Dans un article publié en 2009 dans la revue Alternatives théâtrales, nous avions tenté d’éclairer quelques apories du théâtre scientifique. Dialogue entre deux personnages fictionnels, une partisane des science studies et un défenseur grincheux de la séparation des arts et des sciences, l’article clôturait leur dispute stérile par l’entrée en scène de Gaïa :
La Première. Vous datez, vous datez terriblement. Vous en êtes toujours à faire monter sur les planches de malheureux humains alors que la scénographie des sciences a bien d’autres ressources : montrez-les ! Il est pitoyable, votre théâtre anthropocentrique ! […]
Le Deuxième. Autres temps, autres mœurs. Aujourd’hui, c’est vraiment différent. Science et littérature font chambre à part, vous n’y pouvez rien.
Le Troisième. Heureusement, elles produiraient des monstres !
La Première. Mais on est de nouveau au XVIe siècle ! On y est revenu. Et pas pour faire du théâtre en costumes d’époque. Il nous faut un autre théâtre et une autre science, car les êtres qui vont nous tomber dessus, ils ne sont pas anthropomorphes du tout. Ils ne se contenteront pas de servir d’accessoires ou de prétexte pour nos petites histoires d’humains.
Le Deuxième (ironiquement). Songerais-tu, par hasard, à Gaïa ?
Le Troisième. Gaïa ? Mais c’est une déesse, elle est tout ce qu’il y a de plus anthropomorphe ! Qu’est-ce qu’elle vient faire là ?
La Première (dramatique). Ici, Gaïa fait solennellement son entrée[1]…
Faisant le constat des limites d’un théâtre anthropocentrique, l’article appelait de ses vœux un théâtre capable de saisir des questions qui dépassent celles de la comédie humaine. Le spectacle Gaïa Global Circus est en quelque sorte la tentative pour répondre à ce défi que nous nous étions posé : faire du théâtre un outil heuristique pour réfléchir à la façon de mettre en scène les non-humains, et aux conséquences de l’entrée en scène de Gaïa. Le processus par lequel nous sommes passés, les problèmes, les tâtonnements et les expérimentations qui ont été nécessaires permettront peut-être d’apporter quelques éclairages sur cette tentative de « connaissance sensible » entre recherche et création que nous développons ensemble depuis une dizaine d’années[2], et que nous partageons avec un nombre grandissant de chercheurs et d’artistes[3].
La création du spectacle s’est déroulée d’avril 2010 à septembre 2013, date de la première à Toulouse. Pendant la première étape du projet, nous avons travaillé à trois, Bruno, Frédérique, et Chloé, pour aboutir à l’écriture d’un premier texte intitulé Cosmocolosse[4]. À partir de septembre 2011, nous avons choisi de développer le sujet avec quatre acteurs par un travail d’écriture de plateau qui s’est déroulé lors de plusieurs résidences à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon et à la Comédie de Reims. Pendant cet intervalle de trois années, c’est un processus de création singulier que nous avons mis en œuvre, associant un philosophe et une troupe de théâtre[5] dans une recherche de terrain qui nous a menés sur le plateau de Saclay pour rencontrer des climatologues, dans un laboratoire de météorologie dynamique et de modélisation climatique de l’ENS, puis dans une cave de conservation de carottes sédimentaires du CNRS. Nous avons rencontré de nombreux chercheurs, climatologues, philosophes, historiens des sciences, en les faisant réagir au travail de création en cours : Clive Hamilton sur la géo-ingénierie, Paul Edwards sur le concept de machine climatique, Valérie Masson-Delmotte sur les récents développements de la climatologie, Naomi Oreskes sur les « marchands de doute » et la fausse controverse climatique, Marie Farge sur des questions de modélisation. Ce parcours, qui emprunte au théâtre documentaire et au théâtre d’enquête leurs modes d’exploration, nous a permis de capter la diversité des avis, des propos et des langues qui se greffent autour de la question de la responsabilité de l’homme à l’égard de la crise écologique, et plus généralement autour des discussions sur l’anthropocène. Il s’agissait donc moins de mettre en scène une théorie déjà construite (la fameuse « hypothèse Gaïa » de James Lovelock) que de travailler, avec les outils du théâtre et de la philosophie, à l’élaboration et à l’élucidation d’un questionnement commun : comment comprendre, sentir et se représenter l’irruption du nouveau personnage de Gaïa. L’écriture collective d’un spectacle s’est imposée comme le moyen d’exprimer l’état de désarroi dans lequel nous plongeaient nos recherches sur la question.
Dès le début du travail, il nous est apparu que le théâtre constitue un medium particulièrement adapté pour capter les passions particulières suscitées par le nouveau régime climatique : effarement, stupéfaction, incrédulité, résistance, colère, mais aussi peur, désarroi ou désespoir. Sur le plateau, quatre acteurs s’interrogent sur cet événement sur lequel les scientifiques nous alertent et qu’ils nomment, selon les contextes : la crise écologique, le réchauffement climatique, l’anthropocène. Ces acteurs tentent, par une série de scénarios et de situations qu’ils expérimentent, de comprendre ce qui nous arrive. Très vite, nous avons vu surgir deux écueils : le discours – forme pédagogique du théâtre à thèse – et le lamento – forme très à la mode dans les productions cinématographiques actuelles traitant de l’écologie politique, pour beaucoup héritières des scénarios de film catastrophe (musiques lancinantes et grandioses, lyrisme consensuel, voix off imprécatoire, adresses directes). Contre cette esthétique de la dystopie, nous avons développé un imaginaire burlesque, volontiers comique, inspiré de la bande dessinée. Un univers où Noé se voit refuser un prêt pour construire une nouvelle arche, où les climatologues deviennent des activistes faute d’être entendus. Si les films écologiques peuvent jouer la carte de la belle image qui engage le spectateur dans une contemplation émerveillée (paysages sublimes, témoignages émouvants sur la richesse des cultures et des espèces), c’est un autre terrain esthétique que doit inventer le théâtre : le texte kaléidoscopique écrit par Pierre Daubigny[6] à partir du travail de plateau et des improvisations des comédiens cherche à produire une « douche de voix » qui capte l’incertitude des réactions et des émotions, leur extrême variabilité, et interdit toute univocité. Les sauts de langue (langue scientifique des experts, langue technique ou déliée des politiques, langue aux résonances presque bibliques des figures poétiques) sont rendus sensibles par le jeu des acteurs. Ces renversements qui travaillent les personnages, ces passages d’une posture de discours à une posture de jeu créent des ruptures dramatiques que la mise en scène accentue plutôt qu’elle ne les dissimule.
La pièce interroge ainsi les modes de construction de nos connaissances : nos corps, nos sens, nos outils, nos instruments, et tout ce qui permet plus généralement de capter et d’enregistrer le monde. C’est parce que la science est envisagée ici en tant qu’activité sensible, esthétique au sens premier du terme, qu’elle peut faire l’objet d’une mise en scène. Le théâtre prolonge cet effort de sensibilité par les outils de la science en mettant en œuvre ses propres outils : des passages brusques ou progressifs d’une atmosphère à une autre – d’un climat à un autre. Le lieu théâtral, par son artifice, autorise à expérimenter avec l’espace que nous habitons et avec les agents qui peuplent le monde. Mais il ne suffisait pas de faire entendre la cacophonie humaine. Gaïa n’a pas le même langage que nous. Nous ne sommes pas habitués à l’écouter. Comment faire entendre sa voix ? Comment faire exister des entités (des humains, des objets, des catégories) en parlant en leur nom[7] ? C’est ce que sait faire la science, en faisant surgir par ses descriptions et ses inscriptions de nouvelles entités. C’est aussi ce que sait faire le théâtre, à sa manière, en mettant en scène dieux, fantômes et êtres de la nature. Mais le parallélisme s’arrête là. La science et le théâtre, bien entendu, ne font pas parler les êtres de la nature de la même façon. Pendant les répétitions et les séances d’écriture de plateau, nous avons travaillé le matériau visuel et conceptuel des sciences du climat, pour finalement n’en conserver qu’un seul élément : le modèle. De la science, nous avons utilisé non pas les données (courbes et chiffres) mais une méthode, non pas un contenu mais un processus. La modélisation nous est apparue comme un point de contact essentiel entre la question climatique et le théâtre. L’élément central de la pièce est un modèle, non pas scientifique mais théâtral : un dispositif à jouer qui perturbe et infléchit le cours de la comédie humaine. Ce modèle, que nous avons appelé le « chapiteau », ou la « canopée », toile blanche suspendue au-dessus de la scène et du public par des ballons d’hélium, est une modélisation volontairement naïve de Gaïa. On tente avec ce modèle de clarifier deux points importants : l’articulation intérieur/extérieur (Gaïa n’est pas un globe, c’est plutôt une enveloppe), et le renversement du renversement copernicien. Autrement dit, le surprenant retour de l’homme au centre dans la notion d’anthropocène. Il n’est plus au centre au sens de la cosmologie pré-copernicienne, mais il est au centre parce qu’il est responsable, et doit prendre en charge le monde qu’il a lui-même créé. D’où la pertinence pour nous de passer par la construction d’un modèle théâtral qui rejoue le processus de modélisation scientifique sans pour autant imiter les modèles climatiques. Prélèvement, collection, mesure, analyse, transformation, stylisation : tels sont certains des gestes que nous avons conservés du travail scientifique de modélisation, pour les transporter dans notre medium. Ce faisant, notre modèle théâtral devient un dispositif de négociation et de traduction : un objet de discussion autour duquel les acteurs se réunissent, discutent, se concertent, se disputent, se battent et négocient. La question de la traduction est au cœur de la pièce : comment traduire Gaïa par la science ? comment traduire la parole scientifique par les médias ? comment traduire la parole scientifique par une décision politique ? La pièce donne à voir de multiples ruptures de traduction, et joue sur différentes manières de traduire : un discours politique traduit par une langue des signes comique qui fait grincer la parole politique ; une chanson des Beatles traduite par une ado en colère, devenant malgré elle l’allégorie dérisoire et tragique d’une Gaïa incomprise. Par la fiction scénique, nous avons tenté d’explorer et de prolonger jusqu’à leurs conséquences extrêmes la variété des postures face à la crise climatique.
Performing Gaïa, donc, dans tous les sens du terme : en tentant de mettre en scène ce nouvel acteur par les moyens extraordinairement économes du théâtre, mais aussi de rendre sensible aux performances, au sens sémiotique et théâtral du terme, de Gaïa. Il s’agissait bien, avec les moyens du théâtre, de tester la puissance d’agir (agency) de Gaïa. Le plus souvent, on se contente, pour parler de la Terre prise en bloc, de formules générales ou creuses : la Terre est vivante, la planète a une histoire, tout est connecté, nous devrions faire un avec elle, etc. Or il se trouve que pour les scientifiques aussi bien que pour ceux qui ne le sont pas, la question de la puissance d’agir de la Terre reste une énigme. Il n’était donc pas question de transmettre un message sur son activité. La grande chance de parler du nouveau régime climatique au théâtre est que les activistes, les artistes, les amateurs interviennent au même moment que les chercheurs qui découvrent avec stupéfaction les rythmes, réactions et tremblements de la planète. On ne se trouve donc pas dans la situation pédagogique habituelle, si périlleuse pour tout théâtre à prétention scientifique, puisque le type de puissance d’agir n’est connu de personne. Comment nous préparer à affronter une Gaïa active et réactive ? En transformant notre rapport même à la scène, en faisant passer au premier plan le décor qu’on laissait en arrière-plan pour s’occuper des affaires humaines. D’où l’idée d’un décor-acteur interagissant avec les comédiens sur scène. Pendant le travail de répétition et de création, nous avons expérimenté très concrètement la puissance d’agir de cette immense marionnette que nous avions construite mais dont la présence et les mouvements occupaient une place essentielle, celle d’un actant, et même, littéralement, d’un cinquième acteur écrasant. Gaïa Global Circus met en scène les conséquences et les passions suscitées par cette inversion de la hiérarchie des agents. Nous avons été frappés de constater l’émotion de certains chercheurs devant la pièce alors que rien dans le contenu n’avait de ressemblance avec ce qu’ils faisaient, et pourtant, malgré ou plutôt à cause de ce manque de réalisme, ils voyaient dans les agitations de cette canopée la représentation vivante et réaliste de leurs problèmes de méthode.
Ce qui nous intéresse dans cette reprise par le théâtre de questions de recherche – ou de reprise par la recherche d’inventions produites sur la scène –, c’est qu’il est possible d’inventer une forme de collaboration entre les scientifiques et les artistes mais aussi avec les activistes. Quel plaisir de voir des gens du public au cours de passionnants « bords de scène » qui se trouvaient rassurés d’avoir vu enfin leurs conflits mis en scène. Sur toutes les questions écologiques, nous sommes tous divisés. Pourtant, le discours public suppose une sorte d’assentiment général (ou d’opposition butée). La puissance du théâtre consiste à pouvoir dramatiser les désaccords en les mettant sur scène, et, de ce fait, les dédramatiser en rendant possible ensuite une discussion qui était impossible avant. Cet effet cathartique a une grande importance pour toute politique du climat.
Notes
[1] Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour, « De la paillasse aux planches. Entretien (sans conclusion) sur le théâtre de l’expérience », Alternatives théâtrales, n° 102-103, déc. 2009, p. 42-45.
[2] Pour une archive et une actualité de nos projets communs, voir le site Zone Critique. Outre les performances et les spectacles, le programme expérimental en arts politiques (SPEAP), fondé par Bruno Latour et dirigé par Frédérique Aït-Touati, est l’un des laboratoires de cette recherche profondément pragmatiste.
[3] On peut citer par exemple le travail de l’historien Guillaume Mazeau auprès du metteur en scène Joël Pommerat pour le spectacle Ça ira (1) Fin de Louis, celui de la philosophe Vinciane Despret qui a construit son enquête sur les morts en suivant un « parcours d’obéissance » à la Sophie Calle, ou Baptiste Morizot et sa philosophie « de terrain », faisant du pistage des loups une composante essentielle de sa réflexion.
[4] Écrit par Frédérique Aït-Touati, Bruno Latour et Chloé Latour, le texte Cosmocolosse est disponible sur le site de Bruno Latour (version pdf). Ce texte a fait l’objet de deux créations radiophoniques, l’une en allemand pour la Radio Bavaroise (2014), et l’autre en français pour France Culture (2016).
[5] Gaïa Global Circus, pièce de Pierre Daubigny d’après un projet de Bruno Latour, mise en scène de Frédérique Aït-Touati et Chloé Latour, création en 2013 au Théâtre Sorano, Toulouse : avec Claire Astruc, Luigi Cerri, Jade Collinet, Matthieu Protin ; machines et effets optiques d’Olivier Vallet, lumières de Benoît Aubry, costumes d’Elsa Blin.
[6] Le texte intégral de la pièce Gaïa Global Circus est disponible en français et en anglais sur le site Zone Critique.
[7] C’est cette question que nous avons prolongée dans une autre forme performative que nous avons conçue en mai 2015, intitulée Le Théâtre des négociations/Make it Work : pendant une semaine, deux cents étudiants du monde entier réunis dans le théâtre Nanterre-Amandiers ont simulé une négociation internationale sur le climat ou COP (Conference of the Parties) d’un nouveau genre, dans laquelle les sols, l’océan, les forêts, l’Amazonie, les entreprises, les jeunes, le « pétrole dans le sol » et de nombreux autres territoires et collectifs non-humains étaient invités à la table des négociations en plus des délégations étatiques habituelles. Sur ce projet, voir Frédérique Aït-Touati, « Le Théâtre des négociations, un laboratoire à ciel ouvert », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.
L’auteur
Bruno Latour est philosophe, professeur émérite à Sciences Po Paris. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages majeurs, dont Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (La Découverte, 1991), Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte, 2015), et Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (La Découverte, 2017). Les questions philosophiques et politiques liées à l’écologie sont au coeur de son travail depuis son livre Politiques de la Nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie (La Découverte, 1999). Il travaille avec des artistes de toutes disciplines au sein de ses expositions (Iconoclash, Making Things Public, Reset Modernity) et au théâtre. Il poursuit depuis une dizaine d’années un travail d’écriture théâtrale au sein de la compagnie Zone Critique avec Frédérique Aït-Touati (Gaia Global Circus, Le Théâtre des négociations/Make it Work, INSIDE).
Frédérique Aït-Touati est chargée de recherche au CNRS, historienne des sciences et metteure en scène au sein de la compagnie Zone Critique. Elle a notamment publié Contes de la Lune, essai sur la fiction et la science modernes (Gallimard, NRF Essais, 2011) et Terra Forma, manuel de cartographies potentielles (avec Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Éditions B42, 2019). Elle explore les liens entre arts et sciences dans ses ouvrages de recherche et ses spectacles (Gaïa Global Circus, Le Théâtre des négociations/Make it Work, INSIDE). Elle dirige par ailleurs SPEAP (programme d’expérimentation en arts politiques), en résidence au théâtre Nanterre-Amandiers depuis 2014, et est membre du comité de rédaction de la revue thaêtre.
Pour citer ce document
Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour, « Gaïa en scène », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.
URL : https://www.thaetre.com/2019/06/02/gaia-en-scene/