Entretien réalisé par Pénélope Dechaufour
Corps marron. Les poétiques de marronnage des dramaturgies afro-contemporaines
Sylvie Chalaye, Éditions Passage(s), 2018
Couverture conçue d’après une photographie du spectacle de Bintou Dembélé, Z.H.
Cet entretien croisé entre Bintou Dembélé et Sylvie Chalaye revient sur les enjeux du geste artistique de Bintou Dembélé, resitué dans le contexte de la création afrodescendante. Mené en février 2019 à l’Université d’Artois (Arras), il prend appui sur le court-métrage[1] réalisé par Clément Cogitore qui donne à voir la performance de jeunes krumpeur·ses sur la musique des Indes galantes de Rameau et qui préfigure l’esprit du spectacle à venir en septembre 2019.
Bintou Dembélé[2] est une des pionnières de la danse hip-hop en France. Le hip-hop, plus connu pour sa dimension musicale, est aussi un univers particulièrement masculin et Bintou Dembélé a su s’éloigner des pratiques les plus établies pour développer un geste artistique singulier. Elle a fondé en 2002 la compagnie Rualité, mot-valise qui associe « rue » et « réalité ». Le déplacement caractérise son travail. Elle amène de la rue, à la scène, les danses issues du hip-hop jusqu’à l’Opéra national de Paris qui, en 2019, l’invite aux côtés de Clément Cogitore à concevoir la chorégraphie des Indes galantes de Rameau. À travers ses spectacles, Bintou Dembélé interroge la mémoire du corps, notamment dans l’espace postcolonial.
Sylvie Chalaye est anthropologue et historienne des représentations de l’Afrique et du monde noir dans les arts du spectacle et spécialiste des dramaturgies afro-contemporaines. Professeure à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, elle co-dirige l’IRET (Institut de Recherche en Études Théâtrales) et a créé en 2007 le laboratoire SeFeA[3] (Scènes francophones et écritures de l’altérité) qui fut l’un des premiers espaces où la recherche s’est penchée sur le geste artistique de Bintou Dembélé pour mettre en lumière son envergure poétique, politique et son appartenance aux scènes de la décolonialité. Sylvie Chalaye est l’autrice de plusieurs travaux sur les dramaturgies afro-caribéennes et sur l’imaginaire colonial au théâtre. Elle a obtenu en 2020 le prix André Malraux de l’essai sur l’art pour Race et théâtre : un impensé politique (Actes Sud). Paru aux éditions Passage(s) en 2018, Corps marron. Les Poétiques de marronnage des dramaturgies afro-contemporaines propose de découvrir cet « autre » théâtre et revient notamment sur le travail de Bintou Dembélé. La rencontre entre l’artiste et la chercheuse s’est faite autour du projet d’un précédent spectacle porté par Bintou Dembélé, Z.H., créé en 2014, qui traitait de l’histoire des exhibitions coloniales aussi appelées « zoos humains ». Un documentaire croisant moments de la création du spectacle et entretiens de chercheur·ses spécialistes de ces questions a d’ailleurs été réalisé par Enrico Bartolucci et Bintou Dembélé, et rend compte de la démarche de recherche-création de Bintou Dembélé qui œuvre, par la danse, à déconstruire, notamment, la figure du sauvage[4].
Bintou Dembélé, pourriez-vous revenir sur votre parcours et sur ce qui vous a conduit à travailler ce que vous appelez la « mémoire du corps » ?
Bintou Dembélé. – Au moment de mes débuts dans la danse hip-hop, il a été question pour nous d’investir et de s’approprier l’espace public. De détourner ce qui pouvait être stigmatisant. Nous sommes passé·es de la rue à la scène assez vite dans les années 1990 et c’est ce qui a, pour le dire vite, balayé un peu le modern jazz, à la télévision, notamment. Certains étaient même un peu effrayés en nous voyant arriver comme ça dans le spectacle vivant. Ma première nécessité était donc une urgence de dire, un cri du corps, une rage, mais il s’agissait aussi de donner à comprendre que cette nécessité que l’on partageait entre danseur·ses avait un fondement premier : s’adresser à des publics autres que ceux de la rue ou des MJC (Maison des Jeunes et de la Culture). Dans un esprit de partage de ma pratique, j’ai été une des premières à me produire dans des festivals, mais surtout à chercher à me professionnaliser. Il était nécessaire pour moi de faire comprendre que la culture hip-hop n’était pas qu’un divertissement, qu’il y avait à travers cette virtuosité du corps un message à évoquer et à convoquer. La stigmatisation était si ancrée qu’elle était présente au-delà de nous sur le plateau. Ceci étant dit, nous avons eu de grandes facilités à être sur scène, ce qui n’a pas été le cas des danseur·ses de la génération précédente, en danse afro-contemporaine ou en modern jazz par exemple, qui ont peiné à obtenir de la visibilité. Je pense que cette facilité est venue justement du fait qu’on nous mettait dans la case « divertissement ». À l’époque, on s’en fichait car on voulait juste être visibles. Mais visibles depuis un autre lieu où on pouvait construire des spectacles d’une autre manière, approcher des publics pluriels, différents… Une fois cette surprise passée, me sont venues assez vite ces questions : à qui je m’adresse ? De quelle manière on me regarde sur le plateau ?
C’est dans ce cadre que j’ai fait mon solo Mon appart’ en dit long[5], qui questionnait le rapport au féminin pour une femme noire née en France, puis Z.H.[6] qui veut dire « zoos humains », puis S/T/R/A/T/E/S[7]. Se posait donc la question de la mémoire. Quelles autres femmes noires avaient pu se produire en France jusqu’alors et comment leur travail était-il véhiculé ? Il s’agissait de traces qui n’existaient pas, ou en tout cas qui étaient peu visibles. En cherchant, je me suis rendu compte que des choses avaient cependant été écrites, notamment par vous, Sylvie Chalaye, et le groupe ACHAC, notamment autour de Saartjie Baartman[8] et des exhibitions humaines à l’époque coloniale[9]. Ma démarche a alors été de me saisir de la manière dont on se réinvente un monde sur le plateau, en hip-hop, pour rendre hommage à celles et ceux qui ont tenté de faire douloureusement ce chemin. L’enjeu pour moi était d’évoquer cette mémoire-là, de prendre cette strate pour dire qu’elle fait partie de notre geste artistique aujourd’hui en hip-hop et dans les autres disciplines avec lesquelles je travaille : le krump et tout un vivier de danses qui ont cette même trajectoire et qui ont suivi le hip-hop de la rue à la scène, qui portent ce même cri du corps, cette même rage – sans pouvoir pour autant la nommer. Il y a un rapport de tension très profond dans toutes ces danses, et c’est cela que j’ai voulu traduire. J’ai moi-même brisé mon corps en faisant du break-dance, en tournant sur la tête, c’est-à-dire en ayant un rapport inversé à l’espace. J’ai marché sur la tête. J’ai réfléchi aux sens de cette violence et de cette autodestruction du corps par la danse.
Vous avez évoqué le krump, que vous utilisez justement dans le film des Indes galantes réalisé par Clément Cogitore. De quoi s’agit-il ?
Bintou Dembélé. – Le krump est une danse née dans les années 1990 à la suite du tabassage de Rodney King à Los Angeles. Il y a eu un mouvement de révolte qui a mis le feu et qui a créé cette danse qu’est le krump et dont l’acronyme signifie « Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise ». Le chorégraphe Heddy Maalem le traduit par « éloge du puissant royaume ». C’est le titre d’un spectacle qu’il a créé en 2013 et qui mettait en scène des krumpeur·ses[10]. Cette danse est arrivée en France en 2005 par le documentaire Rize de David La Chapelle que j’avais pu voir au cinéma et qui m’avait énormément touchée car j’y retrouvais cette tension, cette rage, que j’avais connue dans les années 1980 et qui me semblait alors amplifiée. Quel était le point commun entre ce que j’avais traversé dans les années 1980 et ce que traversait alors la jeunesse en France ? J’ai rapidement constaté que cette danse touchait particulièrement la communauté créole en France. Ce lien entre le krump et les Antilles est intéressant…
Sylvie Chalaye, pourriez-vous nous parler de ce lien à travers ce que vous nommez les esthétiques du marronnage. Dans votre dernier ouvrage, Corps marrons. Les poétiques de marronnage des dramaturgies afro-contemporaines, vous faites de Bintou Dembélé une des figures de ce « marronnage créateur ». C’est d’ailleurs un extrait du spectacle Z.H. qui a été choisi pour illustrer la couverture de ce livre. Qu’est-ce que le marronnage ?
Sylvie Chalaye. – Il faut d’abord resituer le marronnage dans sa dimension historique et voir en quoi, aujourd’hui, la création contemporaine afrodescendante relève de ce que l’on appelle le geste du marron. Le marronnage, c’est la dynamique qui habite l’esclave pour tenter de s’arracher à sa condition. Il a existé des situations de « grand marronnage », c’est-à-dire la fuite dans la forêt, en particulier dans des espaces qui sont aujourd’hui ceux du Brésil ou de la Guyane. Cette forêt dense où disparaissaient les marrons est la forêt d’Amazonie. Mais des situations de marronnage ont également existé dans les îles, que ce soit la Guadeloupe, Saint-Domingue ou la Martinique même si ce fut dans une moindre mesure. Le « grand marronnage », c’est disparaître dans les mornes pour tenter d’échapper à la plantation. « Marron » est un mot des Indiens Arawaks qui a été utilisé par les Espagnols. Le mot concernait d’abord les animaux. Les Caraïbes utilisaient ce terme pour parler des cochons, en particulier ceux qui revenaient à l’état sauvage. Les Espagnols, eux, vont l’utiliser pour parler des chevaux qui retournaient à l’état sauvage pour vivre sur les cimes. Donc, désigner un esclave comme « nègre marron » signifiait qu’il était reparti à l’état sauvage. Cela renvoie à l’idée de perdre sa domesticité et, évidemment, le geste du marron est celui de l’indocilité, de l’« indomesticité ». Il faut imaginer la force mentale nécessaire pour échapper à la plantation, qui est l’espace du travail forcé et de la souffrance mais qui est aussi l’endroit où l’on est maintenu en vie et dans une relative sécurité, pour s’arracher à son entourage et aller vers l’inconnu sans même savoir si l’on pourra trouver de quoi se nourrir. Il faut avoir cette force de partir en se disant qu’on parviendra à reconstruire un espace et un univers à soi quand on a définitivement tout perdu.
C’est une dimension importante de l’histoire de l’esclavage. L’esclave emporté outre-Atlantique, que la traite avait arraché à sa terre natale, ne revenait pas sur son territoire d’origine. Et, de génération en génération, les esclaves ont fini par ne plus savoir d’où ils venaient. Il ne faut pas oublier que l’esclavage dure cinq siècles et que cela représente donc plusieurs générations de transmission par l’oralité et par une mémoire du corps, parce que les esclaves sont partis nus – on leur a tout retiré. Cette nécessité de retrouver une origine dans la forêt est un enjeu important du marronnage. C’est le fait d’espérer retrouver des éléments de la culture et de la mémoire du territoire perdu, de retrouver des sensations, des vibrations de ce royaume à reconstruire… Or le krump ne parle pas d’autre chose à travers l’« Éloge du puissant royaume », ce royaume imaginaire des origines retrouvées par la force du corps et de l’esprit. Le marron qui part dans le grand marronnage le fait justement pour tenter de reconstruire son royaume dans la forêt. Pour réprimer ce phénomène, on coupait les oreilles et le jarret des fugitifs. Ces sévices terribles ont une dimension symbolique : les oreilles, c’est l’appel de la forêt, d’un autre monde que celui du maître, d’une autre voix, une voix intérieure qui vous dit qu’il faut s’arracher à cet espace de la plantation ; le jarret, bien évidemment, c’est la fuite, la course, la vitesse et le fait de s’arracher par la fulgurance du corps à ce monde de la plantation.
Mais il y avait aussi une autre forme de marronnage, plus symbolique, qu’on appelle le « petit marronnage ». Il s’inscrivait dans l’espace même de la plantation, relevait de la vie quotidienne : ruses, sabotages, dissimulations, faux-semblants… Là où le petit marronnage était le plus créatif, c’était au cœur des divertissements censés amuser les maîtres. Pour égayer la vie ordinaire de la plantation, les maîtres laissaient les esclaves jouer de petits spectacles musicaux, parce que très tôt, on avait compris que si l’on voulait rentabiliser les esclaves, en tirer le plus de profit et donc les maintenir en forme, il fallait aussi leur donner la possibilité de faire de la musique, de danser, de raconter des histoires drôles… En somme, de se défouler pour un court moment. Cette pratique avait commencé sur le bateau négrier où l’on contraignait les esclaves à danser. C’était un geste étonnant, car il s’agissait de faire un pas de côté par rapport à la condition réelle d’aliénation et de coercition qui était vécue sur le bateau. Cela permettait d’éviter les soulèvements, les insurrections… mais aussi de s’amuser aux dépens des « nègres ». On retrouvera cette pratique sur les plantations. Les divertissements avaient lieu sous surveillance, mais les « nègres à talent » parvenaient à jouer au nez et à la barbe des maîtres des histoires à double sens qui s’appuyaient sur la complicité des autres esclaves spectateurs et tenaient finalement des discours très subversifs qui se moquaient de l’autorité et tournaient en dérision les maîtres. Les esclaves qui s’adonnaient à ce type de spectacle redoublaient d’ingéniosité et d’invention.
Par conséquent, il y avait un marronnage créateur dans ces divertissements. Ce marronnage implique de construire un espace de liberté, de reconstruire son univers dans un espace dominé par des moyens qui sont notamment ceux de la création et de l’art. Or je considère que la création contemporaine afrodescendante est porteuse de cette dimension. Il y a ce geste marron dans un espace dominé par le néocolonialisme et par toutes les traces de l’histoire coloniale qui demeurent très vives dans notre société contemporaine. Ce geste de marronnage créateur n’est pas que subversif, il est aussi poétique car il relève toujours de la reconstruction du royaume perdu. C’est un geste éminemment pacifique qui s’inscrit dans une démarche de pardon. Au sein d’une production comme celle des Indes galantes, il y a aussi cette question du pardon, car comment construire l’avenir sur un monde marqué par des traumas aussi profonds ? Et cicatriser des traumas passés, au sens où l’entend par exemple Léonora Miano, ne peut se faire sans pardon. Ce grand pardon qui permet la cicatrisation est au cœur des expressions artistiques afrodescendantes et de leur dimension spirituelle, du gospel au krump en passant par le jazz.
En quoi le geste artistique de Bintou Dembélé peut-il être qualifié de « marronnage créateur » ?
Sylvie Chalaye. – Bintou Dembélé cherche à matérialiser par la danse des états de corps traversés par la nécessité de libérer quelque chose qui est enfoui. Son esthétique puise dans les représentations passées pour mieux les convoquer et les subvertir. On retrouve cela dans le solo de Z.H. par exemple. Le costume en cuir qu’elle porte nous renvoie au passé et fait référence à l’image du sauvage, avec ce masque qui est aussi une muselière et qui a vraiment existé. Les musées de la mémoire de l’esclavage présentent de tels objets. Ici, la façon dont elle le porte renvoie à l’animalisation subie, au corps devenu marchandise et, dans le même temps, toute la gestuelle chorégraphique du solo exprime le fait de se redresser, de pouvoir en quelque sorte s’ébrouer, chasser cette image-là, s’en extraire, sortir de cette chrysalide traumatique pour faire naître un autre corps, mais aussi un autre territoire de représentation, un espace imprévu.
La question du territoire est essentielle dans le hip-hop, et le marronnage relève également de cela. Il s’agit d’aller chercher un espace qu’on vole, pour ainsi dire, à un monde qui ne vous a pas prévu, qui ne vous a pas « calculé ». C’est pourquoi le hip-hop est toujours associé à un espace dérobé. Et Bintou Dembélé met toute son énergie à faire advenir cet espace imprévu. Or l’espace premier de la reconstruction du royaume, c’est le corps, ce corps au nom duquel on ne vous « calcule » pas dans le territoire national. Le choix du corps, comme espace d’expression, devient alors une revanche. En réalité, c’est une façon de répondre à la manière dont la société ramène systématiquement le Noir à son corps. Parce qu’il est noir, on lui demande d’où il vient, ce qui suppose qu’il n’est pas d’ici. On lui demande son histoire, ce qui suppose qu’on ne partage pas la même… C’est déjà compliqué pour un immigré, mais c’est d’autant plus difficile à vivre pour quelqu’un qui est né ici, qui a été à l’école sur les bancs publics de la France, qui partage la même histoire. Or l’histoire coloniale de la France n’est que peu et souvent mal évoquée à l’école, ce qui fait que personne n’est en situation de partager cette histoire. Pas même les Afrodescendants qui, même nés ici, sont par ce type de questions, ramenés systématiquement à leurs corps comme s’il s’agissait d’un territoire d’appartenance.
Cette notion de « marronnage » semble particulièrement bien décrire le travail de Bintou Dembélé pour le film Les Indes galantes : en effet, il s’agit de se confronter à une institution – l’Opéra national de Paris, la musique de Rameau – et à une œuvre qui chante la gloire du colonialisme français. Bintou Dembélé, pourriez-vous revenir sur votre rencontre avec Clément Cogitore et sur la réalisation de ce court-métrage pour la 3e scène de l’Opéra national de Paris ?
Bintou Dembélé. – C’est une rencontre inattendue. Au fil de mes créations, j’essaie de développer de plus en plus une part de recherche. Ça s’est exprimé, par exemple, par ma rencontre avec Sylvie Chalaye et le Laboratoire SeFeA, mais j’ai rencontré aussi d’autres universitaires come Isabelle Launay qui travaille sur la danse contemporaine à Paris 8. C’est elle qui a parlé de moi à un ami de Clément Cogitore qui cherchait un ou une chorégraphe spécialisé·e en danse hip-hop à la suite d’une commande de l’Opéra pour la 3e scène. C’est Clément Cogitore qui avait choisi Les Indes galantes et notamment ce passage des « sauvages ». Dans les premiers échanges de mails, il m’a montré la version de William Christie avec les Arts Florissants[11], en guise de provocation, je crois, en suggérant que son exotisme contenait un certain racisme. Nous avons donc d’emblée envisagé ce projet comme un droit de réponse. J’ai commencé à faire des recherches sur Rameau et, en particulier, sur l’entrée des « sauvages ». J’ai compris qu’on était face à une œuvre qui représentait la genèse d’une rencontre avec des autochtones qui, ici, se situait en Louisiane. Je suis partie de ça en me demandant comment je pouvais m’inscrire dans le passé, dans une autre mémoire collective. À partir de là, je me suis intéressée à la manière dont je pouvais entendre Rameau. J’ai fait le découpage musical en me demandant comment moi, avec mon passé de danseuse hip-hop, je pouvais m’inscrire dans cette œuvre. La musique était construite crescendo, sur un mouvement vraiment montant et je me suis dit qu’il allait falloir que je marronne, que je trouve un procédé à moi, sans danser, pour le transmettre à ces danseurs. Sur le court-métrage, plusieurs chorégraphes, Grichka, Brahim Rachiki et moi, sommes intervenus et c’est plutôt la partie de la fin que j’ai pu chorégraphier.
Durant le processus de création, une logique de territoire s’est mise en place. Je devais chorégraphier l’ensemble, mais finalement Grichka a eu du mal à partager son crew. Brahim Rachiki a eu aussi un espace pour chorégraphier. Nous avons eu du mal à nous concerter pour mettre en commun nos récits à travers ce patrimoine. La compétition est très forte au sein du krump qui se pratique sous forme de battle. Il y avait des danseur·ses de fame et comme nous avons l’habitude de nous retrouver sur le mode de la compétition, c’était difficile de mettre cela de côté pour être sur la scène de l’Opéra Bastille.
Le rendez-vous avec le public a été intéressant. La hype, c’est-à-dire le fait de se mettre en cercle pour encourager les danseur·ses, est une des spécificités qui accompagne le krump. On entend bien la hype au début du court-métrage et nous avons essayé de la laisser en fond tout le long. Pour moi, tous ces « yep », « ya », « iha » etc. représentent vraiment le cri du peuple qui vient encourager celui qui est au centre. Ils permettent aussi de renverser ce que certains abordaient par la compétition. Plus on filmait, plus la journée passait et plus cet espace du peuple a commencé à prendre de l’importance et à devenir ce mouvement d’ensemble de la fin, comme un chœur. Par moments, nos bruits viennent même couvrir la musique.
Comment avez-vous travaillé la musique pour ce court-métrage ? La musique de Rameau passait sur le plateau directement pendant le tournage ?
Bintou Dembélé. – (Rires.) On a triché ! J’ai tout de suite dit à Clément que la musique n’allait pas pouvoir porter les danseur·ses parce qu’elle était trop douce. Il a donc demandé à un DJ de krump, Mormuzik Zer, de poser des éléments percussifs sur la musique de Rameau. Le DJ a remixé complètement le morceau qui est véritablement devenu un bit. Il y a eu un rendez-vous entre les danseur·ses et Clément auquel je n’étais pas : il paraît que quand les danseur·ses ont découvert le travail du DJ, il·elles ont sauté dans tous les sens à l’idée de revisiter l’œuvre de Rameau ! Il·elles étaient vraiment inspirés ! Clément a dû accepter de faire des concessions par rapport à ce qu’il avait envisagé, mais il a été attentif à cette prise d’espace-là et a toujours cherché à favoriser ce qui animait les danseur·ses. Ce morceau nous a donc accompagnés pendant le tournage. Ensuite, Clément a fait appel à des musicien·nes pour ajouter des éléments percussifs à la version de William Christie et ils lui ont été superposés au montage.
Après ce film, vous travaillez avec Clément Cogitore à une mise en scène de l’ensemble des Indes galantes qui sera créée en septembre 2019, à l’occasion de la saison anniversaire de l’Opéra de Paris. Comment allez-vous travailler pour ce spectacle ? Vous ne pourrez plus « tricher » !
Bintou Dembélé. – Dans un premier temps, il n’était pas du tout question que ça aille plus loin que cette vidéo tournée en 2017. Mais quand Clément a montré la vidéo à Stéphane Lissner, le directeur de l’Opéra national de Paris (2014-2020), il a trouvé le résultat tellement intéressant qu’il lui a proposé de mettre en scène l’opéra-ballet dans son ensemble. C’est-à-dire 3h40… C’est à ce moment-là que Clément m’a rappelée pour me proposer de continuer l’aventure avec lui. Nous nous sommes vus une première fois, et il m’a expliqué qu’il n’envisageait pas de respecter le livret, que nous allions travailler avec le chef d’orchestre Leonardo García Alarcón qui aborde le baroque de manière assez libre aujourd’hui. Clément a tout de suite imaginé de faire se rencontrer la danse contemporaine, le krump, le cirque… Dans Les Indes galantes, il y a cinq entrées et, plus Clément m’expliquait comment il voyait les choses, plus j’avais des idées précises pour travailler, à tel ou tel endroit du spectacle, le voguing[12], le krump, le popping[13]… toutes les street dances qui ont suivi ou qui se sont développées en même temps que le hip-hop. Ça devenait quelque chose qui venait vraiment de la rue ! J’ai organisé des auditions et une partie des danseur·ses avec lesquel·les nous avions travaillé pour le court-métrage a été sélectionnée. Dans le spectacle, on retrouvera donc ces danses qui, pour moi, reflètent aujourd’hui ce cri dont j’ai déjà parlé et qui se sont transformées au fil du temps. Ces danses nées dans le clubbing, dans l’underground, dans la compétition, traduisent tout ce qu’on vient de dire du marronnage.
C’est une production de l’Opéra National de Paris. Allez-vous travailler avec le corps de ballet ?
Bintou Dembélé. – Non, Stéphane Lissner n’a pas souhaité qu’on travaille avec le corps de ballet mais a préféré qu’on passe par ma compagnie pour les danseur·ses. C’est la raison pour laquelle nous avons organisé des auditions. Les danseur·ses du corps de ballet sont formé·es depuis longtemps à une esthétique qui leur est propre. Dans ma compagnie, je travaille sur des projets avec des danseur·ses qui ne sont pas permanent·es. C’est d’ailleurs un véritable défi de convoquer des danses que je connais, mais avec des danseur·ses que je ne connais pas forcément ou qui, eux·elles, pratiquent d’autres danses. J’ai donc imaginé de mettre en place des formations pour réduire l’écart entre nos pratiques et celles que nécessite un opéra-ballet ou que pratique l’Opéra de Paris lui-même.
Comment fonctionneront ces formations ?
Bintou Dembélé. – Quand on m’a proposé ce projet, j’ai d’abord pensé à la manière dont on allait pouvoir travailler un spectacle comme celui-là avec ces danseurs et danseuses qui n’ont pas l’habitude du plateau et de l’Opéra. J’ai aussi pensé à l’après… À la suite du court-métrage, très vite, des danseur·ses ont été sollicité·es pour des films, des spectacles, notamment Climax de Gaspar Noé. Face à cet engouement, on se dit qu’il y a quelque chose d’intéressant dans la manière dont on peut continuer à prendre l’espace en partant de là. Il faut donc aussi préparer professionnellement les danseur·ses, qui sont issu·es de pratiques plurielles. Certain·es sont déjà des artistes professionnel·les mais d’autres sont dans la compétition ou dans la transmission. On part de nous et de la façon dont on a nous-mêmes construit tout ça et on prend le temps de s’entourer de professionnel·les, de chercheur·ses, d’artistes, pour mieux se contaminer. On a constitué une équipe fine et on travaille, par exemple, avec Simon Hatab, qui sera le dramaturge de Clément. On tente de ne pas se mettre la pression du fait de ce que convoque Les Indes galantes, ou du fait de faire un opéra-ballet ou encore d’atterrir à l’Opéra Bastille, et on cherche à se refaire un monde tous ensemble. Nous voudrions vraiment nous inspirer mutuellement en partant de nos univers respectifs qui n’ont souvent rien à voir avec l’opéra, et travailler en équipe, en collectif, pour se réapproprier cette œuvre, la détourner…
Allez-vous vous interroger sur les enjeux historiques et politiques des Indes galantes ? Quelle va être la part de documentation de cette œuvre, de ce qu’elle a représenté ainsi que de la manière dont elle peut résonner aujourd’hui ?
Bintou Dembélé. – Au départ, je n’entendais ni le baroque, ni Rameau. C’est à partir du moment où Clément a commencé à dérouler le projet que j’ai commencé à entendre et à imaginer l’espace que je pourrais occuper ainsi que celui de la danse, tout en ayant dans l’idée de réduire les frontières entre les danseur·ses, les solistes, les choristes, les musicien·nes, de prendre en compte la scénographie, la lumière… Je voudrais vraiment essayer de comprendre tous les endroits – à 360 degrés – du plateau, même si les choses sont assez hiérarchisées dans un opéra-ballet, notamment parce que les gens viennent avant tout pour écouter les solistes. C’est une rencontre. Les gens arrivent avec leur trajectoire, et ce sont tous les déplacements que nous allons faire les uns vers les autre pour nous rencontrer qui apparaîtront sur le plateau. Bien sûr, nous avons tous lu des choses sur ce que raconte Les Indes galantes et la période historique à laquelle l’œuvre est rattachée, mais nous souhaitons vraiment être dans de l’ultra-contemporain sur le plateau. J’essaie de ne pas trop en dire pour l’instant. (Rires.)
Sylvie Chalaye, quelles sont pour vous les enjeux contemporains des Indes galantes ?
Sylvie Chalaye. – C’est intéressant aujourd’hui de travailler sur ce type d’opéra-ballet et notamment l’entrée des « sauvages », car ce peut être une façon de réinterroger l’altérité et l’exotisme tel qu’il s’est déployé dans la culture occidentale. L’histoire du baroque est aussi liée au choc qui naît des grandes découvertes territoriales de la fin du XVIe siècle. Cette période est marquée par la rencontre avec l’autre et le fait que l’Occident, l’Europe, voit son monde remis en cause par ces découvertes et tout ce qui est lié, entre autres, à la relation à Dieu. On s’aperçoit alors qu’il y a d’autres peuples qui n’ont, par exemple, jamais entendu parler de Jésus Christ, et qui ont vécu depuis des siècles tout à fait autrement. Il y a ensuite le choc cosmique lié au fait de se rendre compte que la terre est ronde et non pas plate, que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre. On bascule vers une autre représentation du monde. Cet électrochoc mène à une recherche artistique qui relèvera du désordre, du déséquilibre et de l’acceptation que le monde est relatif et que les perceptions que l’être humain en a sont des illusions. Or LesIndes galantes traite de la rencontre amoureuse avec l’altérité et, derrière la légèreté apparente du propos, se cache un enjeu politique et civilisationnel qui interroge l’ordre établi.
L’entrée des « sauvages », travaillée par Clément Cogitore et Bintou Dembélé pour le court-métrage, est la dernière entrée des Indes galantes et elle a été ajoutée en 1736. La même année, a été publiée la tragédie d’Alzire ou les Américains de Voltaire qui parle des Incas[14]. De manière à renouveler la tragédie antique, Voltaire est allé chercher dans l’exotisme avec, dans le même temps, la volonté de défendre l’image du Grand Siècle. Cette tragédie pose le problème du rapport au pouvoir, à l’impérialisme. Il y a dans Alzire ou les Américains une valorisation de la colonisation, de l’occupation des Français aux Amériques et l’idée que tout est bien à sa place quand on reconnaît la valeur de la civilisation occidentale. Mais Voltaire a alors été contesté et les Comédiens Italiens, notamment, se sont moqués de lui, ont tourné en dérision son esprit de conquête. Riccoboni et Romagnesi font alors une pièce qui s’appelle Les Sauvages, parodie de la tragédie d’Alzire en 1736[15].
Il faut aussi rappeler que, si l’on peut à l’époque évoquer l’exotisme des peuples indiens, la censure règne vis-à-vis de la question de l’esclavage puisqu’il s’agissait de ne pas trop ébruiter les atrocités commises dans les colonies. Au XVIIIe siècle, cela fait déjà longtemps que l’esclavage existe aux colonies même s’il n’y a pas d’esclaves sur le territoire français sous Louis XIV, qui a toujours empêché cela. L’esclavage était donc une réalité très éloignée. Or la Régence autorise les colons à faire venir en France leurs domesticités noires. Les esclaves qui arrivent et découvrent la France racontent ce qui se passe dans les colonies et le point de vue sur ce récit va dès lors changer puisqu’ils racontent les choses autrement. C’est ce qui explique notamment le durcissement de la censure dans ces années-là, surtout à l’égard du théâtre qui est un art de la représentation et qui « montre » donc ce qu’on veut cacher. On dénonce la violence des colons dans certains discours mais on n’appelle pas à mettre un terme à l’esclavage. On censure surtout les pièces qui mettraient en scène des esclaves noirs. Pour pouvoir parler quand même de cette situation bizarre qui existe aux Amériques où il y a des « nègres » réduits en esclavage et où on essaie d’imposer la civilisation française aux Indiens – les esclaves marrons vont d’ailleurs rejoindre les tribus indiennes pour s’associer à leurs résistance[16] –, on subvertit la réalité. Riccoboni et Romagnesi – qui travaillent avec Marivaux – écrivent une parodie de la tragédie de Voltaire dans laquelle les personnages d’Indiens jouent les bons sauvages adorateurs de leurs dominateurs français. Mais, en même temps, ils sont noirs et se nomment Négritte ou Négrillon. La pièce reprend la thématique qui valorise les colonisateurs français qui luttent contre les Espagnols et qui sont bons et gentils. Cela rappelle très fortement le contenu de l’ajout que fera Rameau aux Indes galantes. Il y a tout un jeu sur la manière de parler de cette situation coloniale lointaine en jouant avec l’interdit, puisque pour qu’une pièce soit jouée, il faut qu’elle obtienne le privilège royal.
Peut-on monter Les Indes galantes aujourd’hui sans renouveler ce discours impérialiste ? Dans une interview disponible sur le site de la 3e scène, Clément Cogitore place son projet sous le signe de la réconciliation, du vivre ensemble, et parle même de catharsis. Est-ce que ces termes font sens pour vous ?
Sylvie Chalaye. – Cela renvoie à la manière dont on regarde le krump. Selon moi, le mot catharsis ne convient pas. Mais Clément Cogitore l’emploie peut-être ici parce qu’il ne vient pas du théâtre et que c’est un mot qui est fréquemment utilisé quand on veut parler de la dimension thérapeutique qu’on accorde à la représentation. Or la catharsis implique une identification, une projection. C’est le fait d’être lavé, purgé de ses passions par le procédé théâtral. On voit les crimes et la violence sur scène et cette illusion de violence permet de se purger des envies de violence que l’on pourrait avoir dans la vie réelle. La catharsis est donc du côté des spectateurs, et c’est la raison pour laquelle le krump, pour moi, n’a pas à voir avec la catharsis. Les krumpeurs et les krumpeuses ne donnent pas de représentation, ils et elles dansent sur un mode qui s’apparente au rite et qui passe par un travail sur soi afin de se libérer de violences intérieures. Bintou Dembélé dit qu’il est très important d’« habiter ses peurs ». Le krump est lié au fait d’accepter le monstre qui est en soi et qui est né de la violence subie et à laquelle la société nous ramène en permanence. Le clowning[17], qui est à l’origine du krump, renvoie au geste qui vise à trouver le moyen de se reconstruire, de retrouver une harmonie, tout en acceptant la monstruosité qu’a fait naître l’histoire coloniale, mais aussi l’histoire de la ségrégation…
Je parle de pardon parce que c’est une façon très spirituelle d’accéder à une métaphysique du salut. Il s’agit de se sauver et de se reconstruire sans sombrer dans la violence. Une des grandes questions que pose la création contemporaine afrodescendante est celle qui interroge le fait que le trauma afrodescendant soit pleinement un trauma de l’humanité. Tout le geste marron qui est par exemple celui de Basquiat, en peinture, implique de ne pas avoir peur d’être dans l’inachèvement, dans quelque chose qui est en train de se faire, qui va être monstrueux, partir dans tous les sens et signaler aussi la peur… On retrouve dans ses toiles beaucoup de représentations de mains, et de mains levées. Des mains rupestres en quelque sorte. Des mains aux doigts écartés qui renvoient à l’éclatement, qu’on retrouve dans le free jazz et dans le krump ou dans les chorégraphies de hip-hop. Il ne s’agit pas de rechercher le Beau, mais l’extériorisation de cette violence intérieure pour en faire de la création, de l’art et la partager autrement.
On est très loin des objectifs et des modalités de l’Opéra, surtout à la française. Et il y a, je pense, un danger ici. Il faudra veiller à ne pas transformer les krumpeur·ses en nouveaux objets d’exhibition à la manière des « zoos humains ». Le rapport à la strate, justement, sera important. De la part de l’institution, je pense qu’il faudra faire un vrai travail de communication et d’information, qu’il y ait vraiment du discours pour expliquer ce qu’est le krump, ce que représente ce geste-là, en quoi nous sommes face à la construction d’un objet qui n’est pas voué à de la contemplation. Il y a quelque chose qui va forcément secouer et ébranler les spectateurs, donc il faut les préparer. À ce titr, le petit texte qui accompagne l’annonce du spectacle est un peu problématique :
Œuvre‑phare du siècle des Lumières, Les Indes galantes s’apparente à un éblouissant divertissement. Mais le premier opéra-ballet de Rameau témoigne également du regard ambigu que l’Européen pose sur l’Autre – Turc, Inca, Persan, Sauvage… En 2017, le réalisateur Clément Cogitore signe un film explosif et très remarqué, adaptant un extrait des Indes galantes avec le concours de danseurs de krump. Avec la chorégraphe Bintou Dembélé, il s’empare cette fois de cette machine à enchanter dans son intégralité pour le réinscrire dans un espace urbain et politique dont il interroge les frontières[18].
Ce texte est très descriptif. Pourtant, le krump y est mentionné sans aucune explication. Or je ne suis pas certaine que le public de l’Opéra sache de quoi il s’agit. Et puis de quels « sauvages » parle-t-on ? Le public sait-il que cela renvoie au découpage de l’œuvre ? On évoque les « sauvages », puis la question du territoire. Or il n’y a pas un territoire spécifique aux « sauvages ». Alors de quels « sauvages » est-il question ? Il ne faut pas oublier que pour certaines personnes aujourd’hui, les banlieues sont des espaces de sauvages…
Bintou Dembélé. – Il y a une image que Clément a retenue, il me semble, dans un livre de Didier Masseau qui s’intitule Fêtes et folies en France à la fin de l’Ancien Régime et qui m’a animée et m’a décidée à me dire que je voulais prendre part à cette aventure : c’est l’image de la danse au-dessus du volcan[19]. Les Indes galantes, ce sont des jeunes gens qui dansent au-dessus d’un volcan en éruption… Dans ce livre, j’ai d’ailleurs été surprise de découvrir le rapport à l’excès qui caractérisait cette époque-là et qui m’a renvoyée au côté « bling-bling » qu’on trouve aujourd’hui dans le rap ou le hip-hop. On a beaucoup plus de choses en commun que ce que l’on croit !
Bintou Dembélé, avez-vous l’impression que l’Opéra national de Paris soit conscient de ces écueils possibles et de la mise en danger qui en découle ?
Bintou Dembélé. – Est-ce qu’on se met à notre place ? Ce que je sais, c’est qu’en étant à cette place-là, je ne suis pas qu’à l’endroit de l’artistique. Il faut que je m’assure que les danseur·ses soient au fait de ces enjeux et de leur responsabilité en acceptant de faire partie du projet. De la même manière, je m’expose et j’ai une responsabilité en ayant dit « oui ». Il faut aussi que je mette au courant les personnes que nous allons rencontrer des réalités qui sont les nôtres, de l’endroit où nous sommes symboliquement et de ce que nous pouvons traverser. Cela étant dit, ce n’est pas la première fois qu’il y a du hip-hop à l’Opéra. Coline Serreau a travaillé avec des danseur·ses hip-hop sur La Chauve-souris de Johann Strauss (2000). Il faudra bien choisir les mots, et j’essaie aussi de préparer les danseur·ses à ça, pour décrire ce que nous avons traversé, ce que nous sommes et ce que nous faisons.
Sylvie Chalaye. – C’est un événement historique qui va sans doute déplacer les choses. En 1902, quand le cake-walk[20], l’ancêtre de la danse jazz, débarque à Paris, il passionne le public européen parce que les corps sont différents, le port des danseurs semble renversé, ils jouent sur le basculement. Toute cette énergie des artistes africains américains qui arrivent en France et qui dansent une danse du « déplacement », c’est-à-dire font l’envers de ce qui était institué dans la danse classique, fascine. On les invite à l’Opéra. Le corps de ballet de l’époque va alors tenter de refaire ces gestes-là. L’Opéra n’a pas à proprement parler monté des spectacles de cake-walk, mais la présence « nègre » à l’Opéra a incontestablement déplacé des choses vis-à-vis de la conception de la danse et a amené une autre façon de penser le rapport au corps. Ce genre de rencontre déplace plein de choses par rapport à l’esthétique, au corps et à la création. Il faut que l’événement du krump à l’Opéra Bastille permette aussi cela.
Bintou Dembélé. – La question du public me tient aussi beaucoup à cœur : à qui je m’adresse ? Et cela passe notamment par une réflexion très concrète sur la billetterie. Je me demande si moi, même en venant de là où je viens, je peux amener l’institution à réfléchir à des systèmes de billetterie alternative, billets suspendus, tarifs libres, etc., pour rendre le spectacle accessible à tous les publics. L’institution a ses habitudes mais nous travaillons dans le cadre d’un dialogue et elle peut aussi procéder à des rectifications quand quelque chose ne va pas. Ça a été le cas sur le discours de présentation du spectacle qui, dans la plaquette originelle de présentation de la saison 2019-2020, me faisait apparaître en avant-dernière position au générique, donc après la scénographie et la musique, en l’occurrence. Au fur et à mesure que nous avançons, les choses se resserrent entre Clément et moi. L’ensemble des membres impliqués dans le projet doit pouvoir tenir compte de mon implication en tant que chorégraphe et trouver une manière de rendre compte du fait que nous travaillons collectivement.
Nous sommes en février et la création aura lieu en septembre prochain. Pourriez-vous nous en dire davantage sur le processus de création, l’équipe artistique, la scénographie ?
Bintou Dembélé. – On sera une centaine sur le plateau. En janvier de l’année dernière, on a fait les auditions des choristes avec Leonardo García Alarcón. L’idée, c’était qu’ils puissent aussi être en mouvement, donc on les a fait un peu danser. Nous sommes actuellement en train d’auditionner des enfants. Les solistes sont des personnalités importantes, donc elles ont été sélectionnées dès le départ. L’équipe est plutôt jeune. Nous prévoyons d’amener un cheval et peut-être un chien sur le plateau… 43 choristes, 30 danseurs, une dizaine d’enfants. Ce qui très agréable pour moi qui suis normalement sur la chorégraphie, c’est d’être associée aux décisions de tous les autres postes de la création. On travaille vraiment de façon collégiale. En écoutant l’opéra de Rameau, j’ai, par exemple, repensé au Joueur de flûte de Hamelin et j’ai voulu qu’on réfléchisse à quelque chose à partir de cette flûte qui revient beaucoup, des enfants etc. J’ai donc demandé à ce que le flûtiste sorte de la fosse pour venir sur le plateau. Déplacement, débordement… J’ai une sensation de liberté et d’écoute. On veut vraiment revisiter le commun et se réapproprier l’espace : prendre la Bastille !
Entretien réalisé le 1er février 2019
à l’Université d’Artois (Arras)
Notes
[1] Les Indes galantes, film de Clément Cogitore pour la 3e Scène de l’Opéra national de Paris, est accessible en ligne sur le site de l’Opéra.
[2] Pour une biographie détaillée, voir le site de Bintou Dembélé.
[3] Voir la présentation du laboratoire sur le site de l’IRET.
[4] Enrico Bartolucci et Bintou Dembélé (réal.), Z.H., Des pas des figures, 50 min., 2015.
[5] Le spectacle Mon appart’ en dit long a été créé par Bintou Dembélé en 2011 : http://bintoudembele.com/maedl-mon-appart-en-dit-long/
[6] Le spectacle Z.H. a été créé par Bintou Dembélé en 2014 : http://bintoudembele.com/z-h/
[7] Le spectacle S/T/R/A/T/E/S QUARTET a été créé par Bintou Dembélé en 2016 : http://bintoudembele.com/strates-quartet-projet-bintou-dembele-2016/
[8] Sylvie Chalaye, « L’invention théâtrale de ‘‘la Vénus noire’’ : de Saartjie Baartman à Josephine Baker », dans Nathalie Coutelet et Isabelle Moindrot (dir.), L’Altérité en spectacle 1789-1918, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.
[9] Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo et Sandrine Lemaire (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales, 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, 2011.
[10] Le spectacle Éloge du puissant royaume a été créé par Heddy Maalem en 2013 : https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/eloge-du-puissant-royaume. Une captation du spectacle est accessible sur le compte Vimeo de Heddy Maalem.
[11] Le spectacle Les Indes galantes a été créé par l’ensemble Les Arts Florissants, sous la direction de William Christie et dans une mise en scène d’Andrei Serban en 2003 : https://www.arts-florissants.org/video-dvd/les-indes-galantes.html
[12] Le voguing est une danse née dans les années 1970 à New York dans les clubs fréquentés par les homosexuel·les latino et africains-américains. Ce style de danse s’exporte à Paris dans les années 2010. Les mouvements du voguing sont inspirés des magazines de mode et déploient une grammaire gestuelle spécifiquement codifiée.
[13] Le popping est une danse proche de la culture funk qui est née au début des années 1970 sur la côte Ouest des États-Unis dans le sillage d’émissions comme Soul Train. Proche du krump pour ses mouvements syncopés, le popping travaille des mouvements entre contraction et décontraction musculaire en rythme.
[14] Voltaire, Alzire, ou les Américains, tragédie de M. de Voltaire, représentée à Paris pour la première fois le 27 janvier 1736, Amsterdam, Chez Étienne Ledet et Compagnie, 1736. Le texte est accessible dans son intégralité sur Gallica.
[15] Antoine-François Riccoboni et Jean-Antoine Romagnesi, Les Sauvages, parodie de la tragédie d’Alzire. De Messieurs Romagnesi & Riccoboni. En un acte en vers, Représentée pour la première fois par les Comédiens Italiens, le 5 mars 1736, Amsterdam, Chez J. Ryckhof Fils Libraire, 1736. Le texte est accessible dans son intégralité sur Gallica.
[16] Voir par exemple l’histoire des Séminoles noirs, tribu d’Indiens de Floride, constituée d’esclaves marrons qui avaient rejoint les Amérindiens. Kevin Mulroy, The Seminole freedmen : a history, Norman, University of Oklahoma Press, 2007.
[17] Le clowning est une danse qui préfigure le krump. À la fin des années 1990, Thomas Johnson crée le personnage de Tommy le Clown et danse à l’occasion de goûters d’anniversaire dans les banlieues de Los Angeles. À la croisée de gestes clownesques et de la culture hip-hop, le clowning est marqué l’humour et l’ironie. Voir https://www.tommytheclown.com/
[18] Source : https://www.operadeparis.fr/saison-19-20/opera/les-indes-galantes
[19] Didier Masseau, Fêtes et folies en France à la fin de l’Ancien Régime, Paris, CNRS Éditions, 2018, p. 280 : « Chez les mémorialistes qui analysent rétrospectivement la période, surgit l’image de la danse au-dessus du volcan. »
[20] Le cake-walk est une danse populaire née à la fin du XVIIIe siècle qui inspirera la mécanique des spectacles de minstrels du début du XIXe siècle aux États-Unis. Syncopée et marquée par la « marche », le cake-walk était à l’origine pratiqué par les esclaves du sud des États-Unis qui caricaturaient la gestuelle des maîtres de la plantation. Évoluant au son du banjo, du piano et progressivement de chants, le cake-walk est l’ancêtre du ragtime.
Pour citer ce document
Sylvie Chalaye et Bintou Dembélé, « Du krump à la Bastille : un marronnage créateur », entretien réalisé par Pénélope Dechaufour, thaêtre [en ligne], Chantier #6 : Baroque is Burning ! (coord. Pénélope Dechaufour et Marine Roussillon), mis en ligne le 7 janvier 2022.
URL : https://www.thaetre.com/2022/01/07/du-krump-a-la-bastille/
À télécharger
Du krump à la Bastille : un marronnage créateur