L’humanimalité en jeu

© Cie Singe Debout

Quand un animal te regarde, 2016.
Conception et mise en scène de Jade Duviquet.
Chorégraphies animales de Cyril Casmèze.
© Cie Singe Debout

 

 

Entretien réalisé par Frédérique Aït-Touati
et Flore Garcin-Marrou

 

 

La Compagnie Singe Debout a été fondée en 2002 par vous-même et Cyril Casmèze. Vous veniez du théâtre (vous aviez joué entre autres pour Jérôme Savary, Jean-Paul Wenzel, Jean-Yves Ruf, Antoine Bourseiller), alors que Cyril Casmèze travaillait principalement en tant que comédien acrobate au sein des cirques Plume et Archaos. Dès le premier spectacle, Animalité, créé à la Scène nationale de la Ferme du Buisson, le rapport entre l’homme et l’animal est au centre de la dramaturgie. Comment la question de l’animal et du rapport entre théâtre et animalité, au cœur de votre identité artistique, s’est-elle développée dans la compagnie ? Pourriez-vous revenir sur la généalogie de la compagnie, et sur votre collaboration avec Cyril Casmèze ?

J’ai un rapport à l’animalité très simple. J’ai habité à la campagne. J’étais la dixième d’une famille de dix enfants ; nous avions chacun des animaux fétiches. Moi, c’étaient un âne et un bouc. Il m’a toujours semblé évident qu’il n’y a pas « nous » et « eux », mais que les animaux font partie d’un « nous » global. Lorsque je suis allée voir Cyril Casmèze au cirque, j’ai été saisie par sa capacité à ne pas faire l’animal, mais à l’être. Nous avons immédiatement eu envie de jouer sur l’idée d’une réciprocité entre nos deux personnalités. En 2002, le premier spectacle de la compagnie, Animalité, mettait en scène un homme fatigué d’être un homme, se réfugiant dans l’état animal, et une femme tentant de le ramener à l’humanité et à l’amour. Entre la belle et la bête se posait la question de l’interchangeabilité, du couple et de la part obscure. À cette époque, je travaillais au théâtre sur la part animale que l’on porte en soi, avec une empathie réelle et profonde pour le monde animal. Mais en rencontrant Cyril, et en apprenant à marcher à quatre pattes, il s’est passé quelque chose dans mon métier d’actrice. On ne peut pas faire la bête, car nous restons des humains ; mais après avoir observé énormément les animaux (nous avons fait avec Cyril des centaines d’affûts, nous allions dans les forêts pour pister les animaux), nous avons appris qu’il faut transférer dans le corps des choses de l’animal pour que cela le donne à voir, que s’opère une transformation en être hybride. Le pistage nous met dans la position de l’animal, on devient l’animal. On dépasse le « comme si » du théâtre.

Comment pourrais-tu décrire cette sensation avec ton savoir de comédienne de théâtre ?

Quand on devient animal, on se retrouve dans la position de l’enfant qui découvre – il y a une grande part d’enfance – c’est-à-dire une curiosité et la sensation de faire et refaire. Ce qui me paraît fascinant chez les gens de cirque, c’est leur capacité à faire et refaire, comme un enfant qui apprend à marcher. C’est ce qui passe dans ce retour à l’animal : faire et refaire, dans un abandon de l’anthropocentrisme – même s’il n’est pas à abandonner toutefois. Une fois que tu bouges une patte, et que tu ne positionnes plus les mains comme avant, tu demandes à ton corps d’être dans une « imagination physique » autre. C’est un autre rapport au monde. Une autre vérité au plateau. Donner tout son poids, c’est se remettre dans une position archaïque. À l’affût, on monte sur un arbre, on se retrouve à guetter les odeurs pour savoir si les sangliers vont arriver. Or cette sensation physique produit quelque chose sur le corps du comédien, mais aussi sur la personne qui regarde. Le spectateur devient quelque chose d’autre.

Le premier spectacle de la compagnie a quinze ans. Quelle en a été la réception ?

Certains spectateurs ont pu être choqués. « Mais que font-ils ? », pouvait-on entendre. Il y avait même du dégoût parfois, comme si l’évocation de l’animal touchait quelque chose qui était à proscrire, en particulier sur une scène de théâtre. Aujourd’hui, il y a une évolution dans la réception. Mais il reste toute une partie de la population qui ne veut plus être dans l’animalité. Je questionne le rapport de l’humain à l’animal en questionnant le rapport au spectateur. Notamment dans le troisième spectacle de la compagnie, Un grand singe à l’Académie, d’après la nouvelle de Franz Kafka, Rapport pour une académie (1917). Beaucoup de choses se sont cristallisées dans ce spectacle. Sous la forme d’une conférence, les pulsions de l’animalité ressortent jusqu’à ce que l’acteur perde son langage. Le spectacle a été créé avec un tulle qui séparait la salle de la scène, ce qui empêchait toute identification possible. Le spectateur regardait comme à travers une cage. Le corps d’animal dont était saisi Cyril Casmèze permettait de créer un espace. L’espace devenait autre. C’est très différent lorsque l’on va au zoo : là-bas, on peut s’identifier à l’animal avec nostalgie, déplorant l’enfermement. À un moment, j’enlevais le tulle et j’allumais la lumière dans la salle.

 

© Cie Singe Debout

Quand un animal te regarde, 2016.
Conception et mise en scène de Jade Duviquet.
Chorégraphies animales de Cyril Casmèze.
© Cie Singe Debout

 

© Cie Singe Debout

Quand un animal te regarde, 2016.
Conception et mise en scène de Jade Duviquet.
Chorégraphies animales de Cyril Casmèze.
© Cie Singe Debout

 

Pourrais-tu définir le néologisme d’humanimalité ? La part animale d’un homme se situe-t-elle d’un point de vue spectaculaire ou biologique ?

Humanimalité est un terme que j’ai emprunté à Michel Surya. Il est très significatif du basculement troublant entre le premier spectacle, Animalité, et la suite. Depuis l’âge de quatre ans, Cyril Casmèze a refusé son costume d’humain et s’est glissé dans l’animalité ; il s’est mis à marcher à quatre pattes. Il demandait à manger dans la gamelle du chien. Il avait choisi une vache qui ne pouvait pas avoir d’enfant. À un moment donné, il le croyait, il était dans quelque chose qui était de l’ordre de la confusion. Physiquement, il s’est développé de façon extrêmement bizarre du haut. C’est un athlète. Il a mis tout son talent de gymnaste à être animal. Pour une performance aux Subsistances à Lyon, Rapport d’anormalité (2013), les questions que nous avions posées étaient : qu’est-ce que Cyril a fait de l’animal et qu’est-ce que l’animal a fait de Cyril ? Comment une main peut-elle devenir une patte, comment un visage peut-il devenir une gueule, comme un dos se creuse-t-il pour devenir une croupe ? Ces questions m’ont beaucoup aidée à ralentir la fougue de Cyril qui s’emparait de cela de manière plus spectaculaire. J’ai travaillé avec lui sur le minimal, sur un devenir-animal, un voyage immobile dans l’animalité qui est devenu une question d’intensité. Cyril est le chaînon manquant entre l’homme et l’animal.

« Staying with the trouble » écrit également Donna Haraway. Par la syntaxe, la langue, on ne sait plus si elle parle de sa chienne ou d’elle-même. Il y a des entre-deux que permet la langue. C’est par le plateau et le travail physique que vous restez dans le trouble. Cyril Casmèze se décrit comme un acteur zoomorphe : est-il unique en son genre, ou cela peut-il être partagé avec d’autres acteurs ? 

Par la suite, j’ai demandé aux autres acteurs de se glisser dans le devenir-animal. La zoomorphie devient une technique de jeu qui peut se partager. Je m’en servais pour les acteurs qui ont des caractéristiques animales. J’ai développé des caractères animaux que je reprends dans des jeux d’acteurs – comme l’avait fait Lecoq. Apprendre la zoomorphie, c’est apprendre à se mettre dans le corps de l’animal pour arriver à cet être hybride dans un abandon de soi. Le coq, le paon, par exemple, ont une façon de regarder des choses, mais avec un regard qui traverse. Le chien a le bassin en avant. C’est un travail par rapport au regard et au centre de gravité, comme chez Kleist.

Ces éléments zoomorphiques peuvent-ils s’utiliser pour aborder un rôle plutôt classique ? Si le travail par la psychologie achoppe, peut-il y avoir un détour par ces « fulgurances animales » ?

Oui, tout à fait, en amont même. Être dans le corps de l’animal n’est pas évident non plus. C’est une façon de faire arriver à une forme d’abandon pour aller encore plus loin dans l’archaïsme. Par exemple, l’animal a des immobilités qu’on ne décèle pas toujours chez l’homme. C’est à travers l’animalité que je suis venue à cette écoute particulière. Quand tu te remets à quatre pattes, tu oublies toute représentation parce que tu n’as pas d’apriori, tu ne peux pas te voir toi-même. Cyril est aussi un grand technicien. Pour lui c’est un art très précis. Il y a des points d’appui : comment on met la patte exactement au bon endroit. Plutôt que de trouver son animal comme on « trouve son clown », je dirais qu’il s’agit de trouver son être chimérique !

Plus récemment, vous avez mis en scène Quand un animal te regarde, librement inspiré du livre de la philosophe Élisabeth de Fontenay. 

J’ai eu envie que ce spectacle soit pour tout le monde, pour les enfants aussi. Nous avons beaucoup travaillé avec le son – un sondier crée des atmosphères – et puis une marionnettiste. J’ai toujours eu envie que les spectacles parlent à tous les sens, soient organiques. C’est un spectacle qui a permis une ouverture vers d’autres arts et d’autres univers artistiques : la musique, la danse, le dessin visent à solliciter ce qui est de l’ordre de la connaissance sensible, par le travail du corps. Les spectacles doivent parler à tous les sens, faire réfléchir. La prochaine fois, il y aura les odeurs.

Qu’est-ce que la conférence-performance pour vous ? La conférence dérapante ?

Nous sommes allés vers cette forme, car cette parole savante devait être entendue. Il s’agissait d’échanger avec des scientifiques et à la fois de sourire, s’interroger, s’amuser, en pleurer… Ce sont des conférences augmentées, mais dérapantes aussi, préparées avec le scientifique. Ce que j’aime avant tout dans la conférence dérapante, c’est ce que cela provoque chez le scientifique, cela le décentre ; soit je l’entraîne dans le corps (l’anthropologue Vinciane Despret se retrouve à quatre pattes), soit ça résiste (dans le cas du philosophe Étienne Bimbenet). J’ai envie que la pensée soit au travail autrement.

Que penses-tu des taupes de Philippe Quesne ?

Quand on regarde les taupes de Philippe Quesne, c’est très humain : on passe par le déguisement pour en fait renouer avec une communauté humaine, par un détour. Quesne l’assume totalement. Alors que Singe debout n’est pas du tout dans la même démarche. L’animal n’est pas traité pareil. Pendant très longtemps, on s’est empêchés d’avoir accès au costume, au masque. C’est moi qui y suis venue pour Un animal te regarde. J’en ai eu besoin pour les autres acteurs. Les masques me permettent de travailler avec d’autres gens, ils sont une extension de l’animalité, alors que Cyril joue avec tout son corps. Là où je rejoins le travail de Quesne, il me semble, c’est dans l’attention à l’invisible, et dans le travail pour le rendre visible sur la scène.

 

Pour citer ce document

Jade Duviquet, « L’humanimalité en jeu », entretien réalisé par Frédérique Aït-Touati et Flore Garcin-Marrou, thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/06/02/lhumanimalite-en-jeu/

 

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