine sont finalement démultipliés par le sableur David Myriam pour rendre sensible la métamorphose d’une bête (Karl Philipp Moritz, fasciné par le mystère d’un veau, vient d’être évoqué) en machine à viande [extrait 4].
Extrait 3. Cie du Singe Debout, Normal/Pas normal, 2014.
Extrait 4. L’animal machine.
Cie du Singe Debout, Quand un animal te regarde, 2016.
Contrairement à l’extrait du film de Dominique Loreau abordé en commençant, les animaux sont ici absents de trois façons différentes. Tout d’abord parce qu’à part les acteurs, nul animal réel n’apparaît sur la scène ; ensuite parce que ce que les animaux « regardent », pour reprendre le titre de la pièce, c’est notre façon, humaine, de les absenter, en niant la diversité de leurs modes d’existence, ou en les mécanisant ; enfin, et plus positivement, parce que cette invisibilité, prise en charge par des acteurs qui vont relayer les bêtes, est une manière de rendre sensibles pour le public des façons animales, imperceptibles, d’investir un espace scénique. Jean-Loup Rivière le précise puissamment, la présence d’une bête vivante sur scène écrase celle de l’acteur ; la bête, qui ne joue ni ne parle, ne fait pas signe : elle vit, elle est présente au moment et à elle-même, parfois décontenancée, parfois pas, et l’acteur doit composer avec cet idéal de l’absence de jeu[36] – qu’il recherche s’il n’est pas brechtien… En choisissant de ne nous présenter que des simulacres de bêtes (ces figurines parfaites qui ont fasciné tous les parents désirant peupler la chambre de leurs enfants au moment même où leur frénésie consommatrice dépeuple le monde) ou des allures et des tempos animaux incarnés par des acteurs humains, Jade Duviquet évite l’écueil de cette surprésence fascinante de l’animal sur scène[37].
Dès lors, qui joue quoi, et en quoi l’espace scénique est-il, ou non, animalisé ? Esquisser, bruiter, performer, incarner les animaux permet à la fois de les intégrer, en tant qu’absents, dans la représentation et de remanier les coordonnées spatiales d’un plateau qui reste une scène, mais se fait aussi territoire. Ce dernier, qui n’a pas le même statut que le champ étudié dans l’exemple précédent, est certes fictif et construit ; mais la scénographie permet de changer d’optique, à tous les sens de l’expression. Le zoomorphisme oblige à dissocier le theâtron de son surinvestissement scopique étymologique pour le configurer différemment, à travers un flair surpuissant, une écoute démultipliée, une vision amoindrie ou décuplée selon les cas, une stature plus basse, ou plus bondissante, ou surélevée… Enroulée dans une corporéité surnuméraire et incongrue – peu importe qu’elle soit imaginaire ou fantasmée –, le plateau, en se reterritorialisant, devient d’ailleurs rapidement trop fragile pour des humains-singes qui exultent ou paniquent, trop petit pour des hommes-cerfs qui galopent ou s’enfuient, trop public pour une femme-chien impudique. Étrangement, alors même que notre théâtre s’origine dans ces fêtes dionysiaques où des humains tournaient autour d’un bouc (tragos) avant de le sacrifier, son évolution vers la représentation empêche que l’animal même performé par un humain soit vraiment à sa place sur scène.
À moins de la transformer, et d’en faire bouger les limites, les rites, les conventions anthropocentrées (Luc Petton, dans certaines chorégraphies avec des oiseaux potentiellement agressifs, doit placer un filet devant la rampe ; de même, il demande au public de n’applaudir qu’à la fin[38]). Jade Duviquet choisit ainsi de faire sortir la scène du plateau, de la dilater dans l’air ambiant, de l’expanser sur un écran, d’interloquer le public : spectateurs interpellés ou sollicités (comme c’est aussi le cas lors des « conférences dérapantes » ou des performances au sein du Musée de la chasse et de la nature) ; bruiteur[39] animant une savane, une forêt ou une ferme à l’aide d’instruments constitués de matériaux de récupération industriels (tuyau, perceuse…) ou animaux (corne, os…) ; sableur dessinant de mouvantes et fluides figures animales. Le sable… David Myriam crée un monde à partir de caresses et d’un presque rien, produit un art du temps qui creuse la spatialité du plateau. Ce matériau fossile, antérieur à l’humain, ce devenir-poussière des vivants de l’arche, ce matériau biologique et achronique qu’on croyait éternel, ce composant de tout théâtre contemporain en béton, est aussi, Jade Duviquet s’en inquiète, un matériau qui file, qui disparaît : le symbole du temps qui passe est pris dans l’« accélération »[40] de l’anthropocène. Il nous rappelle que l’archè (principe premier, sol primordial, socle de toute pensée et de toute habitation selon Husserl qui la nomme « archi-foyer »[41]) s’effondre et que l’arche se vide, d’un coup de main humaine. À l’instar des animaux plastifiés et dévitalisés pour avoir été totalement anthropisés, mécanisés ou exterminés, faudra-t-il un jour inventer un sable en polymère (s’il reste du pétrole pour en fabriquer) ? Zoomorpher le chien, ou le cerf, ou le singe, c’est reconnaître que les lignes invisibles qu’ils tracent dans nos vies et dans nos milieux sont actives, et que l’humanisation ne peut se passer de la diversité des formes de vie.
À cette déterritorialisation/reterritorialisation de la scène théâtrale répond le minage de l’amphithéâtre scientifique, où se sont jouées tant de dissections réelles ou symboliques. Les « conférences dérapantes » que la Compagnie du Singe debout introduit au sein du Musée de la chasse et de la nature ou de la Bibliothèque Publique d’Information[42] font surgir la bête, physiquement, alors même qu’elle est censée n’être qu’un « animot »[43] – un concept abstrait, désingularisant et englobant. Plaçant le public en porte-à-faux, puisqu’il est pris (si ce n’est pas pris à parti) entre farce et conférence scientifique, débordement et verrouillage, la conférence interrompue par les grognements, les léchages, les échappées incontrôlables de Casmèze ou du conférencier lui-même, se trouve en quelque sorte déculturalisée. Ses artifices (position d’autorité du chercheur, débit assuré, sérieux du propos tenu, objectivité présupposée, effacement corporel au profit du discours prononcé, complicité entre gens de bonne compagnie…) sont rendus visibles. La scénographie habituellement gommée d’une conférence qui construit un discours « savant » et « légitime » pour étayer la vérité toute relative de son propos est donnée en spectacle, à travers notamment une détérioration du ronronnement verbal et un retour au présent du corps au sein même d’un moment présenté comme abstrait et universel.
Ces dérapages permettent enfin d’incarner la résistance des bêtes à leur transformation en « objets » de discours et de faire surgir « la part animale »[44] du conférencier, plus ou moins fortement, plus ou moins volontairement, plus ou moins finement selon que s’y prêtent les théories et les thèses (plutôt continuistes ou plutôt ségrégationnistes) des scientifiques et des auteurs mis à contribution (Vinciane Despret, Pierre-Olivier Dittmar, Étienne Bimbenet, Anne de Malleray, Stéphane Audeguy, moi-même…). Ensauvager la conférence et le conférencier ne consiste pas à métamorphoser ce dernier en animal, mais à rappeler que nos pratiques comme nos discours sont entés dans une animalité qui nous constitue et qu’ils tourneraient en rond sur eux-mêmes comme une toupie si les autres bêtes, si différentes de nous, venaient à s’absenter définitivement. En 1943, alors que se meurt « la terre des magiciens et des diseurs de bonne aventure […], la terre des prophètes et des messies »[45], Elias Canetti, qui ne s’est jamais remis de ce que Tadeusz Konwicki appellera « l’assassinat de l’homme par l’homme »[46], note dans son journal, de façon choquante si l’on ne comprenait que les périls, les exterminations et les effacements s’emboîtent, sans se confondre, les uns dans les autres : « On ne peut se figurer combien le monde serait périlleux sans les bêtes. »[47] Le monde ne fait monde que si en son sein se frottent et se frôlent une multiplicité de territoires hétérogènes où les espèces voisinent, dans le repos, l’indifférence ou l’infiltration. La Compagnie du Singe Debout, la Compagnie Shanju, la Compagnie du Guetteur nous rappellent que la scène d’aujourd’hui est devenue théâtre du biomonde.
Notes
[1] Cette partie se fonde sur un extrait de Dans le regard d’une bête, réalisation Dominique Loreau, image Antoine Meert et Étienne Carton de Gramont, Cobra Films, 2011.
[2] Comédien acrobate, membre de la Compagnie du Singe Debout qu’il a créée avec Jade Duviquet en 2002.
[3] Séminaire cohabilité par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, l’École Normale Supérieure et l’Université Sorbonne, tenu à l’EHESS, Paris, le 28 mars 2017.
[4] Entretien non publié de Cyril Casmèze et Jade Duviquet avec Anne Simon, Vincennes, 24 février 2017.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 28.
[8] Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 8.
[9] Ibid., p. 13.
[10] Donna Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.
[11] Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 82.
[12] Entretien de Cyril Casmèze et Jade Duviquet avec Anne Simon, texte cité.
[13] Jacques Lacarrière, Le Pays sous l’écorce, Paris, Seuil, 1980, p. 13 et suiv.
[14] Jakob von Uexküll, Théorie de la signification, trad. Philippe Muller, Paris, Pocket, coll. Agora, [1956] 1965, p. 97-101.
[15] Desmond Morris, Le Singe nu, trad. Jean Rosenthal, Paris, Grasset, [1967] 1968.
[16] « Le monde est si riche ! Combien de bêtes, de plantes, de pierres n’a-t-il jamais connues ? Lorsqu’il [l’homme] se donne la peine de s’inquiéter d’elles, c’est avec la première impression qu’il reçoit de leurs formes qu’il va leur donner des noms, inattaquables, encore aussi frais, aussi beaux qu’ils le sont pour l’enfant qui apprend à parler », Elias Canetti, Le Territoire de l’homme. Réflexions 1942-1972, trad. Armel Guerne, Paris, Albin Michel, p. 68.
[17] Ibid., p. 126 : « En tant que poète, je vis encore au temps d’avant l’écriture, au temps des appels. »
[18] Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, trad. Oiara Bonilla, Paris, PUF, 2010.
[19] David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, trad. Didier Demorcy et Isabelle Stengers, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de tourner en rond, [1996] 2013.
[20] Voir Bernie Krause, Le Grand Orchestre animal, Paris, Flammarion, 2013, et Chansons animales et cacophonie humaine. Manifeste pour la sauvegarde des paysages sonores naturels, Arles, Actes Sud, 2016.
[21] L’anthropomorphisme spontané interprétant à faux ne peut être confondu avec l’anthropomorphisme heuristique, soucieux d’analogies répondant à des protocoles scientifiques (Baptiste Morizot, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Paris, Éditions Wildproject, 2016, p. 163).
[22] Sur cette question, voir Anne Simon, « Une arche d’études et de bêtes », dans André Benhaïm et Anne Simon (dir.), « Zoopoétique. Des animaux en littérature moderne de langue française », Revue des Sciences humaines, n° 328, déc. 2017, p. 7-16.
[23] Sur le souffle (notamment des quatre points cardinaux) chez les peuples amérindiens ou sur la ruach hébraïque comme force d’énonciation et de renouvellement perpétuels, voir David Abram, « L’oubli et le souvenir de l’air », dans Comment la terre s’est tue, op. cit., p. 287-331.
[24] Un homme et une bête peuvent partager un lieu comme territoire : lorsque l’agriculteur s’occupe du troupeau, c’est à un territoire mixte qu’on a alors affaire (voir Mary Midgley, « La communauté mixte », trad. Hicham-Stéphane Afeissa, dans Hicham-Stéphane Afeissa et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, [1983] 2010, p. 282-308).
[25] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 51.
[26] Adolf Portmann, La Forme animale, trad. Georges Rémy, Paris, La Bibliothèque, [1960] 2013.
[27] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 15.
[28] Ibid., p. 65.
[29] Mon propos porte sur ce que « fait » un humain qui performe une autre espèce, au sein d’un territoire animal ou au sein de ce comble du territoire culturel qu’est la scène théâtrale ; pour une fine analyse de ce que « fait » un animal vivant introduit sur une scène de théâtre, voir Jean-Loup Rivière, « Bêtes de scène », dans André Benhaïm et Anne Simon (dir.), « Zoopoétique. Des animaux en littérature moderne de langue française », Revue des Sciences humaines, n° 328, déc. 2017, p. 45-49.
[30] Conception et mise en scène Jade Duviquet, Scène Nationale de Dieppe et Théâtre Dunois à Paris, 2016 ; Élisabeth de Fontenay, Quand un animal te regarde, Paris, Gallimard, 2006.
[31] Les dessins sur sable de David Myriam sont projetés sur un écran en fond de scène, comme on peut le voir dans l’extrait 2.
[32] Gilles Deleuze, « A comme Animal », dans Pierre-André Boutang et Michel Pamart (réal.), L’Abécédaire de Gilles Deleuze, entretien avec Claire Parnet, Sodaperaga, 1995.
[33] Scène de ménage dont la Compagnie du Singe Debout n’a eu de cesse d’exploiter les ressources, la violence tragique infusant la farce ou la comédie de boulevard. Voir UnplusUn, conception Jade Duviquet et Jean-Yves Ruf, mise en scène Jean-Yves Ruf, Théâtre Nanterre-Amandiers, 2012 (extraits vidéo accessibles en ligne ici et là).
[34] Entretien de Jade Duviquet et Cyril Casmèze avec Anne Simon, texte cité.
[35] Conception et mise en scène Jade Duviquet, Musée de la chasse et de la nature (Paris), 2014.
[36] Jean-Loup Rivière, « Bêtes de scène », art. cité.
[37] Je me souviens de ce « chouuuux ! », cri attendri, ridicule et émouvant, que ne cessait de lancer une dame d’âge mûr, lors d’un très efficace spectacle de la Compagnie Shanju, quand un chien apparaissait sur scène. Cet appel et ce cri d’admiration s’inséraient au niveau du réel, au niveau du chien, et comme lui, venaient désarticuler la mise en scène, rabattre la fictionnalité théâtrale vers la réalité d’un rituel humain, transformer le public d’un moment de théâtre en témoins d’un moment de vie – autant de dérapages et de tensions qui étaient par ailleurs une des visées de la mise en scène de Judith Zaguri (Paradoxes, Théâtre de la Grange de Dorigny, Lausanne, mai 2016). Pour en savoir plus, voir le site de la Compagnie Shanju.
[38] Voir le site de la Compagnie Le Guetteur.
[39] Jean-François Hoël, musicien bruiteur.
[40] Voir Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
[41] Edmund Husserl, L’archè-originaire-Terre ne se meut pas, dans La Terre ne se meut pas, trad. Didier Frank, Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle, Paris, Minuit, coll. Philosophie, [posthume] 1989. Voir Anne Simon, « Du peuplement animal au naufrage de l’Arche : la littérature entre zoopoétique et zoopoéthique », dans Daniel Finch-Race et Julien Weber (dir.), L’Esprit créateur, « L’Écocritique française/French Ecocriticism », vol. 57, n° 1, mars 2017, p. 83-98.
[42] Une captation vidéo de la conférence « L’animal imaginaire » présentée à la Bpi le 2 février 2016 dans le cadre du cycle « Animalement nôtre : humains et animaux aujourd’hui » est accessible en ligne dans Balises, le webmagazine de la Bpi.
[43] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 73. La mise au pluriel qui image la zoopoétique au sein du programme de recherche Animots est une manière de rappeler avec le philosophe (p. 60) que la littérature donne accès aux singularités plurielles des vies animales, en « attaquant », comme le disaient Deleuze et Guattari à la suite de Proust, les structures usuelles du langage.
[44] Voir Yves Bichet, La Part animale, Paris, Gallimard, 1994.
[45] Tadeusz Konwicki, Chronique des événements amoureux, trad. Hélène Wlodarczyk, Paris, Wildproject, [1974] 2017.
[46] Tadeusz Konwicki, Le Nouveau Monde, trad. Laurence Dyèvre, Paris, P.O.L., [1986] 1988, p. 23.
[47] Elias Canetti, Le Territoire de l’homme , op. cit., p. 41.
L’auteur
Anne Simon est directrice de recherche au CNRS et rédactrice du carnet de zoopoétique Animots. Elle a dirigé quatre numéros spéciaux sur les études animales littéraires et sur l’écopoétique : avec Anne Mairesse (dir.), « Face aux bêtes / Facing Animals », L’Esprit créateur, vol. 51, n° 4, 2011 ; avec Éliane DalMolin et Roger Célestin (dir.), « Human/Animal », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 16, n° 5, déc. 2012 ; avec Pierre Schoentjes et Alain Romestaing (dir.), « Écopoétiques », Fixxion, n° 11, déc. 2015 ; avec André Benhaïm (dir.), « Zoopoétique : les animaux en littérature de langue française », Revue des Sciences humaines, n° 328, déc. 2017. Autrice de quatre essais sur Proust, elle rédige actuellement un essai de zoopoétique.
Pour citer ce document
Anne Simon, « Le champ, l’arche et la scène : zoopoétique et zoomorphisme », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.
URL : https://www.thaetre.com/2019/04/05/le-champ-larche-et-la-scene/