Les Indes galantes
Réalisation de Clément Cogitore
Chorégraphie de Bintou Dembélé, Igor Caruge aka Grichka et Brahim Rachiki
3e scène – l’Opéra de Paris – 2017
L’œuvre dont il sera question ici a fait beaucoup parler d’elle en France au moment de sa sortie en 2017. Présentée notamment aux Rencontres de la Photographie d’Arles (où je l’ai personnellement découverte), l’étonnante production vidéo est une adaptation contemporaine d’un extrait d’opéra très connu de Jean-Philippe Rameau. Clément Cogitore, l’artiste vidéaste, brise les codes habituels du ballet en faisant monter pour son film sur la scène de l’Opéra Bastille une troupe de danseuses et de danseurs issus de la culture urbaine contemporaine (rap, hip hop, street dance) plutôt habitués à performer dans des cadres moins prestigieux, si ce n’est dans la rue où leur style de danse est né. Il filme alors la rencontre impressionnante de la danse appelée krump et de la musique baroque. Mais au-delà des horizons culturels antagonistes du son et des gestes ainsi mis en contact, c’est une nouvelle rencontre entre culture dominée et culture dominante, trois cents ans après celle que racontait déjà Rameau dans son opéra. De quel rite (de guerre ou de pacification) s’agit-il aujourd’hui pour ces danseurs issus des minorités[1] ? Quelles images sont-elles construites ou déconstruites ? Et surtout qu’est-ce qui fait la force de cette création, à la croisée des arts et des cultures ? C’est à ces questions que ce texte tentera de répondre.
Le court-métrage, que l’on peut aussi bien appeler « clip » (il n’a pas d’autre objectif – on y reviendra – que de présenter six minutes de danse sur de la musique), est issu d’une « carte blanche » vidéo de l’Opéra de Paris dans le cadre du dispositif intitulé « 3escène ». Son réalisateur est un jeune artiste contemporain français de 27 ans, dont la cote n’a cessé de monter ces dernières années jusqu’à recevoir en 2019 le prestigieux prix Marcel Duchamp d’art contemporain. Dans cette œuvre, Cogitore fait le choix d’une rencontre artistique étonnante et plutôt « détonante », entre deux univers qui semblent aux antipodes l’un de l’autre. Cette rencontre paraît de fait aussi « surréaliste » que celle d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection, à la différence près qu’il s’agit cette fois de la rencontre de la danse krump et de la musique baroque sur la scène de l’Opéra Bastille.
Ce rapprochement improbable, aussi audacieux que séduisant, produit un effet d’une beauté à couper le souffle. À l’évidence imprédictible, ce « miracle » pourrait relever de ce qu’Édouard Glissant considérait comme un processus de « créolisation » réussi, c’est-à-dire d’un mouvement positif car créateur d’hybridation des cultures. Mais sans en nier pour autant la beauté et la réussite, on s’attachera aussi à percevoir l’ambivalence qui accompagne celles-ci, en raison notamment de circonstances – ou plus globalement d’un arrière-plan psycho-socio-politique de l’œuvre – qui conduisent à devoir s’interroger sur la portée (même involontaire et inconsciente) d’une telle production dans une époque de circulation mondialisée mais souvent mal maîtrisée d’images, dont l’innocence ou l’innocuité reste à démontrer.
Le choc des arts et des « cultures »
Le clip met donc en scène la rencontre d’une pratique initialement de rue (la danse krump) et de l’institution reine de la culture française classique (l’Opéra de Paris), de la danse urbaine contemporaine et de la musique baroque, de la culture populaire et de la culture savante souvent interprétées en termes de low et high cultures, de l’expression corporelle apparemment « brute » et du raffinement de la composition de l’opéra (qui n’évite pas forcément le kitsch[2]), de la périphérie et du centre (des marges de la République dont sont issus les sujets postcoloniaux qui occupent la scène et du sommet du pouvoir de représentation artistique et politique).
C’est aussi, et avant tout peut-être, un choc des époques, la confrontation du XVIIIe et du XXIe siècle, mais plus largement celle des goûts, des attitudes corporelles, des codes esthétiques et expressions singulières qu’ont générés ces deux mondes. En bref, il s’agit d’une expérience esthétique extrêmement audacieuse et troublante à laquelle sont conviés les spectateurs d’aujourd’hui.
Reprenons plus en détail. Tout d’abord, qu’est-ce que le krump ? C’est une danse urbaine, née dans les années 2000 dans les ghettos noirs de Los Angeles, ces quartiers qui, après le passage à tabac de Rodney King, ont connu des émeutes très violentes suivies d’une forte répression policière. Le krump est dérivé de la pratique du clowning (autre type de danse où les performeurs se déguisent en clowns et assument une action sociale auprès des populations défavorisées du ghetto et en particulier des jeunes) dont elle prend en quelque sorte la suite, diffusant une pratique de danse très expressive comme alternative à la violence des jeunes de ces quartiers défavorisés. Ce qui la caractérise est qu’elle mêle intimement des gestes et expressions du combat au corps à corps à une pratique de danse. On peut ainsi y reconnaître un simulacre de lutte, comme l’atteste le vocabulaire employé qui, comme dans d’autres pratiques artistiques proches, et notamment de rue, nomme « battle » le moment de confrontation entre deux danseurs qui se défient. Le krump sublime de ce fait une énergie chargée de rage et de violence en danse et donc en art, contribuant sans doute à une pacification des rapports intercommunautaires dans ces quartiers sous tension. Cela pourrait relever alors d’un « procès de civilisation » (au sens de Norbert Elias[3]) qui écarte la violence au profit de pratiques esthétiques, mais qui opère sans doute dans le même temps une intériorisation de la domination, même si dans une certaine mesure on peut y voir aussi une pratique de résistance – c’est-à-dire de maintien, en situation de domination justement, de la rage et de la révolte face à la confiscation de la violence légitime par les forces de l’ordre. En cela, cette danse rappelle fortement d’autres détournements et camouflages connus de pratiques martiales, rendus notamment nécessaires à l’époque de l’esclavage. Ce fut par exemple déjà le cas avec la capoeira brésilienne, tout à la fois pratique de danse et pratique de résistance : les esclaves africains étaient contraints, pour s’entraîner et se maintenir prêts à se battre, à camoufler leurs techniques de combat (et donc en fait à inventer un art martial « esthétique ») sous une apparente activité artistique.
Le krump est de la même manière une danse issue d’une violence empêchée, et donc d’une résistance forcée de se transformer en pratique chorégraphique. Ceci explique en partie la nature longtemps underground de cette danse, peu habituée aux scènes, ni a fortiori à l’exposition médiatique. D’abord pratique de rue, locale, elle a cependant connu ces dernières années une exposition progressive dans les médias (notamment grâce au film Rize de David LaChapelle en 2005) et connaît une diffusion désormais internationale. Mais cette danse a gardé de ses origines un évident caractère de rite communautaire, puisque, de l’aveu même de certains krumpers, il s’agit moins d’une pratique artistique que d’un véritable mode de vie, impliquant la participation à une « famille », le partage de valeurs et d’une certaine éducation commune, de même qu’une forme de spiritualité qui s’apparente selon certains à une religion[4]. Le krump est ainsi devenu une « culture » propre pour de nombreux jeunes des « quartiers sensibles » qui vivent à la périphérie des grandes métropoles occidentales et se sentent exclus de la vie culturelle de celles-ci.
Qu’est-ce ensuite que Les Indes galantes ? C’est un opéra baroque qui est sans doute le chef d’œuvre de Jean-Philippe Rameau. Opéra-ballet doté d’un livret de Louis Fuzelier, il appartient à un genre qui a pour spécificité de placer la danse au même niveau d’importance que la musique (à la différence de la tragédie-ballet). Le nom de cet opéra est en rapport avec une intrigue teintée d’un exotisme à la mode à l’époque : les « Indes », qui sont ici la Perse, la Turquie, ou encore l’Amérique, désignent des terres lointaines et étrangères où vivent des « Autres », qui servent de toile de fond colorée mais bien artificielle pour évoquer des intrigues galantes, c’est-à-dire amoureuses, qui plaisent à la cour de Louis XV. Le genre de l’opéra-ballet, qui triomphe au XVIIIe siècle en France, est avant tout un grand spectacle qui se veut divertissement total, un « enchantement » de tous les sens. C’est pourquoi tout y paraît excessif, relevant de la dépense somptuaire (richesse et exubérance des costumes, des danses, de la musique), en accord avec la sensibilité insouciante de l’époque qui aime à se reconnaître dans ces fêtes éblouissantes.
Pour son court-métrage de guère plus de cinq minutes, Cogitore ne garde qu’un tout petit extrait de la célèbre musique qui accompagne la dernière partie de l’opéra, située dans les colonies d’Amérique, entrée intitulée « Les Sauvages ». L’auteur sait que ce passage fut inspiré à Rameau par l’une des danses tribales amérindiennes de Louisiane que celui-ci a vues interprétées par le chef de la tribu des Metchigaema, à Paris, en 1723. Cette ultime partie de l’opéra (qui en compte cinq en tout, un prologue et quatre entrées) raconte l’idylle amoureuse entre deux Indiens sur fond de cérémonie de réconciliation après la guerre perdue par les Indiens contre les colonisateurs français et espagnols.
Pour prendre la mesure de l’œuvre de Cogitore, il faut se demander ce que produit la mise au goût du jour de cette partie de l’opéra à la musique toujours percutante mais au style désormais suranné. Qu’apporte la substitution des chanteurs d’opéra par une troupe de danseurs contemporains et le remplacement des pas de danse originaux par du krump ? Bref, comment l’énergie de cette danse urbaine métamorphose-t-elle le spectacle de cour ?
Choc et harmonie : poétique de l’envoûtement
Que produit la rencontre de ces univers apparemment inconciliables ? Avant tout un grand choc esthétique. Le court-métrage, dynamisé par les danseurs de krump, se révèle en effet très puissant et très beau. La plupart des spectateurs (aussi bien amateurs d’art contemporain que néophytes[5]) témoigne ainsi d’une véritable émotion esthétique ressentie face à ce spectacle. Car, contre toute attente, du choc se dégage une harmonie surprenante, une forme de grâce « miraculeuse », née du fait que la danse ultra-contemporaine se marie étonnamment bien avec cette musique surgie du passé.
Musique et gestes des danseurs concourent en effet à produire une énergie vitale communicative. La performance se révèle ainsi vibrante d’intensité, générant un sentiment de puissance collective et transmettant ce sentiment aux téléspectateurs. C’est que la danse prend aussi la forme d’un véritable rituel communautaire, manifeste dans le fait qu’un cercle, qui accueille les battles de danse, se constitue peu à peu parmi les danseurs. Celui-ci apparaît clairement lorsque la caméra, initialement à hauteur d’épaule et restituant la vision limitée d’un danseur parmi les autres, s’élève ensuite pour saisir l’ensemble des acteurs en plongée, dévoilant un groupe communiant dans la célébration de ses « héros ». L’effusion finale, fruit d’une savante gradation du son et des images, constitue ainsi une sorte de climax qui réussit à communiquer un frisson existentiel.
Mais cette démonstration impressionnante de puissance collective n’efface cependant pas un autre affect, moins solaire, précisément parce que tout ici est en clair-obscur : l’éclairage diffus, comme l’absence de décor elle-même – un vide sidéral semble entourer la scène : le hors-champ, hors du cercle des krumpers, est plongé dans une nuit absolue – accentue la nature inquiétante de la performance. En outre, la puissance qui se dégage de cette parade collective n’est pas sans lien avec la dimension sombrement tellurique de la performance, comme si cette puissance émanait de la terre elle-même, qui semble en effet résonner sous les pas des danseurs.
Si cette scène est en fait inquiétante, c’est qu’elle « déborde » littéralement d’énergie, et cela parce qu’elle recèle à l’évidence un trop-plein qui la rend explosive. De ce point de vue, il est remarquable que la scénographie originale de Rameau comportait un volcan sur lequel dansaient les Indiens. S’il a disparu du film de Cogitore[6], l’urgence et la vitalité du krump traduisent encore aujourd’hui la possibilité d’une explosion, d’une catastrophe toute proche, comme le suggère Cogitore lui-même dans ses commentaires sur le clip[7]. Or ce qui reste fondamentalement explosif dans cette danse à l’énergie folle n’est autre que la situation sociale de cette jeunesse, dont ces danseurs figurent ici les représentants, à savoir une population racisée issue des banlieues dites « difficiles ». L’explosion potentielle est alors à mettre en relation avec les craintes face à l’avenir incertain – peut-être sombre comme ce hors-cadre laissé dans la nuit, ce plateau vide et noir qui entoure les danseurs – de ces jeunes gens dans une société qui les cantonne à sa marge…
Cette danse fait donc signe vers une violence contenue mais toute proche et toujours possible. Elle rappelle que la guerre n’est pas loin : dans l’intrigue initiale, qui commence juste après la bataille qui a vu les colons européens triompher des Indiens, mais aussi dans le krump lui-même, émeute sublimée en danse, qui par sa « sauvagerie » atteste cependant que le feu couve encore sous la cendre. Cette énergie pourrait aussi bien se transformer à nouveau en révoltes urbaines, comme celles qu’ont connues certains quartiers de Los Angeles avant la naissance du krump… ou plus récemment les banlieues françaises en 2005.
La puissance des corps révélée par la danse se montre donc tout aussi inquiétante qu’esthétiquement impressionnante, frappant d’un signe ambigu cette danse survoltée, dont l’énergie rappelle d’ailleurs une danse de possession. Celle-ci entretient en effet au moins symboliquement des liens avec ce qui relève des performances magiques et paraît proche à ce titre d’une séance de sorcellerie : il semble bien que les danseurs, par leurs gestes qui se suspendent avant de toucher, leurs coups qui s’arrêtent avant de porter, instaurent une communication propitiatoire avec l’invisible, convoquent une force supérieure qui anime et scelle le groupe[8]. Ce qui est alors produit est bien un « enchantement noir » (selon les termes de Joseph Tonda[9]) au triple sens où les danseurs sont – bien sûr – principalement des personnes noires, au sens aussi où leur danse serait de nature guerrière et « maléfique », et enfin au sens où cette performance opère une capture du spectateur, charmé, séduit par le spectacle, mais en même temps pétrifié par celui-ci.
La réalisation de Cogitore accentue à dessein cet envoûtement par la puissance décuplée des images cinématographiques, travaillées au montage de façon à souligner les rythmes impulsés par les percussions[10]. Alors que le cadrage renforce l’effet de proximité et d’implication du spectateur, la découpe des plans concourt à l’électrisation de la mise en scène, imitant en cela l’editingpropre aux clips contemporains et en particulier ceux associés aux musiques rap. La technique cinématographique appuie et renforce ainsi le rythme syncopé du krump, reflet de la sensibilité de ces jeunes existences traversées par des flux d’énergie qu’elles ne savent comment employer. Les spectateurs eux-mêmes en sont électrisés, envoûtés par ce flux d’images puissantes et d’images de puissance, aspirés par le vertige de la danse mais aussi par celui de se savoir en train de danser sur un volcan…
L’obscène postcolonial
au rythme de ses éblouissements
Plusieurs questions pourtant cruciales restent cependant en suspens. D’abord, d’où vient cette électricité dont les danseurs paraissent chargés ? Ensuite, pourquoi le film produit-il un tel effet de sidération ? Enfin, en quoi serait-ce, après tout, problématique ? Car ne peut-on y voir, tout simplement, la marque d’un certain sublime ?
Le problème est que la puissance brute, inassimilable des corps, ainsi placée sous les yeux est littéralement ob-scène (étymologiquement : « au-devant de la scène », soit « trop près des yeux »). Comme « obscénité », au sens où ces images ont le pouvoir de capturer le regard, le spectacle exerce une séduction, une fascination, et aussi une pétrification de l’esprit du spectateur : se produit un court-circuit de l’entendement qui rend impossible toute prise de distance par rapport à ce qu’il voit et empêche toute réflexion qui pourrait s’interposer entre lui et la scène. C’est pourquoi la capture est en définitive autant celle du regard que celle du sens, empêché de se construire. La puissance physique des corps « impressionne » totalement la rétine et rend ici impossible l’intellectualisation de la scène.
Le clip organise en effet le flux d’énergie des danseurs selon une quasi pornographie des affects : il contraint le spectateur à regarder et ressentir la communication d’une excitation/irritation qui mène en toute logique vers un climax (d’images, de sensations, d’émotions…). Soit toute une érotique, ici certes peu sexualisée, mais reposant plus largement sur une exacerbation de la perception des sens contre le sens, sans doute plus proche à ce titre de la montée du « flash » que connaissent les usagers de drogues dures, flashici en noir et blanc, sur le mode épileptique[11]. Le film s’organise ainsi selon une montée de la tension sensorielle qui tend vers une saturation orgiaque, orgasmique.
Comment comprendre la production d’un tel effet ? Les analyses du socio-anthropologue gabonais Joseph Tonda, et en particulier son concept d’éblouissement, se révèlent sur ce point fort utiles. Car les hypothèses qu’il avance placent justement en leur centre un certain mode pulsionnel d’exposition contemporaine des corps noirs, en lien avec le triomphe de ce qu’il nomme l’« impérialisme postcolonial ». Il définit celui-ci comme suit :
l’impérialisme postcolonial est cette forme de colonialisme généralisé des images [de corps noirs présentés notamment comme violents, sauvages ou hypersexués], c’est-à-dire des fantasmes qui parlent, qui commandent, qui possèdent, obsèdent, oppriment, oppressent et hantent les imaginaires et les corps[12].
Tonda perçoit sous l’apparence d’un colonialisme généralement pensé comme unilatéral, un second mouvement, plus souterrain, plus obscur, de colonisation des imaginaires, envahis en « retour » par des figures fantomatiques et obsessionnelles. Comme si « quelque chose »[13] qui s’appellerait le « Noir » (corps, force, être) avait, en régime postcolonial, c’est-à-dire au cœur de nos sociétés contemporaines capitalistes[14], souterrainement colonisé et pris possession des psychés des Blancs comme des Noirs. Or la caractéristique principale de cette puissance « noire » est qu’elle existe sur le mode de l’intensité : elle est mise en œuvre et représentée comme pure excitation (sensorielle, libidinale, sexuelle[15]).
Cette force « noire » (celle de corps noirs mais aussi de corps pensés comme « diaboliques », chargés d’une puissance maléfique, comme dans l’expression « magie noire ») se définit précisément en ce sens par opposition à la force associée aux « Lumières » – blanches –, ces esprits rationnels qui triomphent en Europe à l’époque de Rameau et dont celui-ci comme sa création participent à leur manière. La force noire prend naissance à la fois comme réaction à, et comme accompagnement de cette période de rayonnement du monde blanc occidental au XVIIIe siècle. Car celui-ci s’est en effet construit sur une part d’ombre longtemps occultée, l’esclavage : la puissance de la pensée « blanche » s’est édifiée, tant psychologiquement que très concrètement, sur la révélation concomitante de la puissance physique exploitée du corps noir. C’est le retour de flamme de cette puissance que manifeste à son tour l’éblouissement par la force noire.
Reprenons. Colonial est évidemment l’opéra de Rameau (au moins dans le tableau qui nous occupe), puisqu’il met en scène des « Indiens » d’Amérique aux prises avec les colonisateurs français et espagnols qui viennent de les soumettre dans une guerre de conquête. Postcoloniale est cette fois l’œuvre de Cogitore, puisque la colonisation est désormais à la fois terminée – les peuples anciennement colonisés étant pour la plupart, quand ils n’ont pas été purement et simplement décimés comme les Amérindiens, redevenus en théorie politiquement indépendants – et achevée – accomplie – dans le sens où elle a produit un monde « commun » où ex-colons et ex-colonisés, Blancs comme Noirs ou même (peaux) « rouges », sont, selon Tonda, en proie à une même « violence de l’imaginaire » :
qui s’exerce aussi bien sur les riches que sur les pauvres, sur les Noirs que sur les Blancs […], par des individus ou des groupes sur les autres ou sur eux-mêmes sous le commandement des forces de l’inconscient qui s’incarnent dans des images-écrans […] sur le même registre des apparitions divines ou diaboliques, des génies ou des puissances de la sorcellerie et du fétichisme[16].
Tonda suppose ainsi une véritable coopération – ou complicité – inconsciente et perverse des Noirs et des Blancs pour produire une colonisation de l’imaginaire commun par des images qui figent et essentialisent l’ex-colonisé en pur spectacle sans autre valeur que son caractère spectaculaire. De fait, ces images présentent des corps-fétiches bruts, sexués, violents qui sont de couleur noire[17].
Après ce détour « éclairant », nous pouvons revenir aux questions qui nous occupent ici plus particulièrement, et notamment : qui sont alors les « nouveaux sauvages » que la reprise-adaptation de la scène de Rameau par Cogitore met aujourd’hui en scène ? Ce ne sont plus, comme au XVIIIe siècle, ces hommes « des bois » (le mot « sauvage » – silvaticus en latin – est issu de silva, la forêt) que sont des Indiens à qui est associé tout ce qu’il peut y avoir de primitif et d’animal dans ce lieu dangereux et « magique » qu’est jusqu’à l’époque moderne en Occident la forêt. Mais il s’agit bien des héritiers postcoloniaux de ceux-ci, en vertu de la transposition de cette « forêt sauvage » dans le monde urbain moderne : à savoir la lisière « non civilisée » de la grande ville, la banlieue, souvent associée dans l’imaginaire collectif contemporain à des « zones de non-droit » ou à des « territoires perdus de la République ».
Ce sont en effet pour l’essentiel des corps noirs de jeunes issus de la banlieue qui sont les protagonistes de l’œuvre de Cogitore. Qu’ils soient, pour certains, blancs ou métis[18], ne change rien à l’affaire, puisque leur provenance est authentifiée par des codes qui les identifient clairement comme tels (gestes, vêtements et notamment sweat-shirts à capuche, attitudes, démarche). On voit bien alors – ce qui tend à accréditer la thèse de Tonda – que la couleur noire n’est qu’accessoirement mélanique ici, mais dépasse en réalité la simple identification ethnique par la couleur de peau en bloquant celle-ci dans une évaluation sociale, spatiale et morale pré-rationnelle : « noir » au sens de marginal, occulte, hostile, mauvais.
Ces corps sont donc dé-sémantisés, c’est-à-dire sortis d’une logique de construction rationnelle du sens, pour exister au contraire uniquement comme signes-sans-sens, corps qui bloquent le sens, privés de tout développement narratif et de toute sémantisation possible : des fétiches. Ainsi ces corps sont offerts aux regards comme « corps » uniquement, c’est-à-dire présentés dans leur irrationalité impénétrable, soit comme marchandise-spectacle. Ils fonctionnent comme des écrans, rendant impossible de voir au-delà, de voir autre chose que l’image qui s’imprime sur eux[19]. C’est pourquoi ils sont la source d’une puissance d’un étrange éclat, radicalement incompréhensible aux spectateurs, condamnés à être éblouis par eux. C’est ainsi qu’à défaut de pouvoir faire sens par eux-mêmes, ces corps sont en réalité versés directement dans le système planétaire de circulation des images-pulsions capitalistes, réduits à émettre des pulsations éblouissantes pour les autres[20], soit à activer chez eux des pulsions pré-rationnelles – des fantasmes – qui se sont emparées du corps noir.
Le spectacle de Cogitore produit ainsi un parfait écho, trois cents ans plus tard, mais un écho « noir » (autrement dit en quelque sorte inversé, comme sur un négatif photographique) de la scénographie « illuministe » et coloniale de Rameau : il déploie des images « sub-libidinales » (subliminales et libidinales) qui relèvent de l’activation d’une pulsion scopique en vertu de quoi les regards sont capturés par des images ayant pour but de produire non pas du « vu » mais de l’excitation. Ce que renforcent ici le cinéma et les moyens multimédia par leurs procédés d’accentuation de l’effet visuel, c’est la circulation continue, immédiate, planétaire et déjà formatée de fantasmes[21].
Derrière le propos galant de l’œuvre originale, soit ces intrigues amoureuses que goûtaient fort les cours européennes de l’époque (où se déployait déjà une érotique que l’on dirait aujourd’hui soft, construite sur une forme de « reconnaissance » – retour des mêmes intrigues amoureuses – et d’altérité – l’exotisation des protagonistes), se jouait une scène « orientaliste » (au sens défini par Edward Saïd) qui conduisait à présenter de manière excitante et séduisante « l’Autre », c’est-à-dire, au XVIIIe siècle, les Turcs, les Incas, les Persans, les Indiens d’Amérique, dans l’ordre d’apparition des cinq tableaux successifs de l’opéra de Rameau… Après ce spectacle colonial initial (colonial aussi parce que la différence des « Autres » est déjà dissoute dans une intrigue amoureuse qui est une représentation très européenne des rapports galants), Cogitore fait donc basculer le spectacle dans l’économie postcoloniale puisque le clip reconduit et accentue cette image de l’Autre, grâce, désormais, à cette danse « sauvage », violente et mystérieuse qu’est le krump. La principale différence est qu’en 2017, le noir est devenu la couleur de l’Autre, celle des nouveaux « Indiens », c’est-à-dire des sauvages non domestiqués (éventuellement fanatisés et radicalisés par des religions « primitives » et sanguinaires) qui, dans l’imaginaire contemporain, peuplent l’ailleurs en forme de no man’s land des centres urbains développés…
Ce sont bien en définitive ces jeunes supposés violents par nature[22], habitant les banlieues des grandes villes occidentales où résident les populations marginalisées, racialisées et diabolisées, que cette danse « barbare » (parce qu’elle n’articule pas un langage chorégraphique que l’on pourrait « comprendre », car il échappe au langage corporel policé occidental) donne à voir[23]. Et c’est cela, précisément, que permet de nommer le terme « éblouissement » : une paralysie de la capacité à symboliser les signes, de les insérer dans des chaînes causales et, en définitive, de leur faire faire sens dans un langage commun avec « nous », sans les repousser dans un « Eux » avec lequel aucun rapport ne serait possible, une altérité radicale en vertu de laquelle il m’est impossible de communiquer, parce que nous n’avons justement « rien de commun ».
Sur quoi se construit cette exclusion radicale, puisqu’elle est bien évidemment construite (et non un donné naturel) ? Elle est basée sur la mise en place du blocage de la production de sens et de l’interprétation, l’impossibilité à faire récit à partir des signes disposés. Ces corps noirs sont en effet pris dans un scénario qui les maintient dans l’état de signes sans sens, réduits à produire l’instantané cinématographique de leur impossibilité à faire récit : ils sont condamnés à faire image. Ils servent simplement alors de matériau brut dans l’œuvre dans laquelle on les fait jouer, « prêtent » leur image sans pouvoir exprimer aucune autonomie, aucun propos propre. Or privés de récit, ces corps sont ainsi condamnés à rejouer sans cesse la partition d’une tension destinée à s’accumuler sans fin, sans possibilité d’épanchement[24]. La non–narrativité de leur danse referme leurs gestes sur une pure intensité, condamnée à augmenter, augmenter et éventuellement exploser, dans le scénario d’un « autre », le réalisateur, et plus globalement la « société des éblouissements », ce régime mondialisé de circulation des images spectaculaires dont Cogitore se fait le complice sans doute bien involontaire, grisé et aveuglé lui-même par le spectacle éblouissant qu’il met en scène.
***
Avec Les Indes galantes version 2017, est-on véritablement sorti du spectacle de cour, où des privilégiés regardent ébahis et émerveillés se trémousser à bonne distance, c’est-à-dire hors de tout danger, des moins favorisés ? Est-on vraiment sorti du spectacle colonial qui expose la primitivité et la brutalité des sauvages non-blancs ? Est-on de façon certaine au-delà d’une érotique qui fonctionne sur le frisson facile d’une altérité de pacotille dans laquelle je peux regarder chez d’autres mon désir de primitivité ? Ou celui-ci a-t-il été au contraire simplement systématisé, industrialisé – produit formaté par le capitalisme contemporain des images –, radicalisé dans une pornographie qui a envahi aujourd’hui le monde de l’art ?
Plus concrètement, le court-métrage participe-t-il à la promotion – autre qu’économique – du krump et de ceux qui nourrissent cette danse et se sentent nourris par elle ? Par-delà la visibilité qui leur est ainsi donnée, est-on certain qu’ils acquièrent aussi une forme de reconnaissance artistique ? Autrement dit : sont-ils sujets ou objets dans ce film ? Valorisés ou dévalorisés par cette mise en scène ? C’est parce que ce spectacle, malgré sa beauté profonde et les bonnes intentions du réalisateur ne parvient pas à sortir des ambivalences, mais au contraire les cultive, qu’il devient légitime de se poser toutes ces questions à son sujet.
Car quel est au fond l’apport proprement cinématographique du film à la danse ? Il apparaît finalement assez maigre, en dehors de la débauche technique qu’il déploie pour se mettre au service du renforcement de l’effet épileptique des images. En revanche, le clip participe assurément de « la société des éblouissements » de Tonda, de « l’ivresse optique qu’elle engendre et des concrétions inconscientes qu’elle véhicule à l’échelle mondiale »[25]. Ainsi les cultures « opposées » mises en présence se rencontrent-elles vraiment ? Dans le choc – ou le clash –, elles se superposent, mais se partagent-elles ? Notre opinion est qu’elles ne se mélangent pas.
Si le film opère la promotion spectaculaire du krump (qui entre un peu plus dans la sphère médiatique commune), il contribue surtout à la diffusion d’images ambiguës des corps noirs dans la culture contemporaine, en lien avec une certaine circulation mondialisée d’images pulsionnelles débridées où s’observe le relâchement des instincts et le retour des fantasmes.
Ce texte constitue une version revue et corrigée
d’un article initialement paru sur le site du CCC
– Communauté des Chercheurs sur la Communauté –
sous le titre « Représenter la horde primitive.
Sur l’éblouissement problématique
d’un clip de Cl. Cogitore (Les Indes galantes, version Krump) ».
Notes
[1] C’est déjà la question que se pose Marine Roussillon dans son article : « Sauvages ? Sur une version krump des Indes galantes de Rameau » publié sur son carnet de recherche « Politiques du Grand-siècle », 9 mars 2019.
[2] Voir, par exemple, la mise en scène de cette même partie de l’opéra par William Christie et les Arts florissants : https://youtu.be/txg6afqdwBw.
[3] Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, trad. Pierre Kamnitzer, Paris, Presses Pocket, coll. Agora, 1989.
[4] Voir par exemple le documentaire Let’s dance d’Olivier Lemaire et Florence Platarets, 2014, diffusé sur Arte.
[5] Cette impression est le fruit de ce que nous avons pu observer aux Rencontres de la photographie d’Arles en 2018, puis lors des discussions informelles que nous avons eues autour de cette vidéo.
[6] Le volcan, en revanche, est bien présent dans le spectacle de 2019.
[7] Voir l’intéressante interview qu’il donne à propos de son film sur la chaîne YouTube du site de l’Opéra de Paris, 22 sept. 2017.
[8] Voir sur ce point notre analyse de la danse d’Israel Galván, prélude de Nous ? L’aspiration à la Communauté et les arts, Versailles, RKI Press, 2016, accessible aussi en ligne sur le site Rhuthmos : « Un fou ? ou comment les artistes connectent encore (parfois) les hommes », 2 mai 2015.
[9] Voir Joseph Tonda, L’Impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015.
[10] La partition a d’ailleurs été elle-même réinterprétée dans ce sens (voir l’interview vidéo de Cogitore déjà citée).
[11] C’est le cas de beaucoup de clips accompagnant les musiques aujourd’hui. Exemplaire de cette tendance est par exemple le clip du chanteur de rap Eminem, « Lose yourself », avec lequel le clip de Cogitore partage nombre de points communs.
[12] Joseph Tonda, L’Impérialisme postcolonial, op. cit., p. 69 (nous soulignons).
[13] Tonda reste imprécis sur ce point, c’est la faiblesse de ses analyses. Nous le reformulons donc quant à nous sur le mode du « ça » freudien, ce qui ne nous paraît pas trahir les intuitions du sociologue.
[14] Cette colonisation est en lien avec le capitalisme car ce mouvement est inséparable du mode économique de production et de circulation de la valeur dans les sociétés néolibérales contemporaines.
[15] Voir plus directement les analyses de Tonda dans son livre qui s’appliquent, selon une variété de situations – qu’il faudrait naturellement questionner –, aussi bien à l’effet produit par la rencontre subite avec un chef de guerre tout-puissant, qu’à une lecture des clips de la chanteuse Nicki Minaj ou à l’affaire DSK-Nafissatou Diallo.
[16] Ibid., p. 12 (nous soulignons).
[17] Voir « Joseph Tonda : ‘‘Les images de la colonisation ont colonisé nos inconscients’’ », Libération, 27 juillet 2016. À la question « comment les Noirs sont-ils vus par les Blancs ? », Tonda apporte la réponse suivante : « Les Blancs voient d’abord un corps. Inconsciemment ils refusent de voir un esprit ou une intelligence. Un Noir est d’abord une force brute. Je caricature un peu mais cela donne l’idée de l’appréhension de l’autre. » C’est nous qui soulignons. La polémique qui a entouré l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard et alii, Sexe, race et colonie (La Découverte, 2018) est par ailleurs symptomatique du fait que le livre peut lui aussi être analysé en termes d’éblouissement. Lire, par exemple, la critique de Seloua Luste Boulbina, « N’enfonçons pas nos yeux dans la bouche de l’autre », Les Blogs de Mediapart, 8 oct. 2018.
[18] Quelle que soit la pertinence – pragmatique mais douteuse – de ces étiquettes et qualifications, on voit ici que le « jeune de banlieue », par ses attributs (vêtements, parlure, attitudes), même blanc de peau, est associé au « noir ».
[19] Cela constitue une forme de déshumanisation, si l’on considère que ce qui définit l’humanité est la possibilité d’échapper aux assignations pour se réinventer et évoluer, notamment dans une perspective morale.
[20] De pures « machines à machin » dans le vocabulaire de Beckett, Comédie dans Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1966.
[21] Formatée en temps (celui de l’attention), en couleurs (les plus chaudes), en rythmes (les plus saccadés) : on le voit, toute une érotique de l’attention se déploie ici. Ce qui règle cette exposition des corps n’est en dernier ressort rien d’autre qu’une économie libidinale de scènes masturbatoires semblable à celle de la production pornographique contemporaine elle-même, à laquelle emprunte clairement, depuis quelques décennies déjà, le monde de l’art comme celui de la mode et de la publicité, à travers les tendances du « porno-chic » ou à l’inverse du trash.
[22] Toute causalité est supprimée du scénario : rien n’est dit sur les conditions sociales qui produisent cette violence ou l’empêchent de s’exprimer par ailleurs, comme si le krump était coupé de la violence policière qui lui donne initialement naissance.
[23] Il est symptomatique que les banlieues françaises qui fournissent les « sauvages modernes » (Bintou Dembélé, une des chorégraphes du clip, reprend à son compte, même si c’est avec ironie, le terme de « sauvageons » pour parler des jeunes de banlieue dans son commentaire vidéo sur sa pièce Z. H.) soient rejoints par d’autres sauvages « noirs », les membres des black blocs (jeune anticapitalistes cagoulés qui se font remarquer par leurs actions violentes en marge des manifestations et que le pouvoir qualifie plus simplement de « casseurs »).
[24] L’absence de déroulement narratif entraîne de fait la focalisation sur des seuls corps surexposés.
[25] Communication (non publiée) de Ninon Chavoz et Xavier Garnier à propos du livre de Joseph Tonda, présentée au séminaire « Penser d’ailleurs », à Paris 3, en 2018. Voir la présentation de cette séance sur le carnet de recherche du collectif « Penser d’ailleurs ».
L’auteur
Rémi Astruc est professeur de littératures francophones et comparées à CY Cergy Paris Université, chercheur au sein de l’UMR Héritages : Culture/s, Patrimoine/s, Création/s, actuellement en délégation CNRS auprès du laboratoire THALIM (Sorbonne-Nouvelle). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le grotesque (notamment Le Renouveau du grotesque, Classiques Garnier, 2010) et sur la communauté (notamment Nous ? L’aspiration à la Communauté et les arts, postface de Jean-Luc Nancy, RKI Press, 2016).
Pour citer ce document
Rémi Astruc, « Représenter la horde primitive. Retour sur le court-métrage de Clément Cogitore, Les Indes galantes », thaêtre [en ligne], Chantier #6 : Baroque is burning ! (coord. Marine Roussillon et Pénélope Dechaufour), mis en ligne le 7 janvier 2022.
URL : https://www.thaetre.com/2022/01/07/representer-la-horde-primitive/
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Représenter la horde primitive